mardi 14 mars 2006

Les morts plates de Platon.

Laërce donne deux variantes de la mort de Platon. Voici la première :
« (Il) est mort – au cours d’un repas de noce comme le dit Hermippe- la première année de la cent-huitième Olympiade, à l’âge de quatre-vingt-un ans. » (III 2)
Ce qui peut s’entendre de deux manières : il est mort pendant un repas de noce ou à cause d’un repas de noces. Si l’on retient la dernière possibilité, l’imagination est alors guidée par une série d’anecdotes présentant Diogène le Cynique acharné à dénoncer le goût immodéré de Platon pour la nourriture :
« Un jour qu’il avait remarqué dans un riche banquet Platon qui mangeait des olives, il (Diogène donc) lui dit : « Pourquoi, toi le sage qui as fait la traversée jusqu’en Sicile pour être admis à des tables comme celles-ci, n’en profites-tu pas, maintenant qu’elles sont là devant toi ? » Platon lui répondit : « Mais, par les dieux, Diogène, là-bas aussi je faisais mon ordinaire des olives et des mets de ce genre ». Diogène reprit : « Alors à quoi bon faire la traversée jusqu’à Syracuse ? A ce moment-là, l’Attique ne produisait-elle pas d’olives ? » (VI 25)
C’est un trait éminemment cynique de ne pas appliquer le principe de charité au moment d’interpréter la conduite humaine. Systématiquement le philosophe-chien adopte la version la plus rabaissante, comme ici, où les raisons politiques des voyages cacheraient de moins nobles motivations. Ce n’est pas étonnant au fond si notre époque, qui aime tant se vautrer dans la contemplation de la médiocrité, les aime tant. A dire vrai, ce qu’on apprécie en eux, ce n’est pas tant leur hauteur que leur continuelle dénonciation de la petitesse des autres.
Certes un psychanalyste, invoquant la dénégation, pourrait venir au secours de la médisance cynique, vu que Platon dans la Lettre VII (une des seules lettres à être jugée possiblement authentique) condamne sans ambiguïté le train de vie de la cour de Denys...
Voici maintenant comment se poursuit l’attaque cynique :
« Un autre jour, Diogène qui était en train de manger des figues sèches (manifestation par excellence de la frugalité...Qu’on se rappelle les sobres festins de Ménédème d’Érétrie), rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler », dit Diogène. »
C’est une autre spécialité cynique : prendre les expressions au pied de la lettre, comme si c’était un signe de lucidité de séparer le sens du mot de l’usage et du contexte. Autre manière, à vrai dire, d’attaquer les habitudes. Ainsi Platon, entendant l’expression courante comme il convient, se permet ce qu’elle autorise. Mais Diogène le Cynique encourage une autre interprétation : il aurait tendu le piège apte à capturer le philosophe en flagrant délit de gourmandise.
L’autre mort, à laquelle Laërce ne semble pas croire, est, malgré les apparences, une mort de Sage ; en effet, comme Phérécide, Platon aurait été dévoré par des parasites:
« Myronianus, dans ses Parallèles, dit que Philon mentionne des proverbes sur les poux de Platon, laissant entendre par là que les poux avaient causé sa mort. » (III 40)
N'ayons pas aujourd'hui l'esprit cynique, lisons donc cette fin à la lumière de Pascal :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. » (Pensées 186 La Pléiade)

Commentaires

1. Le mardi 14 mars 2006, 21:33 par Nicotinamide
Foucault dans l’un de ses cours sur la parrhêsia commente des lettres de Platon : « Platon n'a jamais accepté d'écrire aucun cours sur la philosophie. » Il explique que Platon voyait la philosophie comme une pratique de soi sur soi. D'après ces lettres, continue-t-il, Platon privilégie la construction d'un rapport continu à la philosophie sous la forme non d'un apprentissage ou d'une transmission, mais d'un « vivre avec ».
Ailleurs, Foucault évoque le moment où Platon exprime son mépris de la tyrannie à la gueule de Denys de Syracuse. Par ce geste, Platon déplie ce qui compose la franche chiennerie : rapport à soi organisé par l'amour de la liberté, obligation de dire-vrai, interrogation de toute forme de pouvoir ou d'assujettissement. Par cette parole, Platon se risque, il sait que le tyran sicilien peut sanctionner, mais il se met en danger pour manifester une vérité et une relation à soi tissée par la liberté. Ce franc-parler agace Denys qui le condamne à l'esclavage. A-t-il aussi reçu le fouet sur les fesses ? Je crois volontiers Montaigne quand il écrit que « Pythagore a suivi une philosophie toute en contemplation, Socrate toute en mœurs et en action ; le vrai tempérament se trouve en Socrate, et Platon est bien plus Socratique que Pythagorique, et lui sied mieux. »

Est-ce que Platon viendrait à déranger ? L’attitude sicilienne de Platon se compare à l’arrogance de Diogène. Je ne vais pas venir avec le soleil. Je veux parler de Diogène, non pas celui de Sinope, mais l’autre. Diogène le sophiste débarqua dans un théâtre rempli de tête dont celles de Titus et de Bérénice. Il l'insulta de toute sa gorge. Il lui cria sans doute de se foutre au cul les lois (interdiction d'épouser une étrangère) pour vivre Bérénice. Une critique cynique ne jaillit que dans l'affront envers une forme de pouvoir ou de supériorité. Comme Platon en Sicile, Diogène le sophiste se risque, il se mit en « danger de mort ». Titus rétorqua :
« - Diogène, me foutre au cul les lois, dis-tu... le public retint son souffle car il se souvenait que 6 mois plus tard, le philosophe cynique Héras perdit sa tête pour un comportement identique... Bourreau ! cria Titus : 50 coups de fouet sur son derrière... »

Ainsi Platon et les cyniques ne se sont pas seulement rejoints dans la mort
2. Le mercredi 15 mars 2006, 07:48 par philalethe
Je ne sais pas sur quoi Foucault se fondait pour justifier les propos que vous lui attribuez concernant Platon et Denys le Jeune. D'après la lettre VII, la démarche platonicienne n'a rien de cynique, elle est bien plutôt extrêmement diplomatique. Quant à son prétendu esclavage, c'est une légende, d'après Luc Brisson
Sinon, pouvez-vous me donner votre source à propos de celui que vous appelez Diogène le sophiste ?
3. Le mercredi 15 mars 2006, 22:39 par Nicotinamide
Foucault proclama une série de conférence dans une université américaine (Discourse and truth, voir site Foucault info). Je me suis appuyé sur ce passage : « Someone is said to use parrhesia and merits consideration as a parrhesiastes only if there is a risk or danger for him or her in telling the truth. (…) However, when a philosopher addresses himself to a sovereign, to a tyrant, and tells him that his tyranny is disturbing and unpleasant because tyranny is incompatible with justice, then the philosopher speaks the truth, believes he is speaking the truth, and, more than that, also takes a risk (since the tyrant may become angry, may punish him, may exile him, may kill him). And that was exactly Plato's situation with Dionysius in Syracuse -concerning which there are very interesting references in Plato's Seventh Letter, and also in The Life of Dion by Plutarch.
So you see, the parrhesiastes is someone who takes a risk. Of course, this risk is not always a risk of life. When, for example, you see a friend doing something wrong and you risk incurring his anger by telling him he is wrong, you are acting as a parrhesiastes. In such a case, you do not risk your life, but you may hurt him by your remarks, and your friendship may consequently suffer for it. If, in a political debate, an orator risks losing his popularity because his opinions are contrary to the majority's opinion, or his opinions may usher in a political scandal, he uses parrhesia. Parrhesia, then, is linked to courage in the face of danger: it demands the courage to speak the truth in spite of some danger. And in its extreme form, telling the truth takes place in the "game" of life or death.

