jeudi 12 octobre 2006

Lycon: moins un philosophe charmeur qu'un être charmant.

C’est Lycon qui succède à Straton à la tête de l’école aristotélicienne :
« Antigone (de Caryste) à son propos dit ceci : qu’il n’était pas possible d’emporter ailleurs, comme le parfum et la beauté d’une pomme, chacun des mots dont il était l’auteur, mais que c’était sur l’homme lui-même, comme le fruit sur l’arbre, qu’il fallait les contempler. » (V 65)
Etrange passage : Lycon y est comparé d’abord à une pomme puis à un arbre ; dans le premier cas ses paroles sont à lui ce que le parfum et la beauté sont à