« Plus de deux mille élèves fréquentaient sa classe » (V 36)
Ils viennent écouter Théophraste, celui qui parle divinement, ainsi que l’avait surnommé son maître Aristote (38).
Les commentateurs sont partagés sur l’interprétation du chiffre : 2000 élèves à chaque cours ou tout au long de la carrière ?
Michel Narcy, traducteur de ce livre de Laërce, prend position pour le premier terme de l’alternative. C’est à la lumière de ce choix (dont la raison se trouve dans un imparfait) que la suite du texte est ainsi rendue :
« Voici, entre autres choses, les propos qu’il avait tenus à propos de son local d’enseignement dans sa lettre à Phanias le Péripatéticien : « Il ne s’agit pas d’une salle de spectacle, mais il n’est pas facile d’obtenir même une salle de réunion, telle qu’on la souhaite. Pourtant mes leçons ont fait faire des progrès. Mais nos contemporains ne tolèrent plus qu’on se dégage de tout et vive sans souci. » (37)
Qu’est devenue donc la philosophie depuis les entretiens informels de Socrate avec un nombre compté d’amis et de disciples ?
J’ai l’impression que Théophraste pour ce qui est de l’effectif et du mode de transmission a endossé l’habit des sophistes. En revanche, quant à la finalité de l’enseignement, il est radicalement distinct.
En effet des quatre vies qu’Aristote présente au début de l’Ethique à Nicomaque, c’est à la deuxième que les cours des sophistes préparaient, à la vie politique dont la fin est l’honneur. Or, se dégager de tout et vivre sans souci revient à pratiquer la vie contemplative qu’Aristote caractérise dans les derniers chapitres du même ouvrage.
L'intellect, la partie la plus divine de l’homme, y a l’intelligence des réalités belles et divines. L’activité en question a le privilège exceptionnel de se continuer longtemps sans fatigue ("dans les limites de l'humaine nature" 1177 b25); le plaisir qu’on y prend dépasse en pureté et en stabilité la satisfaction de chercher la vérité. L’indépendance par rapport à autrui y est maximale :
« Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs (Epicure développera ce trait en mettant en évidence le rôle de l’amitié dans la pratique de la vie sage) mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même » (1177 a).
A la différence de la vie active qui vise le loisir, autre fin qu’elle-même, la vie contemplative, vie scolastique, ne vise rien d’autre qu’elle-même puisqu’elle est déjà loisir (je mesure à quel point ce mot convient mal pour désigner cette vie d’actualisation complète des potentialités intellectuelles…).
Certes le contemplatif a, comme les autres, besoin des choses nécessaires à la vie (Aristote ne fait pas la théorie de l’ascétisme : « il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins » (1178 b 35)) et d’une vie complète « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (1098 a 20)
Mais combien parmi les 2000 postulants à une telle vie arriveront au but ? Aristote ajoute en effet :
« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » (1177 b 30)
Reste qu’une telle vie, bien que rare, est possible : la vie divine est une possibilité humaine et dans ce domaine le réaliste est le pire des conseillers :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible (il faut prendre au sérieux la réserve), s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui. » (ibidem)
Je note avec intérêt une des dernières précisions d’Aristote :
« De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons alors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme des simples vues de l’esprit. » (1179 a 25)
On est loin de l’éthique kantienne qui mesure la rationalité de la loi morale à la distance qui la sépare de sa réalisation empirique ; l’éthique aristotélicienne est testable : c’est la réalité de la vie sage qui confirme la vérité des thèses philosophiques. Aristote n’a pas fait l’analyse d’un idéal régulateur mais d’une vie réussie d’homme tout à fait homme, donc potentiellement divin. Répétons-le : la divinité n’est pas un état étranger à l’homme, c’est la réalisation d’une possibilité anthropologique universelle.
Les commentateurs sont partagés sur l’interprétation du chiffre : 2000 élèves à chaque cours ou tout au long de la carrière ?
Michel Narcy, traducteur de ce livre de Laërce, prend position pour le premier terme de l’alternative. C’est à la lumière de ce choix (dont la raison se trouve dans un imparfait) que la suite du texte est ainsi rendue :
« Voici, entre autres choses, les propos qu’il avait tenus à propos de son local d’enseignement dans sa lettre à Phanias le Péripatéticien : « Il ne s’agit pas d’une salle de spectacle, mais il n’est pas facile d’obtenir même une salle de réunion, telle qu’on la souhaite. Pourtant mes leçons ont fait faire des progrès. Mais nos contemporains ne tolèrent plus qu’on se dégage de tout et vive sans souci. » (37)
Qu’est devenue donc la philosophie depuis les entretiens informels de Socrate avec un nombre compté d’amis et de disciples ?