Même si la mise en esclavage de Platon est une fiction, on ne peut pas nier que les rapports entre un philosophe et un tyran sont toujours en équilibre sur la soumission ou l’indignation.
Dans l’un de ses cours au collège de France, il traite aussi des lettres II et VII pour montrer que Platon conçoit la philosophie comme une cohabitation, un vivre avec. Par exemple, il ne saurait y avoir de manuel : « Il n'y a pas d'ouvrage de Platon, et il n'y aura pas d'ouvrage de Platon. » (Lettre II). Plus loin, (série de conférence aux USA), Foucault analyse des dialogues, l’apologie, l’alcibiade mais surtout le lachès. Du lachès, il dégage un Platon qui à travers ses personnages défend une pratique de la vérité qui soit en même temps une pratique de soi.
L’attitude est socratique, voilà peut-être pourquoi j’y ai vu un moment cynique de Platon.

En ce qui concerne Diogène le sophiste, je tire l’anecdote de l’histoire romaine de Dion Cassius. Il existe des traductions françaises mais je n’ai pu accéder qu’à une traduction anglaise. Je recopie le paragraphe :
« Berenice was at the very height of her power and consequently came to Rome with her broter Agrippa. The latter was given the rank of praetor, while she dwelt in the palace, cohabiting with Titus. She expected to marry him and was already behaving in every respect as if she were his wife ; but when he perceived that the romains were displeased with the situation, he sent her away. For, in addition to all the other talk that there was, certain sophists of the Cynic school managed somehow to slip into the city at this time, too ; and first Diogenes, entering the teatre when i twas full, denounced the pair in a long, abusvie speech, for which he was flogged ; and after him Heras, expecting no harsher punischement, gave vent to many senseless yelpings in true Cynic fashion, and for this was beheaded. » Epitome of book LXV, 15, 4-5, Dio’s roman history


(Je n’ai pas traduit l’anglais car je suppose que votre lecture sera toujours meilleure que ma traduction)
4. Le mercredi 15 mars 2006, 23:28 par philalethe
Merci beaucoup pour tous ces compléments.

samedi 11 mars 2006

Platon et le cheval.

“Un jour qu’il était monté à cheval, il en descendit aussitôt, en déclarant qu’il prenait garde de n’être pas atteint par l’orgueil associé au cheval. » (III 39)
Platon représente ici à mes yeux l’anti-modèle du stoïcien. Ce dernier a si bien discipliné son jugement que le cheval ne peut être rien de plus qu’un mammifère quadrupède et que le chevaucher revient à s’asseoir simplement sur le dos d’un tel animal. La pensée du stoïcien enlève l’aura prestigieuse des objets au point que le diamant n’est qu’un minéral et que la seule manière correcte de le définir serait au fond de donner sa formule chimique.
Si l’on est bien entraîné, une telle réduction objective des choses sociales va de pair avec la vie désintéressée, libérée du souci de plaire et d’avoir. Alors le cheval monté ne contamine pas davantage la pensée que le cheval perçu ou imaginé.
Même s’il est utile d’être cavalier pour accomplir au mieux la fonction de lui requise, le cavalier au contact de l’animal n’en perd pas la maîtrise de ses représentations. Même au galop, le stoïcien maîtrise et la monture et l’idée de la monture : emporté ni par la bête ni par la bêtise des associations d’idées.
Mais Platon ici n’est pas à l’abri du monde, dans la forteresse de sa pensée bien faite. Très humaine, sa pensée est en relation avec ce qu’il vit : dans la foulée de la monte vient l’orgueil du cavalier, comme s’il était impuissant à penser les choses une fois pour toutes dans leur éternité vraie.
Envahi par ce qu’il condamne, il ne lui reste alors plus qu’à s’éloigner à grand pas de ce qui l’échauffe, le cheval réel et social.

Commentaires

1. Le samedi 11 mars 2006, 20:16 par Nicotinamide
La force d'une philosophie repose sur sa mise en pratique. Est-il possible de pratiquer une "réduction objective des choses sociales" ?
Si la volonté de Platon ne l'arrache pas d'un sentiment d'orgueil lorsqu'il chevauche, si ce sentiment provoque un malaise, je crois qu'il a raison de descendre...

Cette anecdote me rappelle Alain qui précisait dans l'un de ses propos sur le pouvoir que c'était la fonction de petit chef qui créait le connard et non une personnalité prédisposée. Mieux vaut fuir ce type de fonction plutôt que d'imaginer que j'aurai la volonté de ne pas en abuser. En effet, en convoquant l'exemple de la vie des stoiciens, difficile d'y trouver cette maitrise détachée et cette volonté toute puissante
2. Le dimanche 12 mars 2006, 10:24 par philalethe
Si la fonction de petit chef créait l'abus de pouvoir, on ne pourrait pas dire: "Il ne joue pas au petit chef".

mardi 7 mars 2006

Platon, le jeu, l’habitude.

Laërce rapporte un mot de Platon quelque peu énigmatique :
« En tout cas, on raconte que Platon, voyant quelqu’un qui jouait aux dés, lui fit des reproches. Ce dernier répondit qu’il jouait pour peu de chose. « Mais l’habitude, répondit Platon, ce n’est pas peu de chose. » (III 38)
D’abord Platon a-t-il vu une seule fois le joueur jouer et, dans ce cas, il fait l’hypothèse qu’il joue d’habitude ou bien lui adresse-t-il des reproches pour l’avoir vu jouer plusieurs fois ? L’habitude est-elle observée ou conjecturée ?
Ensuite s’agit-il d’une condamnation de l’habitude de jouer ou bien, plus généralement, d’une condamnation de l’habitude ?
La première est spontanément plus intelligible que la seconde mais se comprend de deux manières : est-ce une condamnation du jeu, l’habitude étant un facteur aggravant ou de l’habitude de jouer, le jeu à titre exceptionnel n’ayant alors rien de prohibé ?
Cette même alternative peut s’interpréter à son tour de quatre façons : est-ce le jeu tout court qui est visé ou le jeu de hasard ou le jeu d’argent ou le fait de jouer de l’argent à un jeu de hasard ?
Quoi qu’il en soit, toutes les raisons envisagées jusqu’à présent porteraient sur la valeur discutable du jeu. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que c’est l’habitude qui, en tant que telle, est condamnée.
L’habitude n’est-elle pas incompatible avec la maîtrise de soi ? Faire les choses machinalement, quelles qu’elles soient, c’est ne plus en décider. En outre, si comme le dit le Phédon, philosopher, c’est se défaire le plus possible des contraintes corporelles, avoir des habitudes revient souvent à obéir à son corps, ne plus le guider mais le suivre plus ou moins. Certes les habitudes peuvent être mentales mais elles n’en restent pas moins manifestations de passivité.
Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique explicite une telle condamnation :
« L’habitude acquise est une contrainte physique interne à ne point démordre de la manière dont on a toujours procédé. Par là, précisément, elle enlève même aux bonnes actions leur valeur morale, car elle porte préjudice à la liberté de l’esprit, et conduit en outre à faire du même acte une suite de répétitions dépourvues de toute pensée (monotonie), forgeant ainsi son propre ridicule. Les mots de remplissage ancrés par l’habitude (phrases destinées à combler le vide de la pensée) inspirent à l’auditeur la crainte perpétuelle de devoir entendre la chère petite formule, et transformer la personne qui parle en machine à parler. Si l’habitude chez autrui suscite en nous le dégoût, c’est que de l’homme surgit avec outrance l’animal guidé d’instinct par la règle de l’habitude, à la manière d’une autre nature (non humaine), et qu’il court ainsi le risque de tomber dans la catégorie des bêtes. Cependant, certaines habitudes peuvent procéder de l’intention et être admises, dans les cas où la nature refuse son aide à la libre volonté, lorsqu’il s’agit par exemple avec l’âge, de s’habituer à l’heure du manger et du boire, à leur qualité et à leur quantité, et de la sorte pour le sommeil ; mais cela ne vaut qu’à titre d’exception et dans la nécessité. » (trad. de Pierre Jalabert)
Kant dont la rumeur dit qu’il était en tant qu’homme engoncé dans ses habitudes indéracinables de vieux garçon n’accepte donc l’habitude que quand, mise au pas du corps, elle l’asservit au travail de l’esprit.
Je suis reconnaissant à Alain d’avoir donné à l’habitude la fonction non simplement de limiter l’importance du corps mais celle d’en amplifier la puissance, autrement dit, les capacités de la personne. C’est la coutume qu’Alain stigmatisera :
« L’habitude c’est la volonté qui a un corps, exactement qui possède son corps. C’est une sorte d’instinct acquis. Et il n’y a point de volonté efficace sans l’habitude, qui a ainsi pour rôle d’élever l’instinct au niveau de la pensée. Ici il est important de distinguer l’habitude qui est au service de l’action, et la coutume qui au contraire y résiste. Quand Rousseau dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. Pour éviter toute confusion, il suffit de comparer le musicien qui ne sait qu’un air et y revient toujours et celui qui au contraire, par l’habitude, devient capable de jouer à vue n’importe quoi et même d’improviser. » (1925)
Puis-je, plagiant Alain, écrire : « Quand Platon dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. » ?

