vendredi 27 mai 2005

Solon / Pisistrate (2)

« Ayant pressenti les ambitions personnelles de Pisistrate – son parent à ce que dit Sosicrate -, il lui fit obstacle. Ayant bondi en effet dans l’assemblée avec une lance et un bouclier, il annonça à l’avance aux membres (de l’assemblée) l’ambition de Pisistrate ; bien plus, (il déclara) qu’il était prêt à porter secours (aux Athéniens), en prononçant les mots suivants : « Citoyens d’Athènes, je suis plus avisé que certains, plus courageux que d’autres : plus avisé que ceux qui ne perçoivent pas la fourberie de Pisistrate, plus courageux que ceux qui sont au courant, mais qui se taisent parce qu’ils ont peur » (I, 49)
On imagine souvent le sage immobile, statique, déjà statufié. Solon, lui, est bondissant. Il a le tempo de l’action politique, il saute sur l’occasion. Et encore une fois, il est déguisé, en soldat de la liberté désormais. La fonction de l’accoutrement est d’attirer l’attention sur des mises en garde. Solon est sage de savoir que le discours doit parler à l’imagination. Encore Montaigne :
« Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son latin ; qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. » (Essais Livre III chap.VIII)
La morale de l’histoire, c’est que même les sages ne sont pas assez sages pour assagir les fous ! D’où les ustensiles : l’Aristote de Solon, c’est sa lance et son bouclier. Les armes de la raison n’emportent pas à elles seules la conviction ! En passant, dans son appel à la résistance, Solon fait l’inventaire des comportements civiques possibles face à l’abus de pouvoir : a)le courageux avisé qu’il incarne b)le lâche avisé c)le courageux ignorant d)le lâche ignorant La résistance face au pouvoir ou la rencontre rare de deux vertus. La réaction des accusés est classique :
« Et le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou. » (ibid.)
C’est le mauvais délire, celui des hallucinés. Rien à voir avec les incompréhensibles anticipations des hyper-lucides. Solon, qui ne fait plus le fou, est accusé de l’être ; quand il le faisait, il était pris pour un sage ! Réponse :
« A cause de cela, il dit ce qui suit : Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens mon délire apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité s’avancera. » (ibid.)
La politique mise en vers : je pense aux comédies de Jacques Demy où des répliques chantées font irruption dans la vie quotidienne prosaïquement parlée. Mais chez Demy les phrases mises en musique restent triviales, alors que Solon qui versifie, c’est l’essence même du vrai poétiquement portée à l’oreille…
« Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient : De la nuée provient la force de la neige et de la grêle ; Et le tonnerre naît de l’éclair brillant. D’hommes puissants vient la perte d’une Cité ; mais c’est l’ignorance Qui plonge un peuple dans la servitude d’un souverain absolu. »
Solon ou le poète de la liberté. La dernière scène :
« Alors que déjà Pisistrate était au pouvoir, comme on ne le croyait pas, il déposa les armes devant le quartier général » (50)
Exhibition de la soumission, mise en scène ostentatoire de l’impuissance. Décidément ce second sage est le premier d’une lignée de philosophes-comédiens…

jeudi 26 mai 2005

Solon / Pisistrate (1)

Comment être aimé du peuple ? En le rendant glorieux, même au prix de la duperie. C’est la leçon de Solon, avant tout traité de philosophie politique :
« Par la suite le peuple était attaché et aurait volontiers consenti à l’avoir comme tyran. » (I, 49)
Mais la gloire de Solon, c’est de refuser d’exercer ce pouvoir personnel et dans le même mouvement de dénoncer l’ambition de Pisistrate. Pisistrate, le double négatif de Solon, celui qui prend ce qu’on lui offre. Celui qui fait aussi de la mauvaise comédie, celle qui asservit les spectateurs, au lieu de les élever. Ce que perce à jour le sage dans une lettre à Epiménide, autre sage :
« Sache en effet, mon ami, que cet homme a atteint la tyrannie de la façon la plus habile. Il commença par faire de la démagogie. Ensuite, après s’être infligé à lui-même des blessures et s’être présenté au tribunal d’Héliée, il dit, en poussant des cris, qu’il avait subi ces blessures sous les coups de ses ennemis. Et il demanda qu’on lui octroie comme gardes quatre cents jeunes gens. Les autres, sans m’avoir écouté, lui accordèrent les hommes (demandés). Ceux-ci étaient des porte-gourdin. Et après cela il demanda la dissolution de l’assemblée du peuple. » (66)
C’est peut-être une des manifestations de la sagesse de Solon d’avoir, bien avant Machiavel, décrit exactement la Realpolitik. Se présenter comme agressé pour attaquer, ce vieux tour n’est sans doute ici pas joué pour la première fois, mais imaginons en son honneur que Solon est, lui, le premier à le déjouer. Pourchassant la simulation en politique, Solon va condamner la simulation tout court. Avant les avertissements platoniciens mettant en garde contre les dangers des simulacres artistiques, Solon complète sa dénonciation de la tyrannie par la condamnation du théâtre :
« Il empêcha Thespis de faire représenter des tragédies, arguant que le mensonge n’est pas profitable. Lorsque par conséquent Pisistrate se blessa lui-même, il dit que c’est de là que venaient de tels comportements. » (59-60)
Comme si le spectacle des comédiens incitait à devenir soi-même comédien mais en dehors du lieu où il est requis de l’être. Solon le double, apologue de la transparente simplicité, met en vers son blâme des arrière-pensées :
« Surveillant tout un chacun, vois S’il n’y a aucune haine cachée sans son cœur, Alors qu’il parle avec un visage radieux, Et s’il n’a pas une langue au double langage Qui lui vient d’un esprit sombre. » (61)
Ce qui ne revient donc pas à condamner le double langage quand il vient d’un esprit clair…
« Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. » comme écrit Montaigne dans De la vanité (Essais Livre III chap.IX )

mercredi 25 mai 2005

Solon, auteur d'un vers de l'Iliade ?

