lundi 15 mai 2006

Flash-back : Socrate métamorphosé par Baudelaire ou l’opium comme parachèvement des qualités philosophiques ou le péripatéticien et la péripatéticienne.

Janvier 1860: la Revue Contemporaine publie l’essai Un mangeur d’opium de Charles Baudelaire (inspiré des Confessions d’un opiomane anglais de Thomas de Quincey). J’en extrais cette page:
« Je voudrais, pour raconter dignement cet épisode, dérober, pour ainsi dire, une plume à l’aile d’un ange, tant ce tableau m’apparaît chaste, plein de candeur, de grâce et de miséricorde. « De tout temps, dit l’auteur, je m’étais fait gloire de converser familièrement, more socratico, avec tous les êtres humains, hommes, femmes et enfants, que le hasard pouvait jeter dans mon chemin ; habitude favorable à la connaissance de la nature humaine, aux bons sentiments et à la franchise d’allures qui conviennent à un homme voulant mériter le titre de philosophe. Car le philosophe ne doit pas voir avec les yeux de cette pauvre créature bornée qui s’intitule elle-même l'homme du monde, remplie de préjugés étroits et egoïstiques, mais doit au contraire se regarder comme un être vraiment catholique, en communion et en relations égales avec tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas, avec les gens instruits et les gens non éduqués, avec les coupables comme avec les innocents. » Plus tard parmi les jouissances octroyées par le généreux opium, nous verrons se reproduire cet esprit de charité et de fraternité universelles, mais activé et augmenté par le génie particulier de l’ivresse. Dans les rues de Londres, plus encore que dans le pays de Galles, l’étudiant émancipé était donc une espèce de péripatéticien, un philosophe de la rue, méditant sans cesse à travers le tourbillon de la grande cité. L’épisode en question peut paraître un peu étrange dans des pages anglaises, car on sait que la littérature britannique pousse la chasteté jusqu’à la pruderie ; mais, ce qui est certain, c’est que le même sujet, effleuré seulement par une plume anglaise, aurait rapidement tourné au shocking, tandis qu’ici il n’y a que grâce et décence. Pour tout dire en deux mots, notre vagabond s’était lié d’une amitié platonique avec une péripatéticienne de l’amour. » (La Pléiade 1954 p.492)
Pas d'inquiétude: je ne ferai pas à Baudelaire l’injure de le lire en professeur de philosophie, mesquin rectificateur de contre-sens !

Commentaires

1. Le mardi 16 mai 2006, 22:26 par Nicotinamide
Baudelaire cynique ?
« Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très mûres. (Les bons chiens) » Pour tricoter le chien, comment ne pas feuilleter alors la fausse monnaie : « Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire; gagner quarante sols et le cœur de Dieu (…) On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise. »
Je continue : « Quand il y aura un vrai médecin philosophe, il pourra faire une puissante étude sur le vin, une sorte de psychologie double dont le vin et l’homme composent les deux termes.» (Je tisse alors avec Nietzsche : « j’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin.» (préface gai savoir §2)
Puis un autre : « de Maistre et Poe m’ont appris à raisonner.» Etirons la farce. N’est-ce pas Cioran (exercice d’admiration) qui demandait si de Maistre ne fut pas cynique ? Ferveur cruelle du verbe couplé aux rages divines. Baudelaire, un de Maistre sans Dieu. L’éruption sanglante des fleurs du mal a engrossé les myiases. Dans chaque cavité, au coin de chaque œil, le long des cicatrices purulentes, les mouches aux éclats métalliques ont pondu. Au fond des abcès sanieux : Baudelaire pourrait ainsi résumer la danse des asticots : « Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne tend à rien moins qu’à créer des Conspirateurs même dans l’ordre si tranquille des rêveurs? Cette morale-là irait jusqu’à dire: Désormais on ne fera que des livres consolants et servant à démontrer que l’homme est né bon, et que tous les hommes sont heureux. - abominable hypocrisie ! »