Commentaires

1. Le mercredi 8 mars 2006, 23:09 par Nicotinamide
« L’habitude est ce que l’on fait sans y penser et mieux qu’en y pensant », disait ma prof de philo en classe de terminale.

Pour répondre à la question : Quand Platon dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. Je citerai sans le commenter un passage des lois :
« L'ATHÉNIEN : (…) Nous trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal le plus dangereux (…) Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs âmes ; car quelles que soient les lois où ils ont été nourris, quand elles sont, par une chance divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. » Les lois Livre VII)
2. Le samedi 11 mars 2006, 15:59 par philalethe
C'était un des problèmes du législateur: engendrer l'excellent usage, ce qui requiert du temps, et l'immuniser ensuite contre le passage de l'autre temps, le destructeur.

dimanche 5 mars 2006

Dispute entre le premier des Socratiques et le premier des Cyniques.

Si on connaît plus les Cyniques pour leurs hauts gestes que pour leur doctrine, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont su inventer des formes d’action qui valent les plus lumineux des manifestes, c’est aussi parce qu’on a perdu tous leurs ouvrages. Ainsi Laërce rapporte qu’Antisthène aurait écrit soixante-quatre oeuvres. L’une d’entre elles en trois livres se serait appelée Sur le fait de contredire (VI 16).
C’est sans doute à la lecture publique de cet ouvrage qu’Antisthène avait invité Platon :
« Comme Platon lui demandait sur quoi allait porter la lecture, Antisthène répondit que ce serait sur l’impossibilité de porter la contradiction. » (III 35)
Il est difficile de reconstituer avec exactitude la thèse du cynique. Antisthène aurait défendu que seuls existent les individus (ce cheval, cet homme, ce fleuve etc) et que les concepts (comme celui de blancheur ou de poids ou de taille) ne renvoient à rien d’autre qu’à des mots. Il en aurait tiré la conclusion que le seul jugement qu’on peut porter sur un individu est tautologique (« ce cheval est ce cheval ») sous peine de lui attribuer des prédicats qui ne correspondent à aucune réalité (ainsi lorsqu’on dit du cheval qu’il est blanc). Dans ces conditions, si la vérité est toujours tautologique, la possibilité de la contradiction entre les hommes prend fin au sens où si plusieurs hommes parlent de ce cheval, logiquement ils ne peuvent que s’entendre sur le seul énoncé formulable à son propos : « ce cheval est ce cheval ». La détermination de ce qui est faux est vite réalisée : seule est fausse la négation de la tautologie (« ce cheval n’est pas ce cheval ») et, par là même, la possibilité de thèses contradictoires concernant la réalité s’amenuise puisque les hommes à la lumière de cette doctrine sont encouragés à ne formuler que des évidences incontestables.
Dans la Métaphysique (delta 29), Aristote accuse de « naïveté » la doctrine en question, reprochant à Antisthène de réduire la vérité à la tautologie sans prendre en compte la possibilité du jugement prédicatif :
« En réalité, il est possible d’énoncer chaque être, non seulement par sa propre énonciation (« ce cheval est ce cheval »), mais encore par l’énonciation d’autre chose : assurément l’énonciation peut alors être absolument fausse (« ce cheval parle »), mais elle peut aussi être vraie. » (1024 b 35)
Platon, lui, avant même de prendre en compte la teneur du livre qu’Antisthène s’apprête à lire, détruit immédiatement et logiquement la cohérence de la thèse proposée :
« Alors Platon s’exclama : « Comment donc peux-tu écrire précisément là-dessus ? » (35)
Il lui fait en effet réaliser que la thèse formulée ainsi est auto-réfutante car si elle est vraie, Antisthène ne peut pas contredire ceux qui défendent que l’on peut contredire ; or, c’est bel et bien ce qu’il prétend faire. Un tel règlement de comptes logique est toujours douloureux pour celui qui en est la cible. Il est extrêmement efficace et réduit l’adversaire à un silence penaud. Ainsi il m’est arrivé plus d’une fois d’amener à la raison des élèves tentés par le scientisme et qui soutenaient que « seules les vérités scientifiques sont vraies ». Il suffisait de leur faire comprendre que leur énoncé n’était pourtant pas une vérité scientifique...Plus amusés que fâchés, ils n’allaient pas alors jusqu’aux extrémités d’Antisthène :
« Comme Platon lui montrait qu’il se réfutait, Antisthène écrivit contre Platon un dialogue qu’il intitula Sathon (Luc Brisson propose comme traduction « quéquette »). A partir de ce moment-là, ils furent constamment brouillés l’un avec l’autre » (35)
Entre Xénophon et Platon, il me semble en revanche n’ y avoir jamais eu d’esclandre mais une interminable et silencieuse rivalité comme si chacun, dans son désir de se faire reconnaître comme le dauphin de Socrate, imitait d’autant plus l’autre qu’il en parlait moins :
« Xénophon, lui aussi, semble n’avoir pas été en bons termes avec Platon. En tout cas, comme s’ils rivalisaient l’un avec l’autre, ils écrivaient des ouvrages similaires : un Banquet, une Apologie de Socrate et des Mémorables relevant de la littérature morale ; ensuite l’un écrivit une République, et l’autre une Éducation de Cyrus. En outre, dans ses Lois, Platon déclare que son Éducation est une fiction, car Cyrus n’était pas tel (en réalité Platon ne fait pas référence explicitement à l'ouvrage de son adversaire). L’un et l’autre font mention de Socrate, mais nulle part l’un ne fait mention de l’autre, sauf Xénophon qui fait mention de Platon au livre III des Mémorables (j’ajoute que la mention en question, tout à fait anodine, n’a rien de venimeux). » (34)
A travers la particularité de l’anecdote, Laërce, je crois bien, donne à voir une des figures possibles de la relation entre les philosophes : des disciples qui, bien qu’assumant le même héritage, ouvrent des voies distinctes, alliant à l’ignorance officielle la conscience secrète et confuse des oeuvres des autres.