Pour déterminer les Athéniens à conquérir Salamine, Solon ne joue pas simplement le rôle de l’illuminé ; il ne se contente pas non plus de les charmer poétiquement. Il va jusqu’à réécrire Homère, précisément ajouter un vers aux milliers de vers de l’Iliade , un seul vers mais fait de quelques mots décisifs: ils établissent un lien éternel entre Salamine et Athènes. Le voici le vers rusé d’abord dans la traduction qu’en donne Richard Goulet :
« De Salamine, Ajax amenait douze nefs – Qu’il a conduites là, près des troupes d’Athènes. » (I, 49)
Ce même subterfuge, je le retrouve mais entre parenthèses, élément repéré comme douteux, dans la traduction de l’Iliade due à Eugène Lasserre :
« Ajax, de Salamine, avait conduit douze vaisseaux (et les établit là où les Athéniens établissaient leurs phalanges) » (GF p.52)
Une note m’éclaire : l’accusation remonte à Strabon, célèbre géographe grec de la fin du premier siècle av. JC. Solon ou Pisistrate aurait, d’après lui, fabriqué ce « mythe fondateur ». Mais Lasserre ajoute que les Mégariens usaient du même procédé en remplaçant les vers cruciaux par ceux-ci :
« Ajax avait conduit les vaisseaux de Salamine, ainsi que de Polichnè, d’Aîgirousè, de Nisaiè et de Tripodon » « toutes villes mégariennes ! »
Solon aurait donc été le faussaire du camp athénien ; à voir ce sage trafiquer les Ecritures, je comprends mieux la méfiance platonicienne à l’égard d’un certain usage de la poésie et précisément d’Homère ! A dire vrai, Diogène Laërce rapporte le prétendu fait avec prudence :
« Certains disent qu’il aurait également inséré dans le Catalogue d’Homère… » (ibid.)
En revanche, il présente Solon profanant bel et bien les tombes à des fins politiques :
« Afin de ne pas avoir l’air de s’être emparé de Salamine seulement par la force, mais aussi en vertu du droit, il fit déterrer quelques tombes et montra que les morts étaient tournés vers l’Orient, conformément à la coutume funéraire à Athènes ; de plus, que les tombes elles-mêmes regardaient vers le Levant et que les noms gravés indiquaient les dèmes d’origine, pratique qui était propre aux Athéniens. » (ibid.)
Amusant : on en connaît d’autres qui, à l’imitation de Solon, ont cherché sur place des justifications a posteriori de leurs conquêtes mais eux, malgré leurs efforts désespérés, n’ont pas trouvé…(1) Je pense à Pascal :
« Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pensées, fragment 94, édition Le Guern)
On me dira que Solon a le droit pour lui puisque les Salaminiens ont les usages des Athéniens. Mais Plutarque, cité par Richard Goulet, confirme mon trouble : il assure que c’est à Mégare que les morts étaient orientés vers l’Est alors qu’à Salamine ils regardaient vers l’Ouest. C’est donc Mégare que Solon aurait dû entraîner ses compatriotes à conquérir…
(1)Ajout du 21-10-14 : allusion aux armes de destruction massive invoquées en 2003 pour justifier l'invasion américaine de l'Irak.

mardi 24 mai 2005

Solon en sorcier ou d'un usage raisonnable de la déraison.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

lundi 23 mai 2005

Les pleurs de Solon.

Epictète a écrit dans le Manuel :
« Ne dis jamais à propos d’une chose : « Je l’ai perdue », mais « Je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il a été rendu. » (11, trad. de Pierre Hadot)
Solon, lui, n’est pas stoïcien :
« Selon Dioscouride dans ses Mémorables, alors qu’il pleurait la mort de son fils – dont pour notre part nous n’avons rien appris (dans nos lectures)-, il répondit à celui qui lui disait : « Tu n’y peux rien » : « Voilà pourquoi je pleure : parce que je n’y puis rien » (I, 63)
Il était donc encore sage d’être ému par le destin. Celui-ci n’avait pas encore reçu la forme impeccable et magnifiée qui justifiera l’approbation joyeuse du stoïcisme. Car l’homme qui attire l’attention de Solon sur son impuissance n’est en rien stoïcien : il est seulement banalement résigné. Pour lui, ce qui arrive pèse simplement comme un fardeau. Le stoïcien aime ce qui a lieu comme on aime Dieu. Montaigne cite ce trait de Solon mais il le fait dans ce long chapitre XII du livre II des Essais où, en faisant l’Apologie de Raimond Sebond, il multiplie les arguments en faveur du scepticisme. C’est ainsi que les pleurs de Solon se réduisent à une illustration :
« Voilà comment la raison fournit d’apparences à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre (Montaigne reprend ici en la détournant de son sens une célèbre comparaison d’Epictète tirée du même Manuel : « Toute chose a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre par laquelle on ne peut pas la porter. ») On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et c’est pour cela, dict-il que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. » La femme de Socrates rengregeoit (aggravait) son deuil par telle circonstance : « O qu’injustement le font mourir ces meschans juges !- Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui repliqua il.(ce « il » anonyme manque de discernement : à la mise à la mort injuste, la célèbre épouse n’oppose pas une condamnation à mort juste mais la légitime absence de toute persécution) » (éd. de La Pléiade, p.566)
Solon et Xanthippe, deux versions antithétiques qui s’équilibrent : pleurer parce que c’est fatal, pleurer parce que cela aurait pu se passer autrement, deux attitudes qui conduisent Montaigne ici à penser que la raison, loin d’éclairer univoquement, est seulement en mesure de justifier tout, même des comportements contradictoires. Ce qui m’amuse ici, c’est de trouver Solon le sage sur le même plan que la mé(na)gère socratique, dont il semble que la seule vertu ait été d’exercer la patience de son mari ! Mais c’est cela le scepticisme : les arguments des mégères valent ceux des philosophes, sauf si ces derniers sont sceptiques, bien sûr.

dimanche 22 mai 2005

Portrait de sage en homme.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?

samedi 21 mai 2005

Thalès : des morts de spectateur.

Thalès est le premier d’une longue série de philosophes qui meurent plusieurs fois. Mais aucune de ses morts n’est glorieuse. La première le surprend alors qu’il assiste à une compétition sportive :
« Le sage donc mourut en regardant un concours gymnique – de chaleur, de soif et de faiblesse- alors qu’il était déjà âgé. » (I, 39)
C’est une mort ordinaire, une mort de vieil homme usé et pris par surprise. L’autre mort est plus attendue, c’est encore une fois la chute de celui qui ne regarde pas où il met les pieds. Je n’en trouve pas le récit dans la vie de Thalès mais dans une lettre apocryphe, adressée par Anaximène à Pythagore :
« Thalès, fils d’ Examyas, parvenu à la vieillesse, est mort, mais non de sa belle mort : de nuit, comme il en avait l’habitude, s’avançant hors de son logis accompagné de sa servante, il observait les astres ; et – bien sûr il ne s’en souvint pas –étant descendu, en les observant, jusqu’à l’escarpement, il tombe. » (II, 4, trad. de Michel Narcy)
A défaut d’être belle, cette mort en pleine nuit est lumineuse. On a beau vieillir : quand on est sage, on ne tire pas la leçon des chutes car on ne perd rien à perdre la vie. On gagne même, si j’en crois l’épigramme que Diogène Laërce consacre à Thalès :
« Un jour, alors qu’une fois encore, il regardait un concours gymnique, Tu enlevas au stade, Zeus-Soleil, Thalès, l’homme sage. J’approuve que tu l’aies rapproché de toi. Car il est vrai que le vieil homme ne pouvait plus voir les astres depuis la terre. » (I, 39)
Plutarque, avant Diogène, dans les Vies parallèles, raconte une étrange anecdote concernant le lieu où devait reposer son corps :
« Il avait ordonné qu’on l’enterrât à sa mort dans quelque endroit misérable et obscur du territoire des Milésiens, prédisant que ce serait un jour la grand-place de Milet. (Solon, 12)
Pour la première fois, Thalès a quelque chose du devin : Plutarque vient de parler du talent divinatoire d’Epiménide et il enchaîne sur le premier sage. Alors qu’Epiménide voit dans l’avenir la dévastation du port de Munichie, Thalès,lui, voit la transformation d’un lieu désert en agora. Mais ce qui m’étonne, c’est cet insolite aménagement de sa gloire future : choisir l’écart dans le but de finir au centre. Thalès organise les conditions de sa commémoration : la tombe ne retiendra pas le monde autour d’elle ; le monde s’installera autour de la tombe. J’ai un doute : la grande place est-elle construite à dessein autour du tombeau du sage ou bien l’extension de Milet entoure-t-elle accidentellement les restes du philosophe ? Thalès au centre : hasard ou finalité ?

vendredi 20 mai 2005

Thalès et le trépied.