Probablement qu’un autre célèbre poète tiendrait mieux la lanterne que Baudelaire, je pense à Rimbaud.
Ce qui m’amène à demander s’il existe une filiation Cynique ? En dépit du fait que le cynisme ne se caractérise qu’à travers sa mise en pratique, qu’il ne vit que sur des souvenirs fragmentaires et malgré le vide théorique ou l’absence de constante qui gêne sa transmission, je crois que l’on pourrait déterrer un humanisme cynique. L’humanisme qui culmine à la renaissance réveille l’antiquité. Lorenzo Valla génère une filiation de ventre à partir des intestins d’Epicure. Pyrrhon à l’état diffus habite la conscience de Francesco Sanchez, le Montaigne ibérique. Juste Lipse rouvre le portique. Platon influence les têtes florentines (Marsile Ficin). Sans oublier les penseurs qui croisent les courants en « pillotant les anciens ». Cependant la renaissance n’évoque jamais la résurrection du cynisme. Aucun nom illustre ne vient s’y associer… Pourquoi n’a-t-il pas pu renaître ? Pourtant le cynisme remplit des peaux dont celles d’Erasme, Bonaventure des Périers, Rabelais, la Boétie et Montaigne. Michèle Clément le prouve en comptant les apparitions cyniques dans leurs œuvres. Erasme fleurit la barbe de Diogène pour le déguiser en Christ ironique. Montaigne enchaîne les occurrences cyniques pour défendre la nature impudique et attaquer la grimace... La Boétie écrit un purgatif des humeurs aliénées. Il mord la servitude volontaire du peuple. «.Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille, il introduit du gouffre dans le goinfre (…) Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fit tenir dans un tonneau. » (Hugo) Bonaventure des Périers représente l’esprit réfractaire, agnostique et nihiliste de la renaissance. Son ouvrage, le Cymbalum mundi ou autrement dit la cymbale du monde critique l’incompétence de Dieu et les dogmes religieux. Il en appelle à l’intelligence de l’estomac pour se moquer des jeûnes. Il ridiculise le pucelage des prêtres et les cierges allumés à midi. Il rit des infanticides aux forceps perpétrés par les religieuses engrossées. La bassesse des chefs de prière, la cupidité, la vanité, le désir fourbe, la curiosité poulesque, l’amour de la dissimulation et l’humanité imbécile sont stigmatisées à travers ses dialogues. L’un d’eux met d’ailleurs en scène une paire de chien : Hylactor et Phamphagus. Les clébards baveux, symbole poilu du cynisme, parlent après avoir avalé la langue d’Actéon (Ovide). Hylactor bavarde ne désespérant pas de se rapprocher d’un « dire-vrai ». Phamphagus malgré sa voix reste un laudateur du silence. Il ne se contente que de plaintes joyeuses : « J’aime mieux être ce que je suis que plus avant ressembler les hommes, en leur misérable façon de vivre, quand ne serait-ce déjà le trop parlé dont il me faudrait user avec eux. » Chien taciturne, désabusé et pessimiste, il anticipe le libertin érudit du siècle suivant... Le Cymbalum mundi exploite la tradition dissidente agrémentée du voile nécessaire d’allégories absconses. En effet, la cymbale collectionne des railleries sceptiques à l’égard des apories de la providence ou de la prière. Le tintamarre du monde est une mise en scène de la religion envisagée comme une fraude politique dont la décadence se métamorphose en tyrannie ou en monstre froid. A côté de cette satire de la crédulité, il cultive la poétique et la sensualité du plaisir sans mâcher son obsession pour la révolte des libertins enragés… Michèle Clément n’évoque pas l’Arétin. Pourtant à en croire le panégyrique d’Edmond Rostand lors de son discours de réception à l’académie française, il se prêterait à réveiller les barbes cyniques : « dans toute la beauté de sa honte, dans toute sa bouffissure sanglée de velours blanc, glorieux et obscène, pourri de débauches et de talent, commodément installé dans le mépris pour insulter, donnant le premier exemple d'une de ces situations d'infamie qui s'affermissent en durant parce que la boue durcit… Manipulant l’art de la goujaterie romancée et des grâces stercoraires (…) jusqu’à celui de ne jamais applaudir un homme que sur les joues d'un autre ! » Sans oublier le témoignage de Maupassant : « un prodigieux contempteur de rois, le plus surprenant des aventuriers, qui sut jouer, en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous les vices, de tous les ridicules de l'humanité, un parvenu de génie doué de toutes les qualités natives qui permettent à un être de faire son chemin par tous les moyens, d'obtenir tous les succès, et d'être redouté, loué et respecté à l'égal d'un Dieu, malgré les audaces les plus éhontées. Ce compatriote de Machiavel et des Borgia semble être le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutes les bassesses et toutes les ruses, mais qui possède à un tel point l'art d'utiliser ces défauts répugnants qu'il impose le respect et commande l'admiration. » Long discours sur le cynisme renaissance pour en arriver à la citation que votre flash-back a ressuscité. L’arétin écrit dans l’une de ses lettres : « Je me moque des philosophes qui, sur le théâtre du monde, passent tout leur temps à contempler la nature des choses et les mœurs des gens. Et j’admire ces poètes qui mangent, s’habillent, se logent avec une pompe splendide, royale et magnanime et font rire jusque dans la douleur, écho de la frénésie de Diogène, laquelle l’obligeait à se taire pour laisser à d’autres la parole comme à la prendre pour qu’ils se taisent. » Là justement, j’aimerai la lecture impitoyable d’un professeur de philosophie pour essayer de comprendre où se positionne Diogène dans l’esprit de l’Arétin… Philosophe-artiste ? Poète et non-philosophe ? Echo frénétique de la pompe, du luxe, de la luxure et de la volupté en velours ?
2. Le mercredi 5 décembre 2007, 09:48 par piwo
Cher Nicotinamide, vous citez Francesco Sánchez, dont je cherche depuis des années les dates : les connaîtriez-vous ? merci d'avance.