Commentaires

1. Le mardi 7 mars 2006, 23:05 par Nicotinamide
Les voix qui traversent cette dispute me semblent multiples et contradictoires. En effet, la contradiction impossible et les essences introuvables ne relèvent pas seulement d’Antisthène. « Protagoras fut le premier à proposer l’argument d’Antisthène, qui essaye de démontrer qu’il n’est pas possible de contredire », puis Diogène Laërce ajoute, comme le dit Platon dans l’Euthydème » (DL IX 53) Parménide soutenait aussi que le faux n’existe pas… Par contre, en ce qui concerne Antisthène, je crois qu’il ne faudrait pas interprété ce qui nous reste en terme de discours vrai opposé à un discours faux impossible. Pourquoi ne pas envisagé un discours adéquat, où les interlocuteurs se sont mis d’accord sur une définition (aucune contradiction possible) face à un discours inadéquat où les deux interlocuteurs ne parlent pas de la même chose (contradiction apparente) ?

Le sathon vise à réduire à néant la théorie platonicienne de l’Idée. Mais Antisthène n’est pas le seul. « Comme Stilpon était très habile en éristique, il rejetait même les idées. Il allait jusqu’à dire que quand on dit homme, on ne dit personne car on ne dit ni cet homme-ci ni cet homme là. » DL II 119. Pour Platon les mots montrent l’essence (Cratyle), le réel c’est les ombres caverneuses, l’Idée possède une force ontologique. Antisthène s’inspire de Gorgias, pour dire au contraire qu’une Idée n’est qu’une représentation mentale qu’elle n’a aucune réalité, que rien ne leur correspond dans le monde. La démarche cynique correspond à établir un lien étroit entre le mot et la chose (la parole et l’acte).
2. Le mercredi 8 mars 2006, 17:52 par philalethe
Oui, vous avez raison de rattacher Antisthène à la sophistique; il a été lui-même l'élève de Gorgias.
Pouvez-vous, sinon, clarifier la distinction discours adéquat/discours vrai ?
En revanche je ne comprends pas ce que vous voulez dire quand vous écrivez que pour Platon le réel ce sont les ombres de la Caverne. Non, ces ombres sont des images d' images des Formes (qui sont le Réel), j'ai bien écrit images d'images.
3. Le mercredi 8 mars 2006, 22:18 par Nicotinamide
Antisthène s’est beaucoup préoccupé de la signification des noms car il pensait que : « l’examen des noms est le principe de l’éducation philosophique. » (Epictète). La recherche philosophique consistait donc pour lui à analyser les concepts moraux et le sens des mots (dans un but éthique bien entendu). Le cynique tend à s’arracher du bavardage conventionnel et des discours équivoques pour déterminer un sens univoque aux paroles. Une fois que le sens d’un mot a été fixé, les confusions ne sont plus possibles. L’attitude est socratique. En effet, les dialogues platoniciens évoquent toujours un Socrate qui s’interroge sur le sens d’un mot : qu’est-ce que le pieux ? Qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que le beau, l’amitié, la vertu… Antisthène exclut dans cette approche les notions de vrai et faux (influence des éléates et des sophistes) car dire quelque chose correspond à dire ce qui est (ou du moins dire quelque chose qui a une signification même si celle-ci est inadéquate). Antisthène cherche juste à ce que ses définitions face corps avec les choses, que ses définitions soient les choses s’exprimant… C’est pourquoi, je ne crois pas qu’Antisthène s’enferme dans la tautologie comme le mégarique. D’un autre côté, lorsque Plutarque rapporte :
« Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
Antisthène les apaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers :
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non. » (Œuvres morales, traduction Amyot)
il semble difficile de nier qu'Antisthène donne au philosophe un accès à la vérité alors que le vulgaire nage dans l’opinion vague. (cf Dion Chrysostome, LIII (36) 4-5

Mon résumé de la théorie platonicienne était floue. Je voulais simplement dire que le sathon devait s’inscrire dans une lutte contre les théories de Platon en mettant en doute l’existence de l’universel.

vendredi 3 mars 2006

A quoi bon dormir ?

A une grande insomniaque...
Si j’en crois Aristodème, tel que le fait parler Platon dans le Banquet, de tous les convives Socrate est le seul à résister au sommeil et, frais comme un gardon, à commencer après les agapes une nouvelle journée :
« Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer. » (223 d trad. de Léon Robin)
Si Socrate dort si peu, ce n’est pas par insomnie mais par ferme volonté de céder le minimum au corps.
Le Platon de Diogène reprend le refrain :
« Beaucoup dormir lui déplaisait aussi. En tout cas, dans les Lois, il déclare : « Un homme endormi ne vaut rien. » (III 38)
Précisément dans le dialogue en question, Platon défend l’idée que tout citoyen doit ne pas passer toute sa nuit à dormir. Couché après ses serviteurs, levé avant eux, l’homme libre comme la maîtresse de maison doivent donner l’exemple en se livrant aux multiples fonctions qu’impliquent autant le gouvernement d’un Etat que l’organisation domestique. En plus, trop de sommeil nuit au corps comme à l’âme (je me souviens d’une mère de famille qui, bien que n’ayant jamais lu Platon, disait aux jeunes gens enclins aux grasses matinées : « On se pourrit les reins à tant dormir ! ») :
« L’homme, quand il dort, est sans valeur aucune, il ne vaut pas du tout plus que s’il n’était pas en vie (la mort à laquelle Platon se réfère ici n’est pas la désincarnation idéale dont il fait l’éloge dans le Phédon quand il exhorte le philosophe à apprendre à mourir ; c’est bien plutôt l’incarnation absolue, l’ensevelissement total dans le tombeau du corps) ; au contraire celui d’entre nous qui, au plus haut point, a souci de la vie et de la pensée est éveillé le plus longtemps qu’il peut, ne se gardant de sommeil que ce qui est utile pour la santé ; or, ce n’est pas beaucoup, une fois que cela est venu à être une habitude ! » (Lois 808 b-c trad. Léon Robin)
Il est opportun de se rappeler ici de ce passage du livre IX de la République où Socrate identifie le rêve au déchaînement des désirs déréglés :
« (Ils) s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander par la douceur à l’autre, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourriture ou de boisson, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’il n’est point d’audace devant lequel elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion : ni en effet devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère ou à n’importe qui, homme, Divinité, bête ; de se souiller de n’importe quel meurtre ; de ne s’abstenir d’aucun aliment. » (571 c)
Une telle dépréciation du sommeil fera long feu.
Porphyre, le philosophe néoplatonicien, dans la vie qu’il consacre à Plotin, assure que ce dernier ne dormait guère, tant il était absorbé par des méditations continuelles et dans un autre ouvrage, il associe clairement le désir de dormir à un hédonisme grossier et condamnable :
« Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin, qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. » (Traité touchant l'abstinence de la chair des animaux trad. de M. de Burigny 1747)
Il est même arrivé à Nietzsche, à qui on a pourtant souvent attribué le dessein de renverser le platonisme, d’identifier le rêve à une régression vers la sauvagerie et la primitivité :
« Les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comment son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comment, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupable dans le rêve : au point qu’à la claire remémoration d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. » (Humain, trop humain I 13 trad. de Albert révisée par Lacoste)
En revanche on ne sera pas étonné si Alain, dans un discours de distribution des prix prononcé en 1904, s’inscrit dans cette tradition :
« Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter. » (Les marchands de sommeil p.9 N.R.F.)
Dormir en somme (sic), c’est dire oui :
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. » (Libres propos 1924)
Reste que si le sommeil est l’anéantissement momentané du pouvoir critique, il est néanmoins la condition sine qua non de son exercice :
« Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé. » (Libres propos 1931)
La valeur du sommeil paraît donc ambiguë : il est autant l’occasion de rencontrer les monstres qui nous habitent que la possibilité toujours renouvelée de trouver la force de les vaincre.

mercredi 1 mars 2006

Mais à quoi bon méditer sur les philosophes antiques ?

