vendredi 23 août 2019

La valeur du baiser, intrinsèque ou extrinsèque ?

Le 14 novembre 1882, dans Gil Blas, Guy de Maupassant publie Le Baiser. Ce texte retient ici mon attention pour fournir un exemple de redescription dégradante, donnée non par sagesse stoïcienne mais par prudence féminine.
Le récit se présente sous la forme d'une lettre écrite par une " vieille tante " à une jeune femme désespérée que son mari abandonne. La parente expérimentée y assure que pour garder les hommes, il faut maîtriser l'art du baiser. Mais le baiser n'a, dit-elle, qu'une valeur conventionnelle, relative au contexte, il faut donc savoir l'utiliser en tenant compte de toutes les circonstances (dans Les mots d'amour, publié aussi dans Gil Blas mais plus tôt dans l'annnée 1882, l'écrivain avait déjà présenté le cas d'une maîtresse qui, ne sachant pas quand se taire et quand parler dans l'amour, faisait un usage tout à fait inopportun et malheureux des mots tendres.). Pour justifier l'idée que le baiser n'a pas de valeur intrinsèque, la vieille parente écrit :
" (...) Je vais m'appuyer sur un exemple.
Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avons toutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, qui nous fait tressaillir jusqu'au coeur. Après avoir décrit l'attente de l'amoureux dans une chambre fermée, par un soir d'hiver, ses inquiétudes, ses impatiences nerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il raconte l'arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée, essouflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s'écrie :
Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !
N'est-ce point là un vers d'un sentiment exquis, d'une observation délicate et charmante, d'une parfaite vérité ? Toutes celles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion a jetées dans les bras d'un homme, les connaissent bien ces délicieux premiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leur souvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que des circonstances, du retard, de l'attente anxieuse ; en vérité, au point de vue purement, ou , si tu préfères, impurement sensuel, ils sont détestables.
Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite, la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des goutelettes d'eau brillent dans les mailles de dentelle noire. L'amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte qu'à la teinture de cette dentelle trempée d'haleine froide.
Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :
Oh ! les premiers baisers à travers la voilette ! (Contes et nouvelles, tome 1, 1967, Albin Michel, pp. 608-609)
Bien sûr on pense à la réduction de l'acte sexuel opérée par Marc-Aurèle en vue de dépassionner l'apprenti stoïcien :
" un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagnée d'un spasme." (Pensées, VI, 13, traduction par Bréhier, Les Stoïciens, La Pléiade, p. 1180)
Dans Le système stoïcien et l'idée de temps, Victor Goldschmidt identifie le procédé à l'oeuvre dans cette redescription comme une " méthode qui détruit l'apparence amplifiante des choses et nous rend l'autonomie." (note 5, p. 195). On voit vite que la fin visée par la vieille tante est certes un gain d'autonomie de la jeune femme mais en vue d'un renforcement de l'hétéronomie du mari. La jeune femme ne doit pas plus devenir sage qu'elle ne doit contribuer à la sagesse de son mari. Elle doit juste gagner en efficacité au niveau de la technique d'ensorcellement, pour reprendre un des termes choisis par Bréhier dans sa traduction de la pensée en question. On notera aussi que le récit de Maupassant n'enlève pas de la réalité à la valeur conventionnelle du baiser : il est réellement délicieux dans un contexte déterminé, d'où la " parfaite vérité " du vers de Sully-Prudhomme. Il ne s'agit donc pas de " dénuder " les choses, ni de " bien voir leur vulgarité ", ni de " leur enlever tous les détails dont elles se parent ", pour reprendre encore des expressions de Marc-Aurèle mais juste d'aider la jeune femme à faire un usage prudent des parures et pour cela il faut lui apprendre que la parure est une réalité relative et non absolue, comme elle le croit naïvement.
À la différence de Marc-Aurèle qui démystifie en vue de libérer absolument, la parente avisée de Maupassant démystifie pour renverser une domination par l'usage rationnel - par le dominé - de ce qui apparaît - au dominant - (ce qui permet de comprendre pourquoi l'analyse, quasi chimique, du baiser réel est faite du point de vue du dominant et non de la dominée).

jeudi 22 août 2019

Greguería n° 124

" Observo que hay muchos y muchas que se toman el helado como si estuviesen cometiendo una infidelidad."
" Je remarque qu'il y en a beaucoup, hommes et femmes, qui mangent leur glace comme s'ils étaient en train de commettre une infidélité."

