Qu’est-ce qu’un trépied ? Le Petit Larousse donne une réponse univoque mais pauvre : « support ou siège à trois pieds ». Dans la Grèce Antique, c’est beaucoup plus : a)un meuble de la vie quotidienne (surmonté d’une coupe, il reçoit par exemple le vin destiné aux banquets) b)un présent offert aux vainqueurs des jeux c)un symbole d’Apollon (à Delphes, c’est, assise sur un trépied, que la Pythie, à travers laquelle parle le dieu, proclame ses oracles) En somme, le trépied n’est pas un vulgaire mobilier ; il faut le savoir pour comprendre l’histoire que raconte Diogène Laërce avec de multiples variantes : 1)variante a :
« On dit en effet que des jeunes Ioniens avaient acheté au marché la pêche de pêcheurs milésiens. Comme on avait retiré le trépied dans ce filet , il y avait une contestation à son sujet jusqu’à ce les Milésiens envoient une délégation à Delphes. Et le Dieu rendit (à travers les dires de la Pythie elle-même assise sur un trépied !) l’oracle suivant : Rejeton de Milet, tu interroges Phébus à propos d’un trépied ? Qui est par sa sagesse le premier de tous, je déclare qu’à lui est le trépied. Ils le donnent donc à Thalès, celui-ci à un autre sage et celui-là à un autre, jusqu’à ce qu’il parvienne à Solon. Ce dernier dit que le premier pour la sagesse, c’est le dieu et il l’envoya à Delphes. » (I, 29) Je dispose donc désormais d’une définition du sage. Est sage : a) celui qui est désigné unanimement comme tel par les non-sages (en l’occurrence ici les Milésiens ; les hommes ordinaires ont ainsi suffisamment de savoir pour déterminer qui les dépasse) b) peut-être pourrais-je ajouter : celui qui est désigné par Apollon lui-même mais je ne sais pas si le dieu sait que Thalès, étant sage, sera désigné par ceux qui ont reçu l’oracle ou s’il demande seulement aux Milésiens de déterminer qui est sage à leurs yeux ; j’hésite : un sage a-t-il une reconnaissance simple (de la part des hommes) ou double (de la part des hommes et d’un dieu) ? c) celui qui est assez modeste pour penser que c’est un autre que lui qui est plus sage ou au moins qu’un autre est aussi sage que lui, d’où le transfert ; le dernier sage de cet étrange passage du trépied-témoin, Solon, est identique à ses prédécesseurs, à cette différence près que son geste est un hommage à la supériorité de la sagesse divine. Symbole du divin mais perdu dans la mer, le trépied retrouve ainsi sa place par sages interposés. J’en conclus qu’il n’est pas sage de dire de soi qu’on est sage et qu’il est sage de dire de soi qu’on n’est pas sage. Socrate retiendra la leçon !