Tardive exergue !

Ich mache mir aus einem Philosophen gerade so viel, als er imstande ist, ein Beispiel zu geben. Dass er durch des Beispiel ganze Völker nach sich ziehen kann, ist kein Zweifel; die indische Geschichte, die beinahe die Geschichte der indischen Philosophie ist, beweist es. Aber das Beispiel muss durch das sichtbare Leben und nicht bloss dur Bücher gegeben werden, also dergestalt, wie die Philosophen Griechenlands lehrten, durch Miene, Haltung, Kleidung, Speise, Sitte mehr als durch Sprechen oder gar Schreiben."
"Je ne me soucie d'un philosophe qu'autant qu'il est capable de donner un exemple. Que par l'exemple il puisse tirer après lui des peuples tout entiers, il n'y a là aucun doute; l'histoire de l'Inde, qui est presque l'histoire de la philosophie indienne, le démontre. Mais l'exemple doit être donné par la vie visible et non point seulement par les livres, c'est-à-dire de la façon dont enseignaient les philosophes de la Grèce, par la mine, l'attitude, le costume, la nourriture, les moeurs, plus que par la parole ou même les écrits."
                   Nietzsche Considérations inactuelles: Schopenhauer éducateur 1874
"Ich mache mir aus einem Philosophen gerade so viel, als er imstande ist, ein Beispiel zu geben. Dass er durch des Beispiel ganze Völker nach sich ziehen kann, ist kein Zweifel; die indische Geschichte, die beinahe die Geschichte der indischen Philosophie ist, beweist es. Aber das Beispiel muss durch das sichtbare Leben und nicht bloss dur Bücher gegeben werden, also dergestalt, wie die Philosophen Griechenlands lehrten, durch Miene, Haltung, Kleidung, Speise, Sitte mehr als durch Sprechen oder gar Schreiben."

samedi 13 mai 2006

Arcésilas : l’enseignement non-dubitatif du doute.

Arcésilas paraît donc avoir utilisé sa raison à fragiliser les positions de Platon, en s’ingéniant à justifier leur négation :
« Il fut aussi le premier à discuter les thèses dans un sens et dans l’autre » (IV 28)
Son refus de faire une oeuvre coule alors de source :
« Du fait qu’il suspendait son jugement en toutes choses, selon certains, il n’écrivit aucun livre. » (32)
Dans la même veine, la lecture révisionniste d’un académicien peut-être trop orthodoxe :
« Selon d’autres, il avait été surpris en train de corriger certaines oeuvres (de Crantor) qu’il aurait, selon les uns publiées, selon les autres brûlées. » (32)
J’imagine que, s’il met au feu les ouvrages incorrigiblement dogmatiques, ce qu’il laisse circuler, c’est de la doctrine interrogée, autrement dit, pyrrhonisée.
Reste qu’il eût à parler ; certes il aurait pu opter pour le mutisme éloquent de Pyrrhon, mais il choisit paradoxalement la voix axiomatique:
« Il aimait par-dessus tout parler par axiomes et de façon concise ; dans la conversation il détachait les mots, tout en étant très incisif et franc dans son discours. »(33)
Parler par axiomes, ce n’est pas, jouant au mathématicien, prétendre démontrer et clouer le bec à l’adversaire ; non, c’est bien plutôt annoncer la couleur : le vrai, c’est le posé et pas le conforme au réel, comme on l’a cru. Parler ainsi, c’est encourager l’interlocuteur à répondre par d’autres axiomes, contradictoires ceux-là et si l’échange a lieu sous le regard étonné d’un disciple en mal de certitudes, ce serait alors le comble de la réussite pédagogique...Quant à ce discours excellemment articulé et défini, osons l’éclairer par ce passage de T.Williamson que Julien Dutant a choisi de mettre en exergue de son blog :
« To be precise is to make it as easy as possible for others to prove one wrong. That is what requires courage.
Etre précis revient à rendre aussi facile que possible aux autres de démontrer qu'on a tort. C'est cela qui requiert du courage. (Must do better 2004.)
C’est tout le contraire de la carapace spinoziste telle que la dénonce Nietzsche :
« Ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d’airain et masquer sa philosophie – c’est-à-dire, à bien prendre ici le terme, l’ « amour de sa propre sagesse » ni plus ni moins – afin d’intimider dès l’abord l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invincible, cette Pallas Athéna : quelle timidité et quelle vulnérabilité trahissent ces simagrées d’un ermite malade ! » (Par-delà le bien et le mal Des préjugés des philosophes 5 trad. de H.Albert, révisée par J.Lacoste)
Arcésilas, lui, vise la défaite comme critère de sa victoire.

Commentaires

1. Le lundi 15 mai 2006, 22:01 par Nicotinamide
Je ne sais pas si l'on pourrait parler de contraire. Spinoza masque l'amour de sa propre sagesse par des démonstrations imbuvables. Nietzsche choisit cet exemple. (Il parle de kant aussi je crois). Mais l'idée général du passage s'applique à Arcésilas : "il se donne pour quelqu'un qui a découvert et atteint ses opinions par le développement d'une dialectique froide tandis qu'il défend une thèse anticipée, une inspiration..."

vendredi 12 mai 2006

Arcésilas: une philosophie d'homme, pas d'eunuque.

Concernant Arcésilas, Laërce rapporte l’une à la suite de l’autre deux anecdotes à première vue contradictoires :
« Il était cependant tellement modeste qu’il conseillait à ses disciples d’aller écouter les leçons des autres. Et comme un jeune homme de Chios n’était pas satisfait de son école et préférait celle d’Hiéronymos (le péripatéticien) dont nous avons parlé, il l’accompagna lui-même et le recommanda au philosophe, après l’avoir exhorté à bien se comporter. » (IV 42)
Une telle humilité me paraît l’illustration du tour sceptique que prit l’institution platonicienne sous la direction d’Arcésilas:
« C’est lui qui fut à l’origine de la Moyenne Académie, car le premier il se garda de toute assertion en raison des oppositions auxquelles se prêtent tous les discours. » (28)
Guider le disciple vers un autre guide, ce n’est donc pas le sortir de la caverne où, mauvais maître, on l’aurait enfermé ; c’est bien plutôt le détacher de soi avant que finalement il ne revienne, assez lucide pour ne plus rien asserter. En effet d’avoir entendu un autre maître professer d’un ton identiquement convaincu des thèses rigoureusement contradictoires éveille le disciple du sommeil dogmatique dans lequel Arcésilas l’avait bien malgré lui plongé.
A la lumière de cette interprétation, la deuxième historiette s’éclaire :
« On rapporte également à son propos la charmante anecdote qui suit : à qui lui demandait pourquoi on passait des autres écoles à celle d’Epicure et jamais de celle d’Epicure à une autre, il répondit : « Quand on est un homme, on peut devenir eunuque, mais lorsqu’on est eunuque, on ne peut devenir un homme. » (43)
Cette castration inattendue que la parole épicurienne produirait chez l’auditeur, j’imagine que c’est la destruction du pouvoir de douter. Même si la vérité n’est dans cette école qu’un moyen d’être heureux, elle est en effet pensée comme le dernier mot sur la réalité. A l’ignorance mythique du maître devait correspondre la surdité du disciple, imperméable à toute objection, désireux seulement de s’entendre répéter de mille bouches amies les règles éternelles de la technique hédoniste.
Aussi, à mener le jeune homme de Chios au seuil du jardin d’Epicure, Arcésilas aurait couru le risque qu’il ne revînt pas dans son giron.

mercredi 10 mai 2006

Arcésilas et Hipponicos : "mathématiques sans philosophie n’est que ruine de l’âme"

La fonction des mathématiques dans le platonisme est bien connue : elles purifient l’esprit de sa tendance spontanée à identifier la réalité aux choses sensibles, perceptibles, éphémères.
Que le premier maître d’Arcésilas ait été un mathématicien, Autolycos précisément, c'est donc dans l'ordre platonicien des choses. Mais Laërce ne m’apprend rien sur lui, sinon qu’il était de Pitane en Eolide, comme Arcésilas lui-même.
En revanche ce que Laërce rapporte à propos du géomètre Hipponicos dont Arcésilas fut aussi auditeur sonne étrangement:
« Il s’ (en) moqua entre autres parce qu’il était borné et qu’il bâillait, mais comme celui-ci, dans sa matière, était fort expert ; il disait que la géométrie avait volé dans sa bouche alors qu’il bâillait. Arcésilas l’accueillit chez lui un jour qu’il délirait et prit soin jusqu’à ce qu’il guérisse. » (IV 32)
Je choisirai de voir dans ce géomètre obtus l’antithèse exacte de l’homme qui, sur le chemin philosophique, passe par les mathématiques afin de sortir définitivement de la caverne.
En effet il y a d’abord ce bâillement, extension paresseuse d’une bouche qui rend sourd de tant s’ouvrir. Ainsi le bâilleur, subissant la loi d’un corps qui n’est plus tenu en laisse, ne peut pas plus écouter que parler. Les mathématiques, loin de le spiritualiser, l’ont donc alourdi et ce savant possède moins son savoir qu’il n’en est possédé. Je n’imagine pas alors que ses expertises puissent être autres que mécaniques et routinières, tant il semble avoir perdu avec le temps la capacité d’apprendre et de se former.
Il y a ensuite ce délire que je prends la liberté d’identifier à un gigantesque bâillement, à l’échelle de tout l’homme, corps qui, intégralement désormais, échappe à la maîtrise. Paroles des plus folles qui n’auraient dû jamais sortir de l’esprit si ce dernier, par les démonstrations et les raisonnements concluants, n’avait pas été ordonné qu’en surface.
Il y a enfin cette incapacité d’en finir avec son aliénation, de se reprendre, de se purger, de se vider de ses mots qui sortent tout seuls. Pas de sursaut, pas de mise au pas adressée par la raison. A la différence des philosophes, ce mathématicien dérangé ne peut pas se prescrire la thérapeutique salvatrice.
N’est-il pas tentant alors d’identifier le secours que lui apporte Arcélisas à l’illustration de l’extrême insuffisance des mathématiques quand elles sont apprises pour elles-mêmes en dehors du souci de s’élever vers les plus hautes Idées, celles qu’on ne peut même pas dessiner approximativement ?
Aussi est-il logique de faire l'hypothèse qu’au fronton de l’Académie Arcésilas fit inscrire : « Que nul n’entre ici s’il n’est en mesure de se retenir de bâiller »

dimanche 7 mai 2006

Arcésilas et Crantor : le coup de foudre philosophique.

Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement explique que si on veut s’adonner à la philosophie, il faut laisser de côté les biens ordinaires et qu’à vouloir trop embrasser on étreint fort mal.
Mais Crantor n’est pas spinoziste ; platoniser pour lui n’implique aucun renoncement à l’amour, mieux c’est en suivant ses inclinations qu’il recrute un nouveau disciple, Arcésilas, maître à venir de l’Académie :
« Crantor qui était amoureux de lui, lui demanda en citant un vers de l’Andromède d’Euripide :
"Ô vierge, si je te sauve, m’en sauras-tu gré ? »(IV 29)
Quand le désir, marié à l’érudition impeccable, prend pour cible un jeune homme « épris de philosophie », rien d’étonnant à ce qu’il fasse mouche. En revanche, surprise d’entendre l’aimé donner exactement la réplique :
« Emmène-moi, étranger, comme esclave si c’est ton désir, ou bien comme épouse. » (29)
Etre philosophe, c’était peut-être aussi cela : être assez maître de soi pour exprimer sans déroger ses désirs les plus sensuels. Et si Arcésilas se met immédiatement au diapason, c’est que, passé par l’école aristotélicienne et auditeur de Théophraste, il s’est déjà frotté à la philosophie.
Miracle aussi de la correspondance immédiate et définitive des inclinations :
« De ce jour, ils vécurent ensemble » (30)
Comment ne pas se rappeler les phrases que Platon met dans la bouche d’Aristophane ?
« Quand il lui arrive d’avoir commerce avec cette moitié de lui-même dont je parle, alors l’amoureux des jeunes garçons, et de même toute autre sorte d’amoureux, tous, ils se sentent miraculeusement frappés par une forte émotion d’amitié, de parenté, d’amour ; se refusant, pour bien dire, à se séparer l’un de l’autre, fût-ce même pour peu de temps. Bien plus, ce sont ceux-là qui passent, d’un bout à l’autre, leur vie ensemble. » (Le Banquet 192 bc traduction de Léon Robin)
Cependant Arcésilas a un autre amour mais cette passion-là, loin de l’éloigner de Crantor, a dû au contraire l’unir à lui, ces deux platoniciens communiant en effet dans Homère :
« Il (l’) appréciait plus que tous les autres poètes et il avait l’habitude d’en lire quelques vers non seulement avant dormir, mais à l’aube aussi (il faisait de même), disant, chaque fois qu’il voulait lire, qu’il se rendait chez son bien-aimé. » (31)
Le disciple a donc poussé au paroxysme un trait du maître au point d’identifier à un amant l’auteur chéri. Homère non plus critiqué mais dégusté matin et soir, source toujours renouvelée de plaisir et d'ordre. Certes Laërce écrit tout de même quelques lignes plus loin :
« Il semble avoir également admiré Platon et il possédait ses livres. » (32)
Arcésilas : possesseur de Platon mais possédé d’Homère et par Crantor.

samedi 6 mai 2006

Crantor ou la réconciliation avec Homère.

On peut être platonicien et poète. La preuve : Crantor.
Platon avait pourtant argumenté en faveur d’une nécessaire opposition entre deux usages de la langue: au poète, les mots qui chantent et trompent à la fois, au philosophe, ceux qui cernent au plus près le réel.
Crantor n’a donc pas choisi la voix prescrite et sa dissidence sur ce point s’exprime à plusieurs niveaux que je présenterai en fonction de leur degré de gravité :
1) « (Il) admirait parmi tous (les poètes) d’abord et avant tout Homère et Euripide. » (IV 26) La trahison, modeste, reste dans l’ordre de la connaissance.
2) « On dit qu’il écrivit également des poèmes et qu’il les déposa dans sa patrie dans le temple d’Athéna après les avoir mis sous scellé. » (25)
Aucun doute n’est permis : il aimait les poètes non pour trouver dans leurs oeuvres des allégories du platonisme, mais comme modèles à imiter. Pire, il estime ses propres vers au point de les rapatrier à Soles et de les consacrer à Athéna.
3) « Il était habile également à inventer des mots. Il dit en tout cas qu’un acteur tragique avait « la voix mal dégrossie à la hache » et « pleine (de morceaux) d’écorce », que les vers d’un certain poète étaient « pleins de mites » et que les thèses de Théophraste étaient écrites « de couleur pourpre » » (27)
Si seulement Crantor s’était contenté de couler son inspiration dans les métaphores canoniques, il n’eût pas amplifié la part mensongère de la langue ! Mais ne me fiant qu’aux quatre exemples donnés par Laërce, je doute de la capacité de ces nouvelles métaphores à faire école, quoique la dernière soit assez énigmatique.
Robert Genaille en donnait d’ailleurs une traduction aujourd’hui contestée mais surprenante:
« Il disait que (...) les ouvrages de Théophraste étaient écrits sur une huître. »
Le tout expliqué par cette note assez sophistiquée :
« Le sens me paraît être celui-ci : « étaient sa propre condamnation, donc ne valaient rien. » C’était sur une coquille d’huître (ostrakon) qu’on écrivait le nom de celui qu’on voulait frapper d’ostracisme. »
Dommage que l’excellente édition de Laërce dont je dispose n’ait pas eu la cruauté de rappeler en notes les erreurs de traduction de Genaille et d’en faire la genèse.

mercredi 3 mai 2006

Crantor : disciple, obstinément.

Si Crantor ne succède pas à Cratès à la tête de l’Académie, néanmoins il lui succède dans le livre consacré par Laërce aux disciples de Platon.
A vrai dire, ce n’est pas facile de savoir précisément de qui il est le disciple. Certes les premières lignes font penser qu’il prend Xénocrate comme maître :
« Crantor de Soles, bien qu’il fût admiré dans sa patrie, partit pour Athènes et devint l’auditeur de Xénocrate, comme condisciple de Polémon. » (IV 24)
Mais le deuxième paragraphe introduit un trouble :
« On dit que quand on lui demanda par quelle qualité de Polémon il avait été conquis, il répondit que c’était de l’avoir entendu parler d’une voix ni trop aigüe ni trop vague. » (ibid.)
J’ai déjà parlé de la voix de Polémon (01-04-05), je ne suis pas étonné qu’à elle seule elle fasse oeuvre de prosélytisme : elle est doctrine faite cordes vocales. Mais, on vient de le voir, c'est tout Polémon qui est de l’âme faite corps. Ils se sculptent ces hommes-là, à force de se maîtriser : ils ont la voix qu'ils méritent.
J’imagine donc que Crantor est devenu le disciple de son condisciple ; c’était peut-être le signe que Polémon était un bon reflet de Xénocrate ; cependant si lui, Crantor, a écrit « des ouvrages, comprenant 30.000 lignes » (ibid.), sauf à être un plat répétiteur, il a dû refléter ses maîtres Xénocrate et Polémon à sa manière, intéressante.
En tout cas, il a beau être doublement disciple, par les quidams il est tout simplement pris pour un maître :
« Tombé malade, il se retira dans le temple d’Asclépios et il s’y promenait (une telle fréquentation, j'imagine, vaut thérapeutique) ; il se trouva des gens pour accourir à lui de partout, croyant (qu’il se trouvait là) non par suite d’une maladie, mais parce qu’il voulait y ouvrir une école (autrefois, lisant le livre de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada Les mots, la mort, les sorts, j’avais cru comprendre que ce sont ceux qui croient en la sorcellerie qui créent les sorciers : pareillement les disciples ici font les maîtres ; cependant, on va le voir bientôt, Crantor saura échapper au joug des demandeurs de tuteurs). De ce nombre était Arcélisas (j’en parlerai sous peu) qui voulait être recommandé par lui à Polémon, bien qu’il fût épris de Crantor (j’en conclus que le disciple-condisciple dispose d’une certaine influence sur son maître-condisciple), comme nous le dirons dans la Vie d’Arcésilas. Mais, lorsque lui-même fut guéri, il (recommença à écouter) Polémon, geste pour lequel il fut grandement admiré. » (25)
Je comprends : savoir se maîtriser au point de résister aux désirs des autres de vous voir devenir leur maître témoigne d’une force d’âme peu commune. Mais pouvait-il se contrôler au point de ne pas succomber à l’idée que, disciple, il avait en face de lui un maître, un vrai ?

Commentaires

1. Le jeudi 4 mai 2006, 13:14 par Lyre
... un petit coin d'Arcadie, un refuge
2. Le jeudi 4 mai 2006, 16:35 par philalethe
Merci mais je ne suis pas du tout passéiste...
3. Le jeudi 4 mai 2006, 20:30 par Lyre
... loin de moi cette idée, au contraire

lundi 1 mai 2006

Polémon et Cratès, hommes faits dieux.

Tels des danseurs qui, à force de répétitions et de virtuosité, simulent, à tromper, le naturel, Cratès et Polémon ont si bien réussi à régler corps et âme au diapason de la sagesse qu’ « Arcésilas, qui avait abandonné Théophraste pour venir dans leur école, disait qu’ils étaient des dieux ou des survivants des hommes de la Race d’or. » (IV 22)
Si ma mémoire est bonne, aucun sage n’est parvenu à une telle identification avec le Bien et Epicure, s’adressant à Ménécée, lui donnera au plus la méthode pour être « comme un dieu parmi les hommes ».
Aux yeux d’Arcésilas éblouis par la vision présente du passé mythique, ces deux maîtres n’annoncent donc pas l’avenir de l’homme mais reproduisent, au sein même de la race de fer, la première humanité, celle qu’Hésiode dans Les Travaux et les Jours décrit ainsi :
« Sous le règne de Saturne qui commandait dans le ciel, les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d'inquiétudes, de travaux et de souffrances ; la cruelle vieillesse ne les affligeait point ; leurs pieds et leurs mains conservaient sans cesse la même vigueur, et loin de tous les maux, ils se réjouissaient au milieu des festins, riches en fruits délicieux et chers aux bienheureux Immortels. Ils mouraient comme enchaînés par un doux sommeil. Tous les biens naissaient autour d'eux. La terre fertile produisait d'elle-même d'abondants trésors ; libres et paisibles, ils partageaient leurs richesses avec une foule de vertueux amis. » (traduction de M.A. Bignan)
A dire vrai, l'existence de ces hommes à la vie dorée n’a rien de bien philosophique et ce dont ils jouissent, c’est à peu près tout ce dont la philosophie antique nous a appris à faire le deuil. Si l’on excepte quelques cyrénaïques, santé, jeunesse, force, festins, richesses, abondance, voilà précisément les anti-buts, ceux qu’on se tue à viser. Certes ces hommes divins ont tout de même de « vertueux amis » mais ce qui les unit à eux, c’est, à la différence des philosophes, le partage du donné, non celui du conquis de haute lutte.
Y a-t-il eu quelque cynique pour percer à jour ce qui n’aurait été pour lui que simulacre, affectation et vanité ? Dégonflant la baudruche et finalement la faisant paraître grotesque, il aurait repoussé l’Idéal au plus haut, au plus loin, gardant ainsi des réserves d’ironie pour tous les futurs pharisiens, négateurs de la distance infinie entre l’humain et le bien...
Lisons pour finir Châtiment de l'orgueil écrit par Baudelaire en 1850
En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,
- Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;
Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, -
Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
S'écria, transporté d'un orgueil satanique:
"Jésus, petit Jésus ! Je t'ai poussé bien haut !
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut
De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire !"
Immédiatement sa raison s'en alla.
L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installèrent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinger les étés des hivers,
Sale, inutile, et laid comme une chose usée,
Il faisait des enfants la joie et la risée."

dimanche 30 avril 2006

Cratès et Polémon : « parce qu’il était moi, parce que j’étais lui »

J’ai deux bonnes raisons de ne pas m’attarder sur Polémon, successeur de Xénocrate à l’Académie. D’abord, j’ai déjà commenté ses faits et gestes au moment où il s’agissait d’identifier les maîtres de Zénon (01-04-05). Ensuite, Cratès l’Académicien, auquel ce billet est consacré, lui ressemble comme une goutte d’eau :
« Il fut l’auditeur et en même temps le bien-aimé de Polémon ; de plus il lui succéda à la tête de l’école. Ils étaient tellement épris l’un de l’autre que, de leur vivant, non seulement ils avaient les mêmes activités, mais, allant presque jusqu’à régler l’un sur l’autre leur respiration, ils devinrent toujours plus semblables l’un à l’autre ; bien plus, une fois morts, ils partagèrent la même sépulture. » (IV 21)
Leur union a donc eu son origine dans la relation d’enseignement. Rien d’étonnant à ce qu’un disciple aime son maître et qu’il en devienne (selon le terme même de l’ancienne traduction de Robert Genaille) le mignon. Pas plus de surprise à le voir de bien-aimé devenir le premier des académiciens, tant la relation de amant à aimé est transvasement de connaissances et de valeurs.
Cependant lisons bien ces lignes : il n’y est pas dit que Cratés devient le double de Polémon, comme s’il n’était qu’un vulgaire fan visant l’imitation totale de son modèle. Laërce écrit qu’ils font toujours la même chose, pas que le disciple fait ce que le maître lui commande (ou juge bon) de faire. Leur amour donc qui est né de l’altérité (le disciple n’est pas le maître pas plus que l’aimé n’est l’amant, tant la supériorité du deuxième terme est inhérente à la relation) se développe dans le sens de l’identité. Il faut comprendre que celui qui est au départ le modèle se met à son tour à prendre le disciple comme modèle, ce dernier ne cessant pas de se régler sur le maître. On assiste donc ici à la conversion d’un maître en disciple de son disciple et d’un disciple en maître (mais cette fois bien involontaire) de son maître.
Une telle unité aurait pu rester spirituelle, théorique et pratique ; elle ne se serait alors vue qu’au niveau de l’identité des actions, chacun n’agissant jamais seul (ce qui pouvait se traduire de deux manières : ou bien ils réalisaient ensemble la même action ou bien c’était séparé qu’ils agissaient identiquement ; la simultanéité paraît impérative sauf à entendre autrement cette identité : ce que l’un était seul à faire, l’autre dans les mêmes circonstances l’auraient fait tout pareillement).
En réalité l’identité devint peu à peu physique comme si les corps, de ne pas cesser d’être ajustés à des tâches identiques, finissaient par prendre le même pli, effaçant peu à peu les plis antérieurs des actions seulement propres à soi. D’où la naissance d’un corps partagé polémocratésien qui n’est celui d’aucun des deux, bien qu’il soit celui de chacun des deux.