Qu’est-ce qu’un trépied ? Le Petit Larousse donne une réponse univoque mais pauvre : « support ou siège à trois pieds ». Dans la Grèce Antique, c’est beaucoup plus : a)un meuble de la vie quotidienne (surmonté d’une coupe, il reçoit par exemple le vin destiné aux banquets) b)un présent offert aux vainqueurs des jeux c)un symbole d’Apollon (à Delphes, c’est, assise sur un trépied, que la Pythie, à travers laquelle parle le dieu, proclame ses oracles) En somme, le trépied n’est pas un vulgaire mobilier ; il faut le savoir pour comprendre l’histoire que raconte Diogène Laërce avec de multiples variantes : 1)variante a :
« On dit en effet que des jeunes Ioniens avaient acheté au marché la pêche de pêcheurs milésiens. Comme on avait retiré le trépied dans ce filet , il y avait une contestation à son sujet jusqu’à ce les Milésiens envoient une délégation à Delphes. Et le Dieu rendit (à travers les dires de la Pythie elle-même assise sur un trépied !) l’oracle suivant : Rejeton de Milet, tu interroges Phébus à propos d’un trépied ? Qui est par sa sagesse le premier de tous, je déclare qu’à lui est le trépied. Ils le donnent donc à Thalès, celui-ci à un autre sage et celui-là à un autre, jusqu’à ce qu’il parvienne à Solon. Ce dernier dit que le premier pour la sagesse, c’est le dieu et il l’envoya à Delphes. » (I, 29) Je dispose donc désormais d’une définition du sage. Est sage : a) celui qui est désigné unanimement comme tel par les non-sages (en l’occurrence ici les Milésiens ; les hommes ordinaires ont ainsi suffisamment de savoir pour déterminer qui les dépasse) b) peut-être pourrais-je ajouter : celui qui est désigné par Apollon lui-même mais je ne sais pas si le dieu sait que Thalès, étant sage, sera désigné par ceux qui ont reçu l’oracle ou s’il demande seulement aux Milésiens de déterminer qui est sage à leurs yeux ; j’hésite : un sage a-t-il une reconnaissance simple (de la part des hommes) ou double (de la part des hommes et d’un dieu) ? c) celui qui est assez modeste pour penser que c’est un autre que lui qui est plus sage ou au moins qu’un autre est aussi sage que lui, d’où le transfert ; le dernier sage de cet étrange passage du trépied-témoin, Solon, est identique à ses prédécesseurs, à cette différence près que son geste est un hommage à la supériorité de la sagesse divine. Symbole du divin mais perdu dans la mer, le trépied retrouve ainsi sa place par sages interposés. J’en conclus qu’il n’est pas sage de dire de soi qu’on est sage et qu’il est sage de dire de soi qu’on n’est pas sage. Socrate retiendra la leçon !
2)variante b : l’objet est cette fois une phiale, coupe sans pied ni anse, généralement en métal précieux, destinée aux libations (définition du C.N.R.T.L ; c’est un legs d’un certain Bathyclès d’Arcadie qui a prescrit de « la donner au sage le plus utile » (j’apprécie cette manière de juger les sages en les rangeant, tels des ustensiles, selon leur utilité – à quoi ?-) ; « elle fut donc donnée à Thalès et, au terme d’un circuit, à nouveau à Thalès ; celui-ci l’envoya à Apollon Didymos, ayant déclaré, selon Callimaque : Thalès qui a reçu deux fois ce prix d’excellence Me donne au Gardien du peuple de Neileôs. » (I, 28-29) Même si le divin finit encore par déclasser l’humain, Thalès gagne en sagesse : il est à deux reprises considéré comme le plus sage et il est désormais celui qui remet la sagesse humaine à sa place (j’ai l’idée que le sage qui remet le présent à un dieu est plus sage que celui qui le remet à un autre sage : le premier a le savoir lucide des limites essentielles de la sagesse humaine et n’a pas la « vanité d’espèce » du second)
3)variante c : « Un des amis de Crésus reçut du roi une coupe en or afin qu’il la donnât au plus sage des Grecs ; celui-ci la donna à Thalès. Et la coupe passa à Chilôn, lequel demanda à Apollon Pythien qui était plus sage que lui-même. Et Apollon répondit : « Myson ». Nous reparlerons de lui (donc moi aussi…) » (29-30) Ici le circuit commence bien mais finit mal pour Thalès. Détrôné non par un dieu mais par un homme reconnu par un dieu ! A ce stade de ma lecture, je peux affirmer comme caractère du sage l’élément b jusqu’à présent hypothétique (« est sage celui qui est désigné comme tel par Apollon »)
4)variante d : c’est la plus lumineuse et Thalès y retrouve la consécration à laquelle il a droit en tant que premier des sages ! L’origine du trépied est précisée : Héphaistos, alias Vulcain. C’est classique, Homère dans l’Iliade le consacre spécialiste ès trépieds auto-mobiles :
«A la demeure d’Héphaïstos arriva Thétis aux pieds d’argent, demeure impérissable, brillante comme un astre, remarquable parmi celles des immortels, faite de bronze, que lui-même s’était fabriquée le Boiteux. Elle le trouva suant, tournant autour des soufflets, se hâtant : il ne faisait pas moins de vingt trépieds, pour les dresser contre le mur, autour d’une salle bien construite. Il plaçait des roulettes d’or sous la base de chacun, pour que, d’eux-mêmes, ils entrassent dans l’assemblée des dieux et revinssent dans la maison, merveilleux spectacle. Ils étaient presque achevés ; les oreilles seules, bien ouvrées, n’y étaient pas encore fixées : il les préparait et forgeait leurs attaches. » ( Chant XVIII)
Le dieu forgeron le donne à Pélops à l’occasion de son mariage ( ce Pélops ressuscité mérite bien ce cadeau : son père, Tantale, roi de Phrygie, s’était servi de lui pour éprouver la perspicacité des dieux : l’ayant tué, puis découpé en morceaux, il avait de l’enfant fait un ragoût qu’il offrit aux Immortels, curieux de voir s’ils reconnaîtraient ce qu’on leur offrait…)
« Par la suite, il vint en possession de Ménélas, puis, enlevé par Alexandre avec Hélène, il fut jeté dans la mer de Cos sur ordre de la Laconienne qui avait dit qu’il ferait l’objet de combats. Avec le temps, alors que certains Lébédiens au même endroit avaient acheté le contenu d’un filet de pêche, le trépied fut acquis avec le reste et, comme ils se battaient avec les pêcheurs, l’affaire remonta jusqu’à Cos. Comme on n’arrivait à rien, ils en informent les Milésiens, Milet étant leur métropole. Ceux-ci, après avoir envoyé des ambassades sans que l’on tienne compte de leur avis, font la guerre aux gens de Cos. Et beaucoup tombant de part et d’autre, un oracle est rendu (prescrivant) de donner (le trépied) au plus sage. Et les uns et les autres se mirent d’accord sur le nom de Thalès. Mais, ce dernier, après que le trépied eut circulé (cf variante b) l’offre à Apollon Didymos. L’oracle rendu aux gens de Cos était formulé ainsi : La querelle entre les fils de Mérops et les Ioniens ne cessera pas Avant que le trépied d’or qu’Héphaïstos jeta dans la mer Vous ne l’expédiez hors de la cité et qu’il ne parvienne à la maison D’un homme qui soit sage concernant le présent, le futur et le passé. » (32-33)
Les notes érudites de Richard Goulet me permettent de savoir que l’expression qui qualifie ici le sage est reprise d’Homère qui l’utilise au début de l’Iliade pour caractériser le devin Chalcas. Est-ce accorder à Thalès des pouvoirs divinatoires ? J’aurais ainsi une définition du sage moins conforme à la raison philosophique telle qu’on se la représente mais je préfère penser que c’est en en tant qu’astronome seulement que Thalès a été en mesure de prédire les éclipses…

