jeudi 19 mai 2005

Thalès, une trouble histoire d'eau.

De Thalès, il ne reste que quelques mots insérés sous forme de citation dans Les humeurs d’Hippocrate du médecin grec Galien qui vivait à Pergame au deuxième siècle après JC. Les phrases sont censées être extraites du deuxième livre de son traité Sur les Principes :
« Quant aux célèbres quatre éléments, dont nous disons que le premier est l’eau, que nous posons en quelque sorte en élément unique, ils se mélangent mutuellement par combinaison, composition et solidification des choses du monde. Nous avons déjà dit comment au premier livre »
On n’en saura pas plus et en outre Jean-Paul Dumont met en doute l’authenticité du passage. En effet autant la référence à l’élément (stoikeion) qu’aux quatre éléments lui paraît anachronique . Plus précisément, Galien ferait parler Thalès comme s’il était Empédocle, penseur pourtant postérieur (dans la nouvelle édition des premiers penseurs grecs publiée par André Laks et Glenn W. Most, Les débuts de la philosophie(Fayard, 2016), le texte en question est clairement présenté comme un écrit pseudépigraphique). En revanche ce qui n’est pas douteux, c’est que Thalès a fait jouer à l’eau un rôle primordial :
« Il supposa que le principe de toutes choses était l’eau » (I, 27)
Dans les cours de philosophie, on présente comme un progrès de la raison l’idée d’identifier le principe du monde à quelque chose d’observable, comme l’eau. Le sage prendrait ainsi ses distances par rapport aux cosmogonies traditionnelles, comme celle d' Hésiode dénoncée pour sa naïveté anthropocentrique. Ainsi est-il courant d’affirmer qu’avec Thalès c’est l’esprit scientifique qui se manifeste. Oui, mais je dois tout de même enregistrer la suite de la phrase :
« (…) que le monde était animé et plein de démons. »
Certes je sais que ces démons-là n’ont rien de diabolique mais ils fleurent bon la mythologie tout de même. Si je veux en savoir plus sur l’eau, c’est du côté d’Aristote que je dois me retourner. Au fond, c’est lui qui a « lancé » Thalès en écrivant :
« La plupart des premiers philosophes estimaient que les principes de toutes choses se réduisaient aux principes matériels (Aristote formule ainsi implicitement une critique contre ces premiers penseurs dans la mesure où, pour expliquer complètement quelque chose, il faut d’après lui se référer à quatre causes : une cause matérielle bien sûr – le marbre dont est fait la statue par exemple -, une cause efficiente – le sculpteur -, une cause formelle – l’idée qu’imagine le sculpteur – et une cause finale – honorer un dieu par exemple). Ce à partir de quoi sont constituées toutes les choses, le terme premier de leur génération et le terme final de leur corruption – alors que, la substance demeurant, seuls ses états changent – c’est cela qu’ils tiennent pour l’élément et le principe des choses (Dumont met encore en garde le lecteur : Thalès n’avait pas à sa disposition le concept de principe, d’arkhé. En somme Aristote présente la pensée de Thalès avec des concepts aristotéliciens, comme ces artistes de la Renaissance qui peignaient des scènes contemporaines du Christ en affublant les personnages de vêtements qui leur étaient familiers) ; aussi estiment-ils que rien ne se crée et que rien ne se détruit, puisque cette nature est à jamais conservée (…) Car il doit exister une certaine nature unique ou bien plusieurs, dont sont engendrées toutes les autres alors que celle-ci se conserve. Cependant tous ne sont pas d’accord sur le nombre et la forme d’un tel principe. Pour Thalès, le fondateur de cette conception philosophique (voilà l’acte de naissance philosophique de Thalès), ce principe est l’eau (c’est pourquoi il soutenait que la terre flotte sur l’eau). » (Métaphysique, A, III, 983b6).
Mais Aristote, s’il donne à Thalès une imposante paternité, fait une double critique ; d’abord dans le même texte de la Métaphysique, il rapporte l’opinion selon laquelle « les anciens cosmologistes aussi, bien antérieurs à la génération actuelle, et qui furent les premiers à traiter des dieux (c’est à Homère et à Hésiode qu’il fait référence), se seraient figuré la Nature de la même manière. Effectivement, ils donnent l’Océan et Téthys comme auteurs de la génération du Monde. » Ce qui revient à mettre en question la traditionnelle opposition que l’on fait entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, comme si Thalès avait « retravaillé » la mythologie en la rationalisant. Ensuite dans le Traité du ciel, s’il précise de quelle manière la terre flotte sur l’eau, il met en évidence la limite de l’explication et la persistance de l’énigme :
« On attribue à Thalès de Milet la thèse qui soutient que la terre flotte immobile à la façon d’un morceau de bois ou de quelque autre chose de même nature (étant entendu qu’aucune ne demeure naturellement en repos sur l’air, mais au contraire sur l’eau) ; comme s’il ne fallait pas trouver une explication identique pour l’eau qui supporte la terre que pour la terre elle-même. » (II, XIII, 294 a, 28.)
Sénèque dans les Questions naturelles radicalise la critique :
« La thèse de Thalès est absurde ; il affirme en effet que la terre repose sur l’eau et y flotte comme un navire, et que lorsque l’on dit que la terre tremble, cela est imputable à la mobilité de l’eau. » (III, 14)
Un stoïcien comme Sénèque ne peut accepter la réduction du principe directeur à de l’eau : il est pour lui Logos, Raison. Pourtant le témoignage de Cicéron suggère que mentionner l’eau n’exclut pas une pensée du divin :
« Thalès de Milet, qui le premier entreprit des recherches à ce sujet, a dit que l’eau est le principe des choses et que Dieu est l’Intellect qui façonne toutes choses à partir de l’eau. »(De la nature des dieux, I, X, 25)
Ceci dit, j’aime bien l’explication des séismes que Sénèque attribue à Thalès (même si aucun des textes dont on dispose aujourd’hui ne justifie une telle remarque) : il me semble qu’il y a une vague ressemblance entre le mythe qu’il dénonce et la théorie de la tectonique des plaques ! Simplicius, le grand commentateur d’Aristote, bien plus tard, au 6ème siècle, réactive la critique aristotélicienne et, s’appuyant sur Plutarque, enlève à nouveau à Thalès toute originalité :
« Aristote fait objection à cette opinion, qui a peut-être plus de force du fait qu’elle est professée par les Egyptiens sous la forme d’un mythe et que c’est de là-bas que Thalès avait importé sa doctrine. » (Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, 522, 14)
A vouloir clarifier la pensée de Thalès sur l’eau, le mystère s’est amplifié ; je ne sais plus si je dois le considérer comme un inventeur ou un passeur, comme le premier esprit scientifique ou comme le successeur d’autres constructeurs de mythes ; je ne sais pas si je dois penser la genèse du monde à partir de l’eau sous la forme d’une série aveugle de causes et d’effets ou si je dois mêler à ce liquide une intelligence organisatrice. A propos de ce premier sage, je me sens faire un usage fort peu sage de mon imagination…

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