mercredi 21 août 2019

Greguería n° 123

" Hay una taza entre las tazas que será en la que pediremos la última tisana."
" Il y a une tasse parmi les tasses qui sera celle dans laquelle nous demanderons la dernière tisane."

mardi 20 août 2019

Greguería n° 122

"Las compañías de ferrocarriles subvencionan la conservación del hotelito que les parece a los viajeros al pasar la casa de la felicidad"
" Les compagnies ferroviaires subventionnent l’entretien du petit hôtel qui apparaît aux voyageurs qui passent comme la maison du bonheur."

lundi 19 août 2019

Greguería n° 121

"No debe uno morirse después de poner el despertador en hora de llamada, porque seriá morir sin epílogo."
" On ne doit pas mourir après avoir mis son réveil à sonner parce que ça serait mourir sans épilogue."

Commentaires

1. Le lundi 19 août 2019, 14:59 par gerardgrig
On sait quand on doit mourir. L'humoriste Maurice Biraud, qui fut un inoubliable Salavin, s'arrêta à un feu rouge. Quand le feu passa au vert, il était mort. Et en général, on choisit de mourir en fin de semaine. On s'en va sur la pointe des pieds. Dans cette gregueria, Ramón manie l'humour noir. Et il confirme que tout est littérature, et que la vie est un roman qui a un épilogue.
2. Le mardi 27 août 2019, 21:37 par Philalèthe
La sonnerie du réveil peut être vue comme le substitut ridicule de l'extrême-onction.

dimanche 18 août 2019

Greguería n° 120

" Las enredaderas crecen y crecen, pero a costa de los dueños de la casa que se van quedando exhaustos."
" Les plantes grimpantes n'arrêtent pas de croître, mais aux dépens des propriétaires de la maison qui, eux, finissent épuisés."

samedi 17 août 2019

Greguería n° 119

" En suma lo que vale es el soma."
" En somme ce qui compte est le soma."
Je préfère de nouveau cette greguería à celle qu'elle remplace (" Las novias que hacen un chaleco de punto al novio siempre le hacen con las mangas largas como chaleco de fuerza." " Les fiancées qui font un gilet au tricot pour le fiancé le font toujours avec des manches aussi longues que celles d'une camisole de force.")

Commentaires

1. Le samedi 17 août 2019, 22:06 par gerardgrig
Ramón fait de la biologie, mais que veut-il dire ? Est-il dans la vulgarisation scientifique, avec un jeu de mots, ou "flaubertise"-t-il, en écrivant un dictionnaire des idées reçues à partir de la culture des demi-savants ou des rentiers qui se piquent de science ? Avec Ramón, on a le problème d'être devant ceux qui font rire. On rit tout le temps, même quand ils sont sérieux. C'est sans doute ce qui explique la gregueria du microbe du rire.
La gregueria féroce du pull-camisole évoque plutôt l'enfer conjugal, ou la misogynie. Mais le cadeau reçu du pull horrible révèle aussi les qualités humaines de celui qui l'accepte, et même qui le porte, pour ne pas vexer ses proches ou ses amis.
2. Le mardi 27 août 2019, 21:12 par Philalèthe
J'ai aimé cette greguería parce qu'en fin de compte, au moins d'un point de vue matérialiste, elle dit une vérité aimablement, avec un jeu de mots. Pour la voir comme ça, il ne faut pas certes être trop regardant sur le sens de soma, je l'ai vu comme voulant dire simplement le corps. C'est donc l'inverse de la formule du Gorgias (493a) : le corps n'est pas le tombeau, il est ce qui compte.
Quant au microbe du rire dans la greguería nº 81, il rend compte en effet des rires inopportuns, déplacés. Mais dans le cas du jeu de mots sur soma, n'est-ce pas plutôt d'un rire assumé, responsable, sain que nous rions ? Doit-on nous guérir si nous rions de cette greguería ? Je ne crois pas.
En ce qui concerne les fiancées, elles sont maladroites mais les potentiellement violents, ce sont les fiancés. Sans le vouloir, elles font quelque chose d'utile pour le futur. C'est la ruse de la raison au niveau du tricot. En Espagne comme en France on a encore besoin de ces pulls.

vendredi 16 août 2019

Greguería n° 118

" Las manos de los verdaderos amantes son reflejo la una de la otra como narcisos que se encuentran."
" Les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, telles des narcisses qui se sont rencontré(e)s."
C'est en 1962, un an avant sa mort, que Ramón a inclus cette greguería dans la réédition de son ultime somme, Total de greguerías (Aguilar, Madrid), parue pour la première fois en 1955.
À mes yeux, il a eu raison d'effacer celle qu'elle remplace (" - ¿Pero, hombre, por qué se traga los huesos de las aceitunas? - Para fortificar el esqueleto. " " - Mais, bon sang, pourquoi avalez-vous les noyaux des olives ? - Pour me fortifier le squelette.")