Commentaires

1. Le samedi 7 novembre 2015, 19:44 par annanas
Je ne comprend pas très bien les origines du trépied de la Pythie (c'est ça qui m'interessait ).
Il est écrit que Chilôn donne une coupe en or à Apollon, que celui-ci répond "Myson" et après ce n'est plus très clair !
Pourquoi est-ce devenue un symbole d'Apollon ?
Pourquoi est-ce devenu un attribut de la Pythie ?
Merci d'avance,
Violette
2. Le jeudi 12 novembre 2015, 19:32 par Philalethe
Vos questions trouvent une réponse dans la partie du billet consacrée à la variante nº4 : Héphaistos a fait le trépied qui, après quelques péripéties, est donné au plus sage des hommes, Thalès. Ce dernier, modeste et lucide,  le donne à son tour au plus sage des dieux, Apollon, dont la Pythie est la prêtresse à Delphes.
3. Le mardi 12 septembre 2017, 02:48 par Niklaus von Q
Thalès aurait prédit également une abondante récolté d'olives (D. Laërce), et prédit sans doute que la fortune qu'il en tira ne valait pas les soucis que l'attachement à ce genre d'activité (qu'il pratiqua selon Plutarque, Solon, 2) dépendant des contingences du climat et des humeurs marchandes engendre nécessairement. J'aime à croire qu'il trouvait sa liberté et donc sa vertu dans les arts qui ne sont ni de besoin, ni d'agrément.
Toujours selon Laërce, il prédit qu'une alliance des Milésiens avec Crésus les mèneraient à leur perte. On ne sait s'il avait raison, mais Crésus perdit contre Cyrus.
Alain, dans l'introduction à ses Eléments de philosophie (pdf en ligne) insiste sur la dimension divinatoire des philosophes, qui savaient selon lui, comme l'astrologue de Tibère, deviner l'avenir en observant avec bon sens les passions d'un Tyran.
Je terminerai par des mots, toujours selon Laërce, que l'on attribue à Thalès lui-même :
" Le plus sage est le temps, car il découvre tout "
Son nom l'a traversé jusqu'à ce jour, prédisant sans doute avec raison que ses découvertes astronomiques, comme celle de la taille relative du soleil par rapport à celle son orbite, si on y associait son nom (Appulée, Florides, 18, p. 37, 10, éd. Helm.), permettrait à son âme de prouver son immortalité.
J'espère toutefois que faisant toutes ces divinations, il n'a pas engagé sa parole. "La faute étant toute proche" en ce cas, comme il l'aurait paradoxalement prédit aussi (Suidas, Lexique, "Thalès".)
P.-S. Je tire toutes ces références de Les écoles presicratiques, Édition établie par Jean-Paul Dumont.
P.P.-S. Merci encore pour vos articles qui sont si bons.

jeudi 19 mai 2005

Thalès, une trouble histoire d'eau.