J’ai l’impression que Théophraste pour ce qui est de l’effectif et du mode de transmission a endossé l’habit des sophistes. En revanche, quant à la finalité de l’enseignement, il est radicalement distinct.
En effet des quatre vies qu’Aristote présente au début de l’Ethique à Nicomaque, c’est à la deuxième que les cours des sophistes préparaient, à la vie politique dont la fin est l’honneur. Or, se dégager de tout et vivre sans souci revient à pratiquer la vie contemplative qu’Aristote caractérise dans les derniers chapitres du même ouvrage.
L'intellect, la partie la plus divine de l’homme, y a l’intelligence des réalités belles et divines. L’activité en question a le privilège exceptionnel de se continuer longtemps sans fatigue ("dans les limites de l'humaine nature" 1177 b25); le plaisir qu’on y prend dépasse en pureté et en stabilité la satisfaction de chercher la vérité. L’indépendance par rapport à autrui y est maximale :
« Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs (Epicure développera ce trait en mettant en évidence le rôle de l’amitié dans la pratique de la vie sage) mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même » (1177 a).
A la différence de la vie active qui vise le loisir, autre fin qu’elle-même, la vie contemplative, vie scolastique, ne vise rien d’autre qu’elle-même puisqu’elle est déjà loisir (je mesure à quel point ce mot convient mal pour désigner cette vie d’actualisation complète des potentialités intellectuelles…).
Certes le contemplatif a, comme les autres, besoin des choses nécessaires à la vie (Aristote ne fait pas la théorie de l’ascétisme : « il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins » (1178 b 35)) et d’une vie complète « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (1098 a 20)
Mais combien parmi les 2000 postulants à une telle vie arriveront au but ? Aristote ajoute en effet :
« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » (1177 b 30)
Reste qu’une telle vie, bien que rare, est possible : la vie divine est une possibilité humaine et dans ce domaine le réaliste est le pire des conseillers :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible (il faut prendre au sérieux la réserve), s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui. » (ibidem)
Je note avec intérêt une des dernières précisions d’Aristote :
« De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons alors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme des simples vues de l’esprit. » (1179 a 25)
On est loin de l’éthique kantienne qui mesure la rationalité de la loi morale à la distance qui la sépare de sa réalisation empirique ; l’éthique aristotélicienne est testable : c’est la réalité de la vie sage qui confirme la vérité des thèses philosophiques. Aristote n’a pas fait l’analyse d’un idéal régulateur mais d’une vie réussie d’homme tout à fait homme, donc potentiellement divin. Répétons-le : la divinité n’est pas un état étranger à l’homme, c’est la réalisation d’une possibilité anthropologique universelle.
Certes on pourra se demander comment on peut apprendre à vivre comme un dieu au milieu d’une presse affamée de vérité et circonscrite dans un local trop exigu? Il semble y avoir contradiction, comme s’il fallait déjà savoir faire pour apprendre à faire. Mais, à plus y réfléchir, je ne suis pas étonné que ce soit paradoxalement au milieu d’une foule qu’on parvienne à l’auto-suffisance ; comment peut-on vivre philosophiquement sans être dressé et formé à une telle vie par une communauté philosophique ?
Reste que dans le texte de Laërce fait défaut l’étape suivante : Théophraste, après avoir transmis oralement et intellectuellement les règles, aurait dû faire faire au disciple ce qu’il convient de faire pour contempler la vérité. Il doit bien y avoir un training qui rend apte à la vie philosophique. Certes ces philosophes antiques ne se sont pas fiés seulement aux définitions et aux justifications ; ils ont vanté l’exercice mais il me semble tout de même qu’ils ont trop fait confiance dans les capacités de l’apprenti à s’exercer lui-même. Or, si je suis laissé à moi-même, qu’est-ce qui m’assure que je ne me contente pas de croire appliquer correctement la règle transmise ?
Reste que dans le texte de Laërce fait défaut l’étape suivante : Théophraste, après avoir transmis oralement et intellectuellement les règles, aurait dû faire faire au disciple ce qu’il convient de faire pour contempler la vérité. Il doit bien y avoir un training qui rend apte à la vie philosophique. Certes ces philosophes antiques ne se sont pas fiés seulement aux définitions et aux justifications ; ils ont vanté l’exercice mais il me semble tout de même qu’ils ont trop fait confiance dans les capacités de l’apprenti à s’exercer lui-même. Or, si je suis laissé à moi-même, qu’est-ce qui m’assure que je ne me contente pas de croire appliquer correctement la règle transmise ?
Commentaires
« S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible. »
« Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige. »
«Ô quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste. »
« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. »
« C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre. »
Les cyniques étaient des moralistes c’est pourquoi leurs petits du XVIIème n’échappent pas à cette philosophie. La Bruyère, par exemple signe symboliquement par : « Antisthène : vendeur de marée. »
« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »