mardi 21 février 2006

La lecture de Diogène Laërce est-elle désespérante ?

Dans la deuxième Considération inactuelle, intitulée De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (1874), Nietzsche dénonce l’enseignement de l’histoire en tant qu’il développe une pensée relativiste et, par là même, impropre à orienter. A cette occasion, il cite une lettre dans laquelle le poète allemand Hölderlin (1770-1843) donne l’impression qu’il a retirée de la lecture de Diogène :
« Le jeune homme est ainsi devenu un sans-patrie, il doute de toutes les coutumes et de toutes les idées. Il le sait bien à présent : autres temps, autres moeurs ; peu importe donc ce que tu es. Dans une mélancolique atonie, il laisse défiler devant lui une opinion après l’autre, et il comprend l’état d’âme et la parole de Hölderlin, après la lecture de l’ouvrage de Diogène Laërce sur la vie et la doctrine des philosophes grecs : « Une fois que j’ai ressenti cette impression souvent éprouvée déjà, que ce caractère transitoire et éphémère des pensées et des systèmes de l’homme m’affecte d’une manière plus tragique que les vicissitudes habituellement considérées comme seules réelles ». » (trad. Albert révisée par Lacoste)
J’imagine que la lecture de Diogène peut encore décourager même si la multiplicité qu’il dépeint est si éloignée de nous que le rapprochement avec les disputes de philosophes plus contemporains ne va pas de soi. Son livre m’apparaît plus comme un télescope qui permettrait de découvrir ce qui s’est passé il y a bien longtemps sur une autre planète que comme une description éternellement vraie de la condition humaine quand elle s’acharne à philosopher.
D’abord c’est une planète où pullulent les philosophes et où ils ne font donc que se rencontrer, se critiquer, se moquer les uns des autres, laissant peu de place pour les gens ordinaires ou pour les autres hommes d’exception. Au fond les Vies m’introduisent dans une sorte de zoo, où on ne voit presque que des exemplaires d’une seule espèce : homo paleophilosophicus.
En effet ils sont des "paléophilosophes" au sens où ils ont tous une très haute idée de la philosophie qu’ils défendent, même les sceptiques avec leur silence savant. Ils attendent d’elle qu’elle dise le fin mot de l’affaire ou qu’elle ait le dernier mot. Bien sûr chacun ne cesse pas de se faire clouer le bec par les adversaires, mais ils partagent tous l' idée que le silence devrait se faire quand ils parlent.
Philosopher aujourd’hui ce n’est généralement plus vouloir occuper cette place royale qu’aucun, même parmi les plus grands, n’a pu garder bien longtemps. Ce qui manque à tous ces philosophes antiques, c’est par définition la connaissance que nous avons de la longue histoire qui nous sépare d’eux. Instruits par les échecs des entreprises les plus ambitieuses, nous sommes devenus plus modestes et quelquefois même enclins à considérer que la philosophie aujourd’hui doit se convertir en thérapeutique des maladies philosophiques : par exemple le penchant de l’esprit à généraliser ou bien à chercher l’ essence de ceci ou de cela, dans une irrésistible tendance à nier la diversité des usages linguistiques et des formes de vie.
Vu sous ce jour, le philosophe n’a plus l’ambition de construire le Système qui mettra fin à la préhistoire philosophique, plus attentif qu’il est à dénoncer les mythes naissant au sein de la philosophie ou en dehors d’elle.
Reste que si ces philosophes antiques ont des côtés bien archaïques, leurs joyeuses disputes aiguisent l’esprit du lecteur, prêt par cet exercice à ne se laisser prendre au piège d’ aucune chanson. De les voir se battre rend combatif même si l’on sait bien que les cibles d’aujourd’hui ne sont plus celles d’hier.
Et puis, quoi qu’il en soit de leurs vérités théoriques, ces penseurs anciens ne sont pas que des bouches récitantes ; ils ont des manières de vivre suggestives, même si nous ne croyons plus à la possibilité de fonder sur la philosophie une bonne conduite. Pour reprendre une expression de Wittgenstein, s'appliquant, je crois, aux récits évangéliques, leurs faits et gestes sont des « règles de vie mises en image ». Même si nous ne partageons plus leur idée qu’il y a parmi toutes les vies une vie vraie, certains encore sont capables d’éveiller en nous de l’admiration et de l’étonnement. Certes nous savons bien que Diogène ne rapporte pas des faits, mais peu importe, ne peut-on pas voir de la grandeur (ou de la bassesse) dans les actions d’un personnage de roman ?
Si Diogène devait nous décourager, ce ne serait pas parce qu’il met en évidence que la philosophie a une histoire et qu’on ne sort pas de la caverne platonicienne (nous le savons encore mieux que lui) mais parce qu’il a inventé des héros si divins qu’à côté d’eux on se sent, il est vrai, bien humain...

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