2)variante b : l’objet est cette fois une phiale, coupe sans pied ni anse, généralement en métal précieux, destinée aux libations (définition du C.N.R.T.L ; c’est un legs d’un certain Bathyclès d’Arcadie qui a prescrit de « la donner au sage le plus utile » (j’apprécie cette manière de juger les sages en les rangeant, tels des ustensiles, selon leur utilité – à quoi ?-) ; « elle fut donc donnée à Thalès et, au terme d’un circuit, à nouveau à Thalès ; celui-ci l’envoya à Apollon Didymos, ayant déclaré, selon Callimaque : Thalès qui a reçu deux fois ce prix d’excellence Me donne au Gardien du peuple de Neileôs. » (I, 28-29) Même si le divin finit encore par déclasser l’humain, Thalès gagne en sagesse : il est à deux reprises considéré comme le plus sage et il est désormais celui qui remet la sagesse humaine à sa place (j’ai l’idée que le sage qui remet le présent à un dieu est plus sage que celui qui le remet à un autre sage : le premier a le savoir lucide des limites essentielles de la sagesse humaine et n’a pas la « vanité d’espèce » du second)
3)variante c : « Un des amis de Crésus reçut du roi une coupe en or afin qu’il la donnât au plus sage des Grecs ; celui-ci la donna à Thalès. Et la coupe passa à Chilôn, lequel demanda à Apollon Pythien qui était plus sage que lui-même. Et Apollon répondit : « Myson ». Nous reparlerons de lui (donc moi aussi…) » (29-30) Ici le circuit commence bien mais finit mal pour Thalès. Détrôné non par un dieu mais par un homme reconnu par un dieu ! A ce stade de ma lecture, je peux affirmer comme caractère du sage l’élément b jusqu’à présent hypothétique (« est sage celui qui est désigné comme tel par Apollon »)
4)variante d : c’est la plus lumineuse et Thalès y retrouve la consécration à laquelle il a droit en tant que premier des sages ! L’origine du trépied est précisée : Héphaistos, alias Vulcain. C’est classique, Homère dans l’Iliade le consacre spécialiste ès trépieds auto-mobiles :
«A la demeure d’Héphaïstos arriva Thétis aux pieds d’argent, demeure impérissable, brillante comme un astre, remarquable parmi celles des immortels, faite de bronze, que lui-même s’était fabriquée le Boiteux. Elle le trouva suant, tournant autour des soufflets, se hâtant : il ne faisait pas moins de vingt trépieds, pour les dresser contre le mur, autour d’une salle bien construite. Il plaçait des roulettes d’or sous la base de chacun, pour que, d’eux-mêmes, ils entrassent dans l’assemblée des dieux et revinssent dans la maison, merveilleux spectacle. Ils étaient presque achevés ; les oreilles seules, bien ouvrées, n’y étaient pas encore fixées : il les préparait et forgeait leurs attaches. » ( Chant XVIII)
Le dieu forgeron le donne à Pélops à l’occasion de son mariage ( ce Pélops ressuscité mérite bien ce cadeau : son père, Tantale, roi de Phrygie, s’était servi de lui pour éprouver la perspicacité des dieux : l’ayant tué, puis découpé en morceaux, il avait de l’enfant fait un ragoût qu’il offrit aux Immortels, curieux de voir s’ils reconnaîtraient ce qu’on leur offrait…)
« Par la suite, il vint en possession de Ménélas, puis, enlevé par Alexandre avec Hélène, il fut jeté dans la mer de Cos sur ordre de la Laconienne qui avait dit qu’il ferait l’objet de combats. Avec le temps, alors que certains Lébédiens au même endroit avaient acheté le contenu d’un filet de pêche, le trépied fut acquis avec le reste et, comme ils se battaient avec les pêcheurs, l’affaire remonta jusqu’à Cos. Comme on n’arrivait à rien, ils en informent les Milésiens, Milet étant leur métropole. Ceux-ci, après avoir envoyé des ambassades sans que l’on tienne compte de leur avis, font la guerre aux gens de Cos. Et beaucoup tombant de part et d’autre, un oracle est rendu (prescrivant) de donner (le trépied) au plus sage. Et les uns et les autres se mirent d’accord sur le nom de Thalès. Mais, ce dernier, après que le trépied eut circulé (cf variante b) l’offre à Apollon Didymos. L’oracle rendu aux gens de Cos était formulé ainsi : La querelle entre les fils de Mérops et les Ioniens ne cessera pas Avant que le trépied d’or qu’Héphaïstos jeta dans la mer Vous ne l’expédiez hors de la cité et qu’il ne parvienne à la maison D’un homme qui soit sage concernant le présent, le futur et le passé. » (32-33)
Les notes érudites de Richard Goulet me permettent de savoir que l’expression qui qualifie ici le sage est reprise d’Homère qui l’utilise au début de l’Iliade pour caractériser le devin Chalcas. Est-ce accorder à Thalès des pouvoirs divinatoires ? J’aurais ainsi une définition du sage moins conforme à la raison philosophique telle qu’on se la représente mais je préfère penser que c’est en en tant qu’astronome seulement que Thalès a été en mesure de prédire les éclipses…