" Il est mort du coeur finalement dans des conditions pas pépères... d'un grand coup d'angine de poitrine, d'une crise qui a duré vingt minutes. Il a bien tenu cent vingt secondes avec tous ses souvenirs classiques, ses résolutions, l'exemple à César... mais pendant dix-huit minutes il a gueulé comme un putois...Qu'on lui arrachait le diaphragme, toutes les tripes vivantes... Qu'on lui passait dix mille lames ouvertes dans l'aorte... Il essayait de nous les vomir... C'était pas du charre. Il rampait pour ça dans le salon... Il se défonçait la poitrine... Il rugissait dans son tapis... Malgré la morphine. Ça résonnait dans les étages jusque devant sa maison... Il a fini sous le piano." (Céline Mort à crédit 1936 La Pléiade p.525)
"Une chose si terrible et si affreuse qui fait la conclusion de la tragédie, et qui dépouille le roi du théâtre de toute sa grandeur, et l'égale au plus vil acteur de la pièce." (Jean de Silhon De l'immortalité de l'âme 1634)

lundi 27 février 2006

Digression VI: du philosophe et de la prostituée, qui est le plus savant ?

Alciphron est certes le titre d'un livre du philosophe Berkeley mais c'est aussi le nom d' un rhéteur grec du IIème ou du IIIème siècle de notre ère à qui on doit des lettres, dont celle-ci, adressée par une courtisane, Thaïs, à son amant trop intéressé, selon elle, par la philosophie:
" Maintenant que tu t’adonnes à la philosophie, tu deviens grave et tu lèves les sourcils au-dessus du front. Ce n’est pas tout. Drapé dans le manteau traditionnel, avec un livre à la main, tu t’avances fièrement vers l’Académie (ainsi l'amant est devenu platonicien et platonique), et tu passes devant notre maison, comme ne l’ayant jamais vue. Es-tu fou, Euthydème ? Tu ne connais donc pas ce sophiste maussade, qui expose de merveilleux principes (s'agirait-il de Platon ?) ? Si tu savais depuis combien de temps il me poursuit, afin d’obtenir mes faveurs ! Il soupire aussi pour Herpyllis, la suivante de Mégara. Je ne l’ai point accueilli, car je préférais tes baisers à l’or des philosophes (ce qui singularise Thaïs, car, dans le recueil d'Alciphron, les courtisanes sont souvent indécemment cupides). Mais, puisqu’il semble te détourner de moi, je le recevrai ; et je te prouverai, quand tu voudras, que ce fameux précepteur, qui déteste tant les femmes, ne se contente pas de plaisirs habituels. Tu peux m’en croire, pauvre sot. Cet étalage d’austérité est un leurre pour exploiter la jeunesse. Trouves-tu de la différence entre un sophiste et une hétaïre ? La seule qui existe est dans les moyens de persuasion ; leurs efforts ont le même but : le gain. Et encore, nous valons mieux, nous avons plus de religion. Nous ne nions point les Dieux, nous croyons aux serments de nos amoureux, quand ils jurent qu’ils nous adorent. Nous empêchons aussi les hommes de commettre des incestes et des adultères. Mais, parce que nous ignorons l’origine des nuées et la théorie des atomes (Thaïs confond-elle l'Académie avec le Jardin ?), nous te paraissons inférieures aux philosophes ? Détrompe-toi, j’ai été leur élève, j’ai conversé avec beaucoup d’entre eux. La vérité est qu’aucun de ceux qui fréquentent les courtisanes, ne rêve la tyrannie ni ne trouble les républiques ( indirecte visant Platon et ses tentatives syracusaines ? ). On se contente de boire la nuit et de dormir le jour. Notre éducation n’est-elle pas moins dangereuse pour les jeunes gens ? Compare, si tu veux, l’hétaïre Aspasie et le sophiste Socrate ; examine qui forme les meilleurs citoyens : tu verras Périclès, disciple de l’une ( Thaïs identifie la relation de la courtisane avec son ami à celle du maître avec son disciple ) et Critias, de l’autre ( cousin de la mère de Platon, il fut un des Trente Tyrans qui ont opprimé Athènes' '). Quitte cette folie, change ce visage désagréable, Euthydème, mon trésor ; la sévérité ne te convient guère. Accours plutôt chez ta maîtresse comme autrefois, lorsque tu arrivais du Lycée ( diantre, Euthydème a donc été aussi péripatéticien...'') tout en sueur. Viens, nous nous livrerons ensemble à une douce ivresse et aux plaisirs de la volupté. Tu reconnaîtras alors combien je suis savante ! D’ailleurs, la Divinité nous accorde peu de jours à vivre ; ne les perds point sottement à chercher des énigmes. Adieu." (Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres trad. de Stéphane de Rouville)
Au fond ce que Thaïs reproche aux philosophes, c'est précisément de ne pas en être et de viser autre chose que la connaissance de la vérité. Sa manière d'inciter son amant à jeter le masque n'est pas sans ressembler quelque peu à celle d'Épictète quand il dénonce les pseudo-philosophes et répond en même temps aux critiques de Thaïs:
" " Voici un philosophe. " Pourquoi ? " Il porte le manteau grossier et la barbe. " Et que portent les mendiants ? Et alors, si l'on voit un mendiant manquer aux bienséances, on dit tout de suite: " Regarde ce que fait le philosophe. " Mais de cette indécence même on aurait plutôt dû conclure qu'il n'était pas philosophe." En effet, si c'était la définition et le signe assuré du philosophe de porter un manteau grossier et de la barbe, on aurait raison; mais si sa définition, c'est d'être impeccable, pourquoi ne retire-t-on pas le titre de philosophe à cet homme qui ne satisfait pas à la promesse de ce titre ? On procède ainsi s'il s'agit des autres métiers. Lorsqu'on voit un homme mal travailler à la hache, on ne dit pas: " A quoi bon l'art du charpentier ? Vois comme les charpentiers travaillent mal. ", on dit au contraire: " Ce n'est pas un charpentier; il se sert mal de la hache." De même, si l'on entend quelqu'un mal chanter, on ne dit: " Voyez comment chantent les musiciens ", mais plutôt: " Ce n'est pas un musicien. " C'est à propos de la philosophie seule qu'on a cette impression; en voyant un homme agir d'une manière contraire à ce que promettait le titre de philosophe, on ne lui enlève pas ce titre, mais on pose qu'il est philosophe, puis ayant tiré du fait même cette mineure: "Il est inconvenant ", on conclut que la philosophie ne sert à rien. " (Entretiens IV VIII trad. de E. Bréhier revue par P. Aubenque)
Qui écrira la réponse de Thaïs à Epictète ?