Commentaires

1. Le vendredi 16 août 2019, 10:52 par gerardgrig
Avec la mémoire du charbon et les noyaux d'olive qui renforcent l'ossature, un peu comme il y a du fer dans les épinards, Ramón manie encore la science "populaire", naïve. C'est son côté bachelardien. Avec les mains des amants, on est plutôt dans l'eau de rose de la littérature sentimentale. Neanmoins, dans "La Psychanalyse du feu", Bachelard disait : " Allez au fond de l'inconscient ; retrouvez avec le poète, le rêve primitif et vous verrez clairement la vérité : elle est rouge la petite fleur bleue ! ".
2. Le vendredi 16 août 2019, 18:07 par gerardgrig
En réalité, Ramón était béni des dieux. Il était d'une époque où tout était possible et permis. C'était l'homme de la Belle Époque. En matière sentimentale, c'est dorénavant la fin de l'innocence. Comme le rappelait Umberto Eco, on ne peut plus faire de l'affectif que sur le mode de la postmodernité citationnelle. On serait obligé aujourd'hui d'écrire : "Comme dirait Barbara Cartland, les mains des vrais amants sont le reflet l'une de l'autre, etc.".
3. Le samedi 17 août 2019, 14:20 par Philalèthe
Le granum salis, c'est "telles des narcisses etc." 
N'y a-t-il pas aussi une naïveté post-moderne ?
Quant à la désillusion amoureuse, ne s'est-elle pas exprimée bien avant la post-modernité sous une forme subtile, euphémisée ou même avec une grande franchise ?
Quoi de plus crûment désillusionné par exemple que le livre IV du Natura rerum de Lucrèce ?
En tout cas, ce n'est pas parce que j'interprète des textes qu'il faut en conclure que selon moi, le textuel avec l'intertextuel constitue la réalité. Je me méfie d'un tel idéalisme linguistique....
4. Le samedi 17 août 2019, 21:36 par gerardgrig
Il est vrai que l'analyse d'Eco vise seulement le "je vous adore" dit à une femme, auquel il faut ajouter l'excuse de faire du Barbara Cartland, pour ne pas être dans le registre du foutage de gueule. Mais ce faisant, Eco oublie qu'on ne va peut-être pas arranger son affaire. L'analogie alambiquée avec les narcisses, à partir du poncif des vieux amants qui finissent par se ressembler, évoque plutôt la préciosité gongoriste. À la fin d'une vie, les masques tombent. Le monde est ce qu'il est, et je suis ce que je suis. Ramón fait de l'espagnolisme tautologique avant de nous quitter.
5. Le mardi 27 août 2019, 21:31 par Philalèthe
Oh, les femmes dont vous parlez me paraissent appartenir à un tout petit milieu, sociologiquement parlant. Quant aux narcisses, l'espagnol utilise le masculin autant pour la narcisse que pour le narcisse, et j'ai pensé en fait au narcissisme mais c'est vrai que j'ai traduit par un féminin. Je vais modifier la traduction du coup, pour laisser ouvertes les deux possibilités.

jeudi 15 août 2019

Greguería n° 117

"Indigna tener en el ojo la esclerótica, pero eso va compensado porque también tenemos el iris."
" C'est indigne d'avoir dans l'oeil la sclérotique mais c'est compensé par le fait que nous avons aussi l'iris."
Rappel : " Dans l'orient obscur, dépliant un arc immense, l'iris brille au soleil couchant." (Chateaubriand, Mélanges littéraires, 1826, p. 86)

mercredi 14 août 2019

Greguería n° 116

"Las estrellas están tan deslumbradas por su luz que no pueden verse unas a otras."
" Les étoiles sont tellement éblouies par leur propre lumière qu'elles ne peuvent pas se voir les unes les autres."