De Thalès, il ne reste que quelques mots insérés sous forme de citation dans Les humeurs d’Hippocrate du médecin grec Galien qui vivait à Pergame au deuxième siècle après JC. Les phrases sont censées être extraites du deuxième livre de son traité Sur les Principes :
« Quant aux célèbres quatre éléments, dont nous disons que le premier est l’eau, que nous posons en quelque sorte en élément unique, ils se mélangent mutuellement par combinaison, composition et solidification des choses du monde. Nous avons déjà dit comment au premier livre »
On n’en saura pas plus et en outre Jean-Paul Dumont met en doute l’authenticité du passage. En effet autant la référence à l’élément (stoikeion) qu’aux quatre éléments lui paraît anachronique . Plus précisément, Galien ferait parler Thalès comme s’il était Empédocle, penseur pourtant postérieur (dans la nouvelle édition des premiers penseurs grecs publiée par André Laks et Glenn W. Most, Les débuts de la philosophie(Fayard, 2016), le texte en question est clairement présenté comme un écrit pseudépigraphique). En revanche ce qui n’est pas douteux, c’est que Thalès a fait jouer à l’eau un rôle primordial :
« Il supposa que le principe de toutes choses était l’eau » (I, 27)
Dans les cours de philosophie, on présente comme un progrès de la raison l’idée d’identifier le principe du monde à quelque chose d’observable, comme l’eau. Le sage prendrait ainsi ses distances par rapport aux cosmogonies traditionnelles, comme celle d' Hésiode dénoncée pour sa naïveté anthropocentrique. Ainsi est-il courant d’affirmer qu’avec Thalès c’est l’esprit scientifique qui se manifeste. Oui, mais je dois tout de même enregistrer la suite de la phrase :
« (…) que le monde était animé et plein de démons. »
Certes je sais que ces démons-là n’ont rien de diabolique mais ils fleurent bon la mythologie tout de même. Si je veux en savoir plus sur l’eau, c’est du côté d’Aristote que je dois me retourner. Au fond, c’est lui qui a « lancé » Thalès en écrivant :
« La plupart des premiers philosophes estimaient que les principes de toutes choses se réduisaient aux principes matériels (Aristote formule ainsi implicitement une critique contre ces premiers penseurs dans la mesure où, pour expliquer complètement quelque chose, il faut d’après lui se référer à quatre causes : une cause matérielle bien sûr – le marbre dont est fait la statue par exemple -, une cause efficiente – le sculpteur -, une cause formelle – l’idée qu’imagine le sculpteur – et une cause finale – honorer un dieu par exemple). Ce à partir de quoi sont constituées toutes les choses, le terme premier de leur génération et le terme final de leur corruption – alors que, la substance demeurant, seuls ses états changent – c’est cela qu’ils tiennent pour l’élément et le principe des choses (Dumont met encore en garde le lecteur : Thalès n’avait pas à sa disposition le concept de principe, d’arkhé. En somme Aristote présente la pensée de Thalès avec des concepts aristotéliciens, comme ces artistes de la Renaissance qui peignaient des scènes contemporaines du Christ en affublant les personnages de vêtements qui leur étaient familiers) ; aussi estiment-ils que rien ne se crée et que rien ne se détruit, puisque cette nature est à jamais conservée (…) Car il doit exister une certaine nature unique ou bien plusieurs, dont sont engendrées toutes les autres alors que celle-ci se conserve. Cependant tous ne sont pas d’accord sur le nombre et la forme d’un tel principe. Pour Thalès, le fondateur de cette conception philosophique (voilà l’acte de naissance philosophique de Thalès), ce principe est l’eau (c’est pourquoi il soutenait que la terre flotte sur l’eau). » (Métaphysique, A, III, 983b6).
Mais Aristote, s’il donne à Thalès une imposante paternité, fait une double critique ; d’abord dans le même texte de la Métaphysique, il rapporte l’opinion selon laquelle « les anciens cosmologistes aussi, bien antérieurs à la génération actuelle, et qui furent les premiers à traiter des dieux (c’est à Homère et à Hésiode qu’il fait référence), se seraient figuré la Nature de la même manière. Effectivement, ils donnent l’Océan et Téthys comme auteurs de la génération du Monde. » Ce qui revient à mettre en question la traditionnelle opposition que l’on fait entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, comme si Thalès avait « retravaillé » la mythologie en la rationalisant. Ensuite dans le Traité du ciel, s’il précise de quelle manière la terre flotte sur l’eau, il met en évidence la limite de l’explication et la persistance de l’énigme :
« On attribue à Thalès de Milet la thèse qui soutient que la terre flotte immobile à la façon d’un morceau de bois ou de quelque autre chose de même nature (étant entendu qu’aucune ne demeure naturellement en repos sur l’air, mais au contraire sur l’eau) ; comme s’il ne fallait pas trouver une explication identique pour l’eau qui supporte la terre que pour la terre elle-même. » (II, XIII, 294 a, 28.)
Sénèque dans les Questions naturelles radicalise la critique :
« La thèse de Thalès est absurde ; il affirme en effet que la terre repose sur l’eau et y flotte comme un navire, et que lorsque l’on dit que la terre tremble, cela est imputable à la mobilité de l’eau. » (III, 14)
Un stoïcien comme Sénèque ne peut accepter la réduction du principe directeur à de l’eau : il est pour lui Logos, Raison. Pourtant le témoignage de Cicéron suggère que mentionner l’eau n’exclut pas une pensée du divin :
« Thalès de Milet, qui le premier entreprit des recherches à ce sujet, a dit que l’eau est le principe des choses et que Dieu est l’Intellect qui façonne toutes choses à partir de l’eau. »(De la nature des dieux, I, X, 25)
Ceci dit, j’aime bien l’explication des séismes que Sénèque attribue à Thalès (même si aucun des textes dont on dispose aujourd’hui ne justifie une telle remarque) : il me semble qu’il y a une vague ressemblance entre le mythe qu’il dénonce et la théorie de la tectonique des plaques ! Simplicius, le grand commentateur d’Aristote, bien plus tard, au 6ème siècle, réactive la critique aristotélicienne et, s’appuyant sur Plutarque, enlève à nouveau à Thalès toute originalité :
« Aristote fait objection à cette opinion, qui a peut-être plus de force du fait qu’elle est professée par les Egyptiens sous la forme d’un mythe et que c’est de là-bas que Thalès avait importé sa doctrine. » (Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, 522, 14)
A vouloir clarifier la pensée de Thalès sur l’eau, le mystère s’est amplifié ; je ne sais plus si je dois le considérer comme un inventeur ou un passeur, comme le premier esprit scientifique ou comme le successeur d’autres constructeurs de mythes ; je ne sais pas si je dois penser la genèse du monde à partir de l’eau sous la forme d’une série aveugle de causes et d’effets ou si je dois mêler à ce liquide une intelligence organisatrice. A propos de ce premier sage, je me sens faire un usage fort peu sage de mon imagination…

mercredi 18 mai 2005

Thalès, ni maître, ni disciple.

Bien sûr le premier des sages n’a pas de maître. On ne dérive pas un principe. Une fondation ne repose pas sur autre chose que sur elle-même. Mais ce fondateur grec s’est tout de même frotté aux Egyptiens, précisément aux prêtres. Jamblique au 4ème siècle après JC explicite la relation :
« Thalès conseilla à Pythagore de se rendre en Egypte et de s’entretenir le plus souvent possible avec les prêtres de Memphis et de Diospolis : c’est d’eux qu’il avait tiré toutes ses connaissances qui le font passer pour sage et savant aux yeux de la foule. » (Vie pythagorique, 12).
Je suppose que Jamblique le néoplatonicicien paraphrase Laërce mais c’est amusant d’entendre Thalès se démystifier et faire l’aveu d’un héritage, comme si la première sagesse grecque n’était rien de plus que de l’importation égyptienne ! A dire vrai, la piste égyptienne est déjà repérée par Hérodote neuf siècles plus tôt:
« C’est en Egypte à mon avis, que la géométrie fut inventée, et c’est de là qu’elle vint en Grèce. » (Enquête, II, 109)
Pamphile, selon Diogène, dit clairement que Thalès a étudié en Egypte la géométrie et présente une rencontre inattendue entre l’ordre religieux et l’ordre géométrique, quand la science et la religion ne se sont pas encore désunies:
« Il fut le premier à avoir circonscrit un triangle rectangle dans un cercle et il offrit un bœuf en sacrifice. » (I, 25)
Remercier les dieux pour une découverte géométrique : comme on est loin des mathématiques pures ! (1) Une autre association étrange (2) : un monument religieux, concrétisation d’une figure et donc point d’appui d’une démonstration.
« Hiéronymos dit qu’il mesura les pyramides à partir de leur ombre, en faisant ses observations au moment où elles ont la même grandeur que nous. » (I, 27)
Avant Diogène Laërce, Plutarque dans Le Banquet des Sept Sages explicite la démonstration :
« Dressant seulement à plomb un bâton au bout de l’ombre de la pyramide, et se faisant deux triangles avec la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux deux extrémités, tu montras qu’il y avait telle proportion de la hauteur de la pyramide à celle du bâton, comme il y a de la longueur de l’ombre de l’un à l’ombre de l’autre. »
La traduction est d’Amyot ; en lisant celle de Jean-Paul Dumont, on mesure précisément ce qu’est une « belle infidèle » :
« Le triangle formé par la pyramide et son ombre est semblable à celui formé par le bâton et son ombre. Dans ces deux triangles, la longueur de l’ombre est proportionnelle à la hauteur de l’objet. »
Certes on perd ce que Dumont appelle lui-même « la saveur du texte » mais, en homme du 20ème siècle, je comprends mieux la « laide fidèle ». Ce Thalès, Grec mâtiné d’Egyptien, dont l’instruction autodidacte est donc théologico-géométrique, n’a pas de disciple connu. Mais c’est le propre des sages. Quand Diogène termine lleur vie, à la différence de ce qu’il fait généralement quand il se consacre à un philosophe, il passe directement aux homonymes, ce qui me permet d’apprendre que Thalès le Sage a éclipsé (sic) « un rhéteur de mauvais goût » (I, 38) et quatre peintres, dont un de grand talent. Mais pourquoi donc les sages n’ont-ils pas de disciples ?
(1) Ajout du 21-10-14 : discutable car les mathématiques pures ont, par leur nécessité, quelque chose d'éternel.
(2) Ajout du 21-10-14 : mathématiques appliquées, cette fois.

mardi 17 mai 2005

Thalès et Montaigne en désaccord.