dimanche 26 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (5)

Il est aujourd’hui question d’une pomme.
Donner une pomme peut avoir d’immenses conséquences. Ainsi quand Pâris, le fils du roi Priam et d’Hécube, offre à Aphrodite la pomme d’or comme prix pour sa beauté, en mécontentant de ce fait les deux autres déesses rivales Héra et Athéna, il déclenche sans le savoir la guerre de Troie. A bien y réfléchir d'ailleurs, c’est un curieux jugement que Pâris, choisi par Hermès pour arbitrer la dispute entre les trois déesses, a rendu. S’il s’ était contenté de les regarder et de rendre son verdict, ses intentions eussent été claires : la déesse choisie l’aurait été pour sa beauté. Mais il se trouve que chacune des candidates a cherché à corrompre le juge, Athéna lui promettant la sagesse et le courage à la guerre, Héra la possession d’un royaume et Aphrodite celle de la femme la plus belle du monde. Impossible donc de savoir si Pâris a récompensé Aphrodite pour elle-même ou pour en être récompensé.
En revanche, dans les deux épigrammes attribuées à Platon, où il est aussi question d’une pomme, il n’y a aucune ambiguïté. Voici la première :
« Une pomme est le trait que je te lance : si tu consens à m’aimer,
Accepte-la et en échange, abandonne-moi ta virginité ;
Mais si telle n’est pas ton intention, garde quand même la pomme,
Et vois comme la beauté est éphémère. » (III 32)
Ce qui distingue cette pomme de la pomme d’or donnée par celui qui enlèvera Hélène, ce n’est pas seulement qu’elle est ordinaire, c’est qu’elle n’est ni une récompense, ni, malgré ce qui est littéralement dit, un moyen d’échange (si cela était le cas, l’aimé ne pourrait pas et refuser l’offre et la garder). La pomme fait partie d’un jeu dont les règles sont transmises justement par l’épigramme. A dire vrai, si les raisons du lancer sont lumineuses, le fait de rattraper le fruit est, lui, aussi ambigu que le geste de Pâris : il est autant promesse de satisfaction que manifestation de refus. Si l’auteur de l’épigramme a manifesté doublement et lourdement la clarté de son intention (d’abord en transmettant l’épigramme, puis en lançant la pomme), l’objet du désir ne dit rien en prenant le fruit. C’est ce qui suivra qui éclairera son intention. En somme l’aimé a le temps de la réflexion et ne s’engage immédiatement à rien. Rattraper ce qui est donné n’est pas se donner, c’est juste montrer qu’on a compris le jeu, ce qui ne veut pas dire combler celui qui décide d’y jouer.
Mais cette épigramme ne contient pas simplement la règle d’un jeu, elle avance une raison pour l’aimé de céder, c’est en effet ce qu’explicite nettement l’autre version de l’épigramme :
« Je suis une pomme : celui qui me lance, c’est quelqu’un qui t’aime ; eh bien accède à ses désirs,
Xanthippe (c’est autant un prénom d’homme que de femme) ; moi et toi sommes destinés à nous flétrir. » (32)
Cette épigramme est une étrange étiquette : d’abord elle est redondante (l’aimé sait en effet comment s’appelle le fruit reçu), ensuite elle métamorphose la pomme moins en messager qu’en entremetteuse choisie pour sa ressemblance avec l’aimé (avec le temps il cessera comme elle d’attirer les désirs).
Ainsi ce petit texte étonnant promeut la pomme au rang de sujet (en lui donnant la parole) afin de réduire celui à qui on la donne à un objet (comme une pomme, il doit être consommé au meilleur moment).

samedi 25 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (4)

En l’honneur du poète Agathon qui vient de remporter le premier prix du concours de tragédies est célébré le banquet dont Platon fait le récit dans le dialogue homonyme.
L’homosexualité de cet ami de Pausanias a été l’objet de la dérision d’Aristophane dans Les Thesmophories, comédie jouée en 411, précisément cinq ans après le triomphe d’Agathon. Aristophane y met en scène Euripide craignant la vengeance des femmes désireuses de le punir d’avoir écrit des pièces misogynes. Le poète tragique a alors l’idée de demander à Agathon d’intercéder en sa faveur en se faisant passer pour une femme à l’assemblée où les comploteuses machinent sa perte. Aristophane fait alors apparaître Agathon en travesti. Mais Euripide a beau le supplier en mettant en relief ses atouts :
« Toi tu es joli garçon, le teint blanc, rasé de prés, voix de femme, délicat, charmant à voir. » (trad Eugène Talbot 1897)
Agathon refusera d’aider son ami, ce que sanctionnera immédiatement la réplique assassine de Mnésiloque, beau-père d’ Euripide :
« Agathon : N’espère donc pas qu'aujourd'hui nous nous exposions à ton mal : nous serions fous. Mais ce qui t'est personnel, supporte-le toi-même. C'est justice de supporter les malheurs, non par la ruse, mais par la patience.
Mnésiloque : En effet, toi, débauché, tu t'es élargi le derrière, non par des paroles, mais par la patience. »
Agathon disparaît vite alors de la scène, laissant l’impression d’un lâche débauché.
C’est une toute autre image que le lecteur se fait de l’homme qui porte le nom d’Agathon quand il lit l’épigramme que Platon lui aurait consacrée :
« Mon âme, lorsque j’embrassais Agathon, je l’avais sur mes lèvres
Elle y était venue, oui, la malheureuse, comme pour passer en lui. » (III 32)
Epigramme sublime qui fait du baiser non l’expression de la possession gourmande mais celle du don de soi et qui confère à « mourir d’amour » un sens inédit. Je pense alors subitement à Wittgenstein, écrivant dans les Recherches philosophiques que « le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine » (p. 254 Gallimard 2004). Robert Genaille, lui, a malheureusement rendu ces deux vers presque ridicules :
« En aimant Agathon j’avais mon âme au bord des lèvres (qui ne pense alors à l’expression du dégoût : « avoir le coeur au bord des lèvres » ?)
Et la pauvre est passée en lui (ou la maladresse de confondre la mort métaphorique avec la mort réelle) »
Même s’il explicite un peu lourdement l’épigramme, l’écrivain latin Aulu-Gelle en avait, je crois, mieux compris l’intention :
« XI. Vers érotiques par lesquels Platon s'essayait, étant encore jeune, à la poésie tragique.
Il est deux vers grecs devenus célèbres, et que beaucoup de gens instruits ont jugé dignes d'orner leur mémoire, tant ils ont de grâce et d'élégance dans leur brièveté ! Un grand nombre d'auteurs anciens les attribuent au philosophe Platon, comme un jeu d'esprit par lequel il aurait préludé dans sa jeunesse aux tragédies qu'il voulait composer :
En donnant un baiser à Agathon, j'avais l'âme sur les lèvres ; elle y était venue toute troublée, comme pour s'enfuir.
Un de mes amis, jeune nourrisson des muses, a développé ce distique dans une pièce de vers, où la licence de l'imitation ne s'est pas affûtée aux mots ; et comme ces vers ne m'ont pas paru indignes d'être retenus, je les cite ici :
Lorsque de ma bouche mi-close je baise mon jeune ami, et que je respire sur ses lèvres le parfum de son haleine, mon âme languissante et blessée accourt sur les miennes, et cherche à se frayer un passage entre ces deux rives charmantes. Alors si nos bouches demeuraient unies un seul instant de plus, mon âme brûlante d'amour passerait de mon corps dans le sien. Oh ! quel prodige ce serait ! Je serais mort à moi-même, et je vivrais en lui ! » (Nuits attiques XIX trad. Charpentier-Blanchet 1927)
Je terminerai par l’évocation d’un autre baiser donné à Agathon. Il est le fait d’Euripide et est rapporté par Elien, autre compilateur :
« Dans un grand repas que le roi Archélaüs donnait à ses amis, et où chacun se piqua de boire, Euripide qui avait bu sans ménagement, se trouva insensiblement ivre. Agathon, poète tragique, âgé d'environ quarante ans, était assis auprès de lui sur le même lit. Voilà qu'Euripide se jette à son cou, et l'embrasse tendrement. "Eh quoi! dit Archélaüs, Agathon vous paraît-il encore aimable ?" "Oui, par Jupiter, répondit Euripide : le printemps de la beauté n'est pas plus beau que son automne. " » (Histoires variées 13-4 trad. de Dacier 1827)
« Le printemps de la beauté n’est pas plus beau que son automne » : la formule n’est-elle pas magnifique ?