Une fois n’est pas coutume : Montaigne n’approuve pas la pensée de Thalès. C’est dans tous les Essais, si je ne me trompe, la seule manifestation de dissensus. Le point de départ de la dispute est un conseil donné par Thalès :
« A celui qui lui demandait s’il devait jurer ne pas avoir commis l’adultère, il dit : « Le faux serment n’est pas pire que l’adultère. » (I, 36)
Montaigne proteste :
« Celuy qui s'enquestoit à Thales Milesius, s'il devoit solemnellement nyer d'avoir paillardé, s'il se fust addressé à moy, je luy eusse respondu, qu'il ne le devoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout autrement, et qu'il jurast, pour garentir le plus, par le moins : Toutesfois ce conseil n'estoit pas tant election de vice, que multiplication. » ( III, V, Sur des vers de Virgile)
A dire vrai, Montaigne prend ses aises avec le texte de Diogène. Thalès ne met pas le mensonge en dessous de l’adultère : l’un vaut l’autre. Mais comme pour Montaigne, il est pire de cacher la vérité que de paillarder, il en vient vite dans la polémique à attribuer à Thalès la position inverse. J’aurais préféré que Thalès condamnât le mensonge. La réplique m’aurait permis de commenter que dès le début de la philosophie le respect de la vérité est l’idéal de la philosophie ! J’imagine Thalès en cynique : « Une bête qui se demande comment agir en homme ! » En stoïcien : « Joue ton rôle de mari ! Cesse de commettre l’adultère ! Agis de manière à ne pas avoir à te parjurer ! » En épicurien : « Les plaisirs de l’amour ne méritent pas que tu te plonges dans de telles perplexités » En sceptique : « Il n’est ni meilleur ni pire de jurer ou de ne pas jurer » Mais pourquoi donc Thalès a-t-il encouragé la multiplication des vices ? Peut-être est-ce parce que de toute façon les dieux savent tout ? Peut-être est-ce parce qu’il s’adresse à un homme qu’il juge vicié jusqu’à la moelle et incapable de se réformer ?

lundi 16 mai 2005

Thalès, l'inventeur de l'âme immortelle ?

Thalès, l’inventeur de l’âme immortelle ?

« Il disait que la mort ne diffère en rien de la vie. « Et toi donc, dit quelqu’un, pourquoi ne meurs-tu pas ? » « Parce que ça ne fait aucune différence », dit-il » (I, 35)
Pour Montaigne, cet enseignement, Thalès l’a appris de la Nature elle-même qu’il fait parler ainsi :
« J’appris à Thalès, le premier de voz sages, que le vivre et le mourir était indifférent ; par où, à celuy qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait, il répondit très sagement : « Par ce qu’il est indifférent. » (Essais, I, XXIV, Que philosopher, c’est apprendre à mourir)
Ce n’est pas, avant la lettre, la doctrine stoïcienne des indifférents. Pour n’importe quel philosophe du Portique, il y a bel et bien une différence entre passer de vie à trépas : c’est sortir de la scène, une fois le rôle joué.
« Certains disent que ce fut lui également qui le premier prétendit que les âmes étaient immortelles. » (24)
Ce qui éclaire l’indifférence : cela reviendrait en somme à dire que l’âme ne meurt pas à la mort. Mais la réponse que fait Thalès à cet interlocuteur qui veut le prendre en flagrant délit de contradiction met aussi en relief que la vie n’est pas dure à vivre et donc qu’il ne faut pas hâter la mort. Ce n’est pas le climat du Phédon de Platon, où, si le suicide est interdit, la mort est espérée comme délivrance de l’âme et garantie d’une plus complète contemplation du Vrai. J’imagine qu’il associait à l’âme le mouvement du corps :
« Aristote et Hippias disent qu’il attribuait des âmes même aux êtres inanimés, prenant comme indice la pierre magnétique et l’ambre. » (24)
Mais ni Diogène ni aucune autre source ne rapportent quoi que ce soit d’autre sur l’âme vue par Thalès. Je resterai donc sur ma faim.

Commentaires

1. Le vendredi 13 avril 2012, 16:47 par Alex.Mouret
Thalès pour moi est un savant de la Mathématique, Astronomie ... Il a réussi a prévoir l'éclipse du 28 mai -585 !!!
Thalès est fort ! très fort !!

dimanche 15 mai 2005

La solitude de Thalès.

Cet homme qui vient au secours des plus grands est décrit comme vivant dans la solitude :
« Lui-même, selon ce que rapporte Héraclide, dit qu’il vivait solitaire et en reclus. » (I, 25-26)
Montaigne règle la difficulté en l’imaginant choisir la solitude après avoir participé aux affaires publiques, seul type de retrait qu’il approuve d’ailleurs :
« La solitude me semble avoir plus d’apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et fleurissant, à l’exemple de Thalès. » (Essais I, XXXVIII De la solitude)
Le premier sage ne peut pas être pris seulement par les affaires du monde : je vois cette distance analogue à celle qu’il prend pour regarder le ciel. C’est sans doute une solitude peuplée d’amis :
« Il dit de se souvenir de ses amis, qu’ils soient présents ou absents » (37)
C’est étrange, se souvenir des amis présents ; j’imagine que c’est se rappeler avec gratitude leur amitié ; peut-être s’agirait-il d’éviter de concentrer toute sa reconnaissance sur les amis morts ou éloignés. Epicure institutionnalisera le culte des amis mais seulement des amis disparus. Si amitié et solitude vont ensemble, la relation avec la famille me paraît plus ambiguë à déterminer. Mais malgré l’incertitude, le poids des raisons penche en faveur d’un refus de la famille. Qu’on en juge :
«Certains cependant (disent) qu’il se maria et eut un fils du nom de Kybistos, alors que d’autres (prétendent) qu’il resta célibataire et qu’il adopta le fils de sa sœur. Et lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’engendrait pas de fils, il répondit : Par amour des enfants. Quand sa mère, dit-on également, voulait le forcer à se marier, il disait : « le moment n’est pas venu » ; par la suite, ayant passé l’âge, il dit, alors qu’elle le pressait : « Ce n’est plus le moment ». (26) (ajout du 28 Octobre 2016 : " Thales' remarks heralded many centuries of philosophical disdain for marriage. Anyone who makes a list of a dozen really great philosophers is likely to discover that the list consists almost entirely of bachelors. One plausible list, for instance, would include Plato, Augustine, Aquinas, Scotus, Descartes, Locke, Spinoza, Hume, Kant, Hegel and Wittgenstein, none of whom were married. Aristotle is the grand exception that disproves the rule that marriage is incompatible with philosophy." (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford, 2004, p.5))
Ces philosophes antiques n’ont été généralement ni des pères ni des maris ; s’ils l’ont été, ce n’est qu’accidentellement ; ils n’ont rien réussi à faire ni théoriquement ni pratiquement de ces liens. C’est à leur disciple qu’ils sont unis, c’est à eux qu’ils s’adressent, c’est face à eux qu’ils agissent. Les fils de sages ne deviennent pas des sages ; ils existent à peine comme ce Kybistos dont on ne sait s’il est fils réel ou imaginaire de Thalès. Certes dans le Jardin d’Epicure la limite entre la famille et les disciples s’estompe, mais cela me paraît exceptionnel et doit se comprendre en faveur d’une mise au pas philosophique de la famille. C’est la norme philosophique qui règle alors les relations familiales et pas l’inverse ! La raison que donne Thalès pour justifier son refus de procréer n’est pas lumineuse. Veut-il dire que donner la vie, c’est donner la souffrance ? Non, ce pessimisme-là n’est pas du tout en accord avec les autres témoignages. Mais alors comment l’éclairer autrement ? Montaigne rapporte le passage mais ne l’élucide pas :
« Et quand on demande à Thalès pourquoi il ne se marie point, il respond, qu’il n’ayme point à laisser lignée de soy » (I, XL Considération sur Cicéron).
La question est justement de savoir pourquoi il ne veut pas laisser lignée de soi. Concernant la réponse à la mère, si elle paraît le comble de la mauvaise foi, ce n’est pas par cela qu’elle est philosophiquement importante, mais, comme me l’apprend Jean-Paul Dumont dans sa très belle édition des Présocratiques, parce que la réponse s’articule autour du concept de moment, d’occasion, de kairos, qui joue un rôle important autant dans la pensée médicale que sophistique. Néanmoins ce qui caractérise le kairos, c’est que même s’il faut l’attendre et le saisir, il apparaît. La mère de Thalès n’avait sans doute pas les ressources dialectiques nécessaires pour mettre ainsi son fils dans l’embarras !

samedi 14 mai 2005

Thalès, moins riche mais plus malin que Crésus.

Le Thalès platonicien, celui du Théètete, n’est vraiment pas celui de Diogène Laërce. Voici en effet comment Socrate dépeint les hommes à la Thalès dans leur relation à la vie publique :
« L’homme qui dans ses relations privées avec chacun, est ainsi fait, l’est également, c’est bien ce que je disais au commencement, dans la vie publique, quand, au tribunal ou quelque part ailleurs, il a été forcé de parler sur des choses qui sont à ses pieds et de celles qui sont sous ses yeux, prêtant alors à rire, non point souvent à des filles de Thrace mais à n’importe quelle foule, parce que son inexpérience le fait tomber dans des puits et dans toutes sortes de difficultés sans issue. La terrible incongruité de son attitude lui vaut d’être pris pour un être stupide. » (174 c, trad. de Léon Robin)
Déjà Hérodote, qui est la plus ancienne source dont on dispose sur Thalès, lui attribue pour ainsi dire des qualités d’ingénieur au service des armées de Crésus. Certes le conseil n’est pas encore politique mais il sert le politique :
« Après avoir atteint les rives du fleuve Halys, Crésus fit passer, je le présume, son armée sur les ponts qui existaient ; mais, comme on le dit souvent chez les Grecs, c’est Thalès de Milet qui les aurait fait passer. Crésus ne voyait pas du tout comment faire franchir le fleuve à son armée (…) Thalès, présent au camp, aurait, à ce qu’on dit, détourné à son intention le cours du fleuve, faisant en sorte que coulant à la gauche de l’armée, il coulât à sa droite. Voici comment il procéda : il fit creuser en amont du camp un canal profond, en demi-cercle, afin que le fleuve, quittant en partie son ancien lit, contournât par ce canal la position la position occupée par le camp, et, doublant cette position, allât retrouver plus bas son ancien lit ; ainsi une fois le cours du fleuve divisé en deux bras, chacun était devenu guéable. » (Enquête, I, 75 )
Le lien entre les deux temps du récit ne me paraît pas lumineux cependant ce dernier est tout de même assez clair pour me faire comprendre que Thalès est de la taille d’Hercule, sinon du point de vue de la réalisation mais du moins du point de vue de la conception. En plus Hérodote le dépeint aussi en fin politique :
« Avant que l’Ionie fut détruite, Thalès de Milet, qui était d’ascendance phénicienne, exprima un avis fort utile : il ordonna aux Ioniens d’établir un conseil unique dont le siège serait à Téos (Téos occupant en Ionie une position centrale), tandis que les autres cités, ne continuant pas moins à être habitées, seraient considérées comme des dèmes. » (ibid. I, 170 )
Ce que Diogène Laërce, lui, m’apprend, c’est que Thalès a exercé une carrière politique avant de s’intéresser à la science de la nature. J’imagine que c’était en héritier qu’il a eu accès aux affaires publiques car « il était d’authentique naissance milésienne et venait d’une famille illustre » (I, 22). Décidément les servantes thraces n’ont pas compris que s’il a dirigé son regard vers les astres, c’est seulement parce qu’il y a beaucoup mieux à y découvrir que sur une terre trop familière. Connaissant donc ses débuts, je ne suis pas surpris de lire :
« Il semble également avoir été du meilleur conseil dans les affaires publiques. De fait, lorsque Crésus eut envoyé une ambassade aux Milésiens pour requérir une alliance militaire, il empêcha cet accord, mesure qui sauva la cité lors de la victoire de Cyrus » (25)
Certes il est cette fois étrangement opposé à Crésus mais, avec lui ou contre lui, il le dépasse toujours largement en imagination lucide. En fin de compte, quand Calliclès, le brillant sophiste, dans le Gorgias de Platon exclut la possibilité d’une conjonction des deux excellences, la politique et la philosophique, il se trompe auant que les soubrettes incultes:
« C’est un fait que le philosophe perd toute expérience des lois qui sont celles de la cité ; du langage dont il faut user dans les conventions, aussi bien privées que publiques, que comportent les relations humaines ; des plaisirs comme des passions des hommes ; bref, il perd d’une façon générale, toute expérience des mœurs. Aussi lorsqu’il vient à quelque affaire pratique, d’ordre privé ou d’ordre public, prête-t-il à rire à ces dépens, de la même façon, sans doute qu’un homme politique fait rire de lui quand, inversement, il vient se mêler à nos conversations et à nos discussions. » (484 d-e)
En somme, Thalès, c’est, de manière certes assez discrète, le philosophe-roi avant la lettre, même s’il serait plus exact de le cantonner au rôle de sage, conseiller du Prince. Ceci dit, comme on lui demandait ce qui était le plus facile, il répondit :
« Conseiller les autres » (36)
Mais comme le plus difficile est se connaître soi-même, ce n’est pas le conseil qu’il rabaisse mais l’attitude qui consiste à régler la vie des autres au lieu d’ordonner la sienne :
" Comment mener la vie la meilleure et la plus juste ? « En ne faisant pas nous-mêmes ce que nous reprochons aux autres »" (36)
Il y a donc au moins deux politiques : la politique-divertissement (elle détourne de soi) et la politique-accomplissement (on s’applique aux autres parce qu’on s’est déjà trouvé soi-même).

vendredi 13 mai 2005

Thalès, le spéculateur spéculatif.

« Hiéronymos de Rhodes dit aussi, dans le deuxième livre de ses Mémoires dispersés, que, voulant montrer qu’il était facile de s’enrichir, il loua les pressoirs à huile d’olive alors qu’il prévoyait qu’une importante récolte approchait et amassa de grandes richesses. » (I, 26).
Voilà le démenti qu’inflige Thalès à toutes les servantes. Thalès en homme pratique, tirant parti de la connaissance scientifique du ciel pour faire fructifier ses affaires. Mais ne faisant de l’argent que pour clouer le bec aux détracteurs. Qui peut le plus peut le moins ! C’est d’Aristote peut-être que Diogène Laërce reprend l’anecdote :
« Comme on lui faisait des reproches de sa pauvreté, qu’on regardait comme une preuve de l’inutilité de la philosophie, l’histoire raconte qu’à l’aide d’observations astronomiques et, l’hiver durant encore, il avait prévu une abondante récolte d’olives. Disposant d’une petite somme d’argent, il avait alors versé des arrhes pour utiliser tous les pressoirs à huile de Milet et de Chios, dont la location lui était consentie à bas prix, personne ne se portant enchérisseur. Quand le moment favorable fut arrivé, il se produisit une demande soudaine et massive de nombreux pressoirs, et il les sous-loua aux conditions qu’il voulut. Ayant ainsi amassé une somme considérable, il prouva par là qu’il est facile aux philosophes de s’enrichir quand ils le veulent, bien que ce ne soit pas l’objet de leur ambition. » (Politique A 11, 1259a6 sqq, trad. Tricot)
Démentant d’avance toute interprétation réductrice, Thalès met en évidence que le philosophe dédaigneux de l’argent n’est pas l’homme du ressentiment ! Son mépris n’est pas faiblesse transformée en force mais indice de lucidité (la valeur de l’argent est mesurée à l’aune d’une autre valeur : celle de la connaissance à laquelle il a bel et bien accès). Les vraies richesses sont intérieures ; à la question « qui est heureux ? », il répond :
« Celui qui est sain de corps, plein de richesses en son âme, bien éduqué naturellement. » (I, 37).
Montaigne, lui, a bien compris la leçon :
« Thales accusant quelquefois le soing du mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du renard, pour n'y pouvoir advenir (ces contradicteurs avaient pu lire Esope mais pas encore Phèdre, encore moins La Fontaine !). Il luy print envie par passetemps d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup ravalé son sçavoir au service du proffit et du gain, dressa une trafique, qui dans un an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie, les plus experimentez de ce mestier là, en pouvoient faire de pareilles. » ( Essais Livre I, chap. XXV Du pédantisme)
Il exagère un peu en transformant le très peu affairé Thalès en champion des affairistes. Mais, grand lecteur de Diogène Laërce et ô combien illustre modèle, Montaigne reste tout de même dans le droit fil d’Aristote.

jeudi 12 mai 2005

Thalès mis en fable.

La Fontaine a aussi choisi le parti de la jeunette, mais celle-ci désormais se cache sous la figure anonyme du « on » et la vignette originale de François Chauveau ne représente pas une jeune femme mais deux hommes âgés qui entre eux tirent manifestement la leçon de la chute. Ainsi la condamnation a gagné en maturité et en objectivité. Mais ce n’est pas seulement la « garce milésienne » qui a changé de traits, c’est aussi Thalès lui-même qui perd ceux du philosophe pour se métamorphoser en astrologue :
« Un astrologue un jour se laissa choir Au fonds d’un puits. On lui dit : Pauvre Bête, Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? » ( Fables II, 13 L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits )
Certes Diogène Laërce nous apprend que Thalès était astronome et lui attribue même des découvertes importantes :
« Selon certains, il semble avoir été le premier à s’être adonné à l’astronomie et à avoir prédit les éclipses solaires (et les solstices) comme le dit Eudème dans son Histoire des connaissances astronomiques (…) Le premier aussi il découvrit le passage (du soleil) d’un tropique à l’autre et, selon certains, il fut le premier à dire que la dimension du soleil - par rapport au cercle héliaque, tout comme la dimension de la lune – (le passage entre crochets a été reconstitué par Diels) par rapport au cercle lunaire, représentait un sept-cent-vingtième » (I, 23-24)
Comme l’astrologue donc, il fait des prédictions. Cependant ce que La Fontaine attaque dans cette fable, ce n’est pas le calcul de l’astronome mais la prophétie de l’astrologue :
« Le firmament se meut ; les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire, Sans que nous puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d’éclairer, D’amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. »
Thalès ne faisait qu’ « inférer la nécessité » de tel ou tel événement céleste. Rien chez lui ne donne prise à la violente condamnation de la Fontaine :
« Charlatans, faiseurs d’horoscopes, Quittez les cours des princes de l’Europe. »
Dans la controverse sur l’astrologie, La Fontaine est donc du côté des adversaires. Certes sa critique n’est guère moderne : c’est l’impénétrabilité de la Providence divine qu’il oppose à la volonté de ceux qui pensent percer les mystères de l’avenir.
« Quant aux volontés souveraines De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l’esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ? C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire. »
C’est au fond parce que la Providence est très providentielle que la possibilité n’a pas été donnée à l’homme de lire son avenir dans les figures des astres. Mais c’est aussi parce que le hasard existe : fort rationnellement alors, La Fontaine met bien en évidence que par définition le hasard exclut la prévision (la statistique est loin...).
« Or du hasard il n’est point de science : S’il en était, on aurait tort De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. »
Ce hasard, il semble que Thalès ne lui ait guère donné de réalité. En effet Diogène lui attribue une série d’apophtegmes, dont celui-ci :
« Le plus puissant de tous les êtres : la Nécessité, car elle maîtrise toutes choses. » (35)
La liberté humaine semble même avoir été exclue par lui :
« Quelqu’un lui demanda si un homme pouvait commettre une injustice à l’insu des dieux. « Il ne peut même pas en avoir l’idée (à leur insu), dit Thalès. » (36)
Philosophie d’astronome, pensera-t-on. Et certes de l’astronomie à l’astrologie, il y a eu longtemps passage et chez les meilleurs. Mais rien ne suggère pourtant que Thalès ait donné prise aux vitupérations de La Fontaine.