vendredi 24 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (3)

Smith dans son Dictionary of Greek and Latin Biography and Mythology (1844-1880) rapporte qu’Alexis, poète comique, aurait ridiculisé Platon dans une pièce de théâtre ayant pour titre Le Parasite. Est-ce le même homme dont Platon fut épris et à propos duquel il composa l’épigramme suivante ?
« Eh bien, je n’ai eu qu’à dire d’Alexis « Il est beau »,
Et voilà qu’on le regarde, que de toute part tous les regards se tournent vers lui.
Mon coeur, pourquoi montrer un os à des chiens, et avoir de la peine après ?
N’est-ce pas ainsi que nous avons perdu Phèdre ? » (III 31)
Lecteur du Banquet, j’avais identifié la beauté humaine à un pâle reflet de la Beauté. Néanmoins cette beauté corporelle exercait sur les hommes le même pouvoir d’attraction que si elle avait été la Beauté en soi. Elle était l’appât que mordait le désir, Diotime l’initiatrice disant connaître l’art de se servir de cet appeau pour élever l’homme jusqu’au Désirable Absolu.
Aussi suis-je surpris de découvrir ici une autre image de la beauté. Elle apparaît aux hommes non plus immédiatement mais par la médiation de la parole du philosophe. Celui-ci leur révèle la beauté et on le croit d'autant plus qu’il est lui-même l’objet de tous les regards :
« Néanthe de Cyzique raconte que, lorsque Platon se rendit à Olympie, tous les Grecs se retournèrent sur son passage. » (III 25)
Mais je n’irai pas jusqu’à penser que cette épigramme illustre la théorie du désir mimétique soutenue par René Girard. Cela reviendrait à dire que c’est le désir de Platon qui voit le corps d’Alexis comme beau et ainsi le rend désirable aux yeux de tous. Un tel subjectivisme me paraîtrait étrange dans le cadre platonicien.
Non, bien que beau d’une Beauté empruntée, le corps d’Alexis est réellement beau. C’est cette beauté que Platon découvre et c’est cette découverte qu’il communique aux autres.
Seulement il n’est pas Diotime. Elle, se faisait fort de pouvoir défaire l’amant de l’attachement à l’aimé en lui faisant voir un reflet plus intense de la Beauté dans la multiplicité indéfinie des beaux corps. Malheureusement Alexis n’est pas celui dont le regard des autres va vite se détourner pour, cessant de se fixer sur la beauté physique individuelle, embrasser la beauté physique en général.
Alexis est bien plutôt celui que Platon désigne involontairement à la meute. J’imagine que les chiens qui la composent sont les amants que Pausanias dans Le Banquet associe à Aphrodite la Populaire :
« Les gens de cette espèce, en premier lieu, n’aiment pas moins les femmes que les jeunes garçons ; en second lieu, ils aiment le corps de ceux qu’ils aiment plus que l’âme ; enfin, autant qu’ils le peuvent, ils recherchent les garçons les moins intelligents, car leurs visées vont uniquement à l’accomplissement de l’acte, mais ils ne s’inquiètent pas que ce soit ou non de belle façon. » (181 b trad. de Léon Robin)
Tel un os dévoré par le chien, l’aimé est détruit par la possession de l’amant. Alors, s’adressant à son coeur, Platon souffre peut-être de n’avoir pu honorer Alexis à la façon d’Aphrodite la Céleste. En échange de son corps Alexis aurait reçu de l’amant de quoi devenir un homme à son tour. Pausanias fait clairement dans Le Banquet la théorie de cet amour. Il y a encore initiation mais plus à la manière grandiose de Diotime. Ce n’est pas l’amant qui, entraîné par le corps de l’aimé, s’élève jusqu’à l’Incorporel ; c’est l’aimé qui, grâce à la parole de l’amant, accède aux règles et aux valeurs du monde des hommes mûrs. D’avoir été jeté à la pâture des chiens affamés, Alexis a perdu la possibilité de devenir un homme à l’image de l’amant qui l’aurait adoré.
Non seulement Platon a perdu Alexis autant que Phèdre, mais eux-mêmes, par la faute de cette perte, n’ont pas pu se trouver.

jeudi 23 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (2)

Dans le récit de Diogène, Dion était jusqu’à présent un personnage public, maillon essentiel dans la relation entre Denys le Jeune et Platon. Subitement il se métamorphose en être aimé par Platon. Ainsi l’entreprise politico-philosophique se teinte d’une couleur sentimentale et passionnelle qu’elle n’avait pas jusqu’alors, suggérant au lecteur que c’est par amour pour Dion que Platon se laisse entraîner dans ses aventures siciliennes. On est alors porté à penser que, si Platon s’est retrouvé esclave, c’est d’abord parce qu’il s’est soumis, comme tout amant, à la volonté de l’aimé.
« Les larmes d’Hécube (femme de Priam, elle représente la Souffrance Maternelle, pour avoir eu cinquante enfants tous morts pendant la guerre de Troie) et des femmes d’Ilion (Troie)
furent par les Moires filées dès l’heure de leur naissance.
Mais à toi, Dion, qui dressas un trophée de belles actions,
les divinités t’avaient versé largement l’espérance.
Et voilà que tu gis dans ta vaste patrie, honoré par tes concitoyens
toi qui as rendu mon coeur fou d’amour, Dion. » (III 30)
Platon rapporte en effet dans la Lettre VII que Dion périt assassiné à Syracuse alors qu’il avait pris le pouvoir en chassant manu militari son neveu, Denys II. Tout se passe comme si, les tentatives diplomatico-philosophiques ayant échoué, il n’était plus resté que la solution militaire. Ainsi la mort de Dion a dans la description platonicienne un air de famille avec la fin de Socrate. Platon peut ainsi être caractérisé comme le philosophe dont le maître et le disciple payent de leur vie leur volonté de prendre la philosophie au sérieux.
Reste un trait surprenant dans l’image que l’épigramme donne de Dion. Alors que le Destin (personnifié par les trois Moires) fixe fatalement et sans exception la vie de chacun, il se serait trouvé, concernant Dion, face à un pouvoir supérieur. Or, une telle force n’existe pas dans la mythologie grecque puisque même les dieux sont soumis aux décisions des Moires.
La figure de Dion, vue ainsi, est donc absolument inédite puisque sa vie se déroule d’une manière telle qu’elle est radicalement inintelligible dans le cadre des croyances partagées. Dion est l’homme soutenu par le Destin et défait par un x qui n’a pas d’existence reconnue.
On me rétorquera : ce n’est qu’une manière de dire que Dion avait tout pour réussir et que l’amour de Platon était donc excellemment placé. Il n’en reste pas moins que la métaphore qui exprime l’idée est, sauf erreur de ma part, mythologiquement impossible.

mercredi 22 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (1)

Diogène consacre quelques pages aux amours de Platon. Lisons les quelques épigrammes que Platon est censé avoir écrites à ceux qu’il aimait.
« Tu contemples les astres, mon Aster ; puissé-je être le ciel, pour te contempler avec des yeux innombrables. » (III 29)
Aster veut dire « étoile » en grec: Luc Brisson ne sait pas si le mot est un nom propre ou si la métaphore de l’astre illustre la beauté de Phèdre. Quant à l’activité de cet Aster, elle n’aurait rien à voir avec l’intérêt qui fit chuter Thalès mais serait seulement le produit d’un jeu de mots, un peu comme si l’on écrivait : « Que fait une star ? Elle regarde les étoiles. »
Reste que ce texte, involontairement sans doute, illustre clairement la position de l’amant par rapport à l’aimé. Le premier regarde le second qui ne le regarde pas...
On peut lire ces vers aussi à la lumière de l’allégorie de la Caverne. Cet aimé starifié a, comme le prisonnier au terme de sa longue remontée vers le jour, le regard dirigé vers le haut. Mais l’amant Platon, infidèle à ses aspirations philosophiques, rêve, lui, d’être en haut pour mieux voir ce qui est en bas. Non plus deux yeux pour contempler mille étoiles mais mille étoiles pour contempler deux yeux...
« Aster, jadis tu brillais parmi les vivants, étoile du matin, alors que maintenant, trépassé, tu brilles, étoile du soir, parmi les morts. » (29)
Aster est donc devenu un astre ; Epicure dans la Lettre à Ménécée dit que le sage est comme un dieu parmi les hommes. Platon, comme tous les amants, est assez insensé pour s’imaginer que, sur le fond terne de tous les autres, seul brille l’aimé.

Commentaires

1. Le mercredi 22 février 2006, 19:50 par ad
Superbe site, je me régale !
2. Le mercredi 24 mai 2006, 17:36 par Lena
Je cherchais longtemps des poèmes de Platon et je suis très heureuse que j'ai trouvé ici ces deux.
Merci beaucoup!

mardi 21 février 2006

La lecture de Diogène Laërce est-elle désespérante ?

Dans la deuxième Considération inactuelle, intitulée De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (1874), Nietzsche dénonce l’enseignement de l’histoire en tant qu’il développe une pensée relativiste et, par là même, impropre à orienter. A cette occasion, il cite une lettre dans laquelle le poète allemand Hölderlin (1770-1843) donne l’impression qu’il a retirée de la lecture de Diogène :
« Le jeune homme est ainsi devenu un sans-patrie, il doute de toutes les coutumes et de toutes les idées. Il le sait bien à présent : autres temps, autres moeurs ; peu importe donc ce que tu es. Dans une mélancolique atonie, il laisse défiler devant lui une opinion après l’autre, et il comprend l’état d’âme et la parole de Hölderlin, après la lecture de l’ouvrage de Diogène Laërce sur la vie et la doctrine des philosophes grecs : « Une fois que j’ai ressenti cette impression souvent éprouvée déjà, que ce caractère transitoire et éphémère des pensées et des systèmes de l’homme m’affecte d’une manière plus tragique que les vicissitudes habituellement considérées comme seules réelles ». » (trad. Albert révisée par Lacoste)
J’imagine que la lecture de Diogène peut encore décourager même si la multiplicité qu’il dépeint est si éloignée de nous que le rapprochement avec les disputes de philosophes plus contemporains ne va pas de soi. Son livre m’apparaît plus comme un télescope qui permettrait de découvrir ce qui s’est passé il y a bien longtemps sur une autre planète que comme une description éternellement vraie de la condition humaine quand elle s’acharne à philosopher.
D’abord c’est une planète où pullulent les philosophes et où ils ne font donc que se rencontrer, se critiquer, se moquer les uns des autres, laissant peu de place pour les gens ordinaires ou pour les autres hommes d’exception. Au fond les Vies m’introduisent dans une sorte de zoo, où on ne voit presque que des exemplaires d’une seule espèce : homo paleophilosophicus.
En effet ils sont des "paléophilosophes" au sens où ils ont tous une très haute idée de la philosophie qu’ils défendent, même les sceptiques avec leur silence savant. Ils attendent d’elle qu’elle dise le fin mot de l’affaire ou qu’elle ait le dernier mot. Bien sûr chacun ne cesse pas de se faire clouer le bec par les adversaires, mais ils partagent tous l' idée que le silence devrait se faire quand ils parlent.
Philosopher aujourd’hui ce n’est généralement plus vouloir occuper cette place royale qu’aucun, même parmi les plus grands, n’a pu garder bien longtemps. Ce qui manque à tous ces philosophes antiques, c’est par définition la connaissance que nous avons de la longue histoire qui nous sépare d’eux. Instruits par les échecs des entreprises les plus ambitieuses, nous sommes devenus plus modestes et quelquefois même enclins à considérer que la philosophie aujourd’hui doit se convertir en thérapeutique des maladies philosophiques : par exemple le penchant de l’esprit à généraliser ou bien à chercher l’ essence de ceci ou de cela, dans une irrésistible tendance à nier la diversité des usages linguistiques et des formes de vie.
Vu sous ce jour, le philosophe n’a plus l’ambition de construire le Système qui mettra fin à la préhistoire philosophique, plus attentif qu’il est à dénoncer les mythes naissant au sein de la philosophie ou en dehors d’elle.
Reste que si ces philosophes antiques ont des côtés bien archaïques, leurs joyeuses disputes aiguisent l’esprit du lecteur, prêt par cet exercice à ne se laisser prendre au piège d’ aucune chanson. De les voir se battre rend combatif même si l’on sait bien que les cibles d’aujourd’hui ne sont plus celles d’hier.
Et puis, quoi qu’il en soit de leurs vérités théoriques, ces penseurs anciens ne sont pas que des bouches récitantes ; ils ont des manières de vivre suggestives, même si nous ne croyons plus à la possibilité de fonder sur la philosophie une bonne conduite. Pour reprendre une expression de Wittgenstein, s'appliquant, je crois, aux récits évangéliques, leurs faits et gestes sont des « règles de vie mises en image ». Même si nous ne partageons plus leur idée qu’il y a parmi toutes les vies une vie vraie, certains encore sont capables d’éveiller en nous de l’admiration et de l’étonnement. Certes nous savons bien que Diogène ne rapporte pas des faits, mais peu importe, ne peut-on pas voir de la grandeur (ou de la bassesse) dans les actions d’un personnage de roman ?
Si Diogène devait nous décourager, ce ne serait pas parce qu’il met en évidence que la philosophie a une histoire et qu’on ne sort pas de la caverne platonicienne (nous le savons encore mieux que lui) mais parce qu’il a inventé des héros si divins qu’à côté d’eux on se sent, il est vrai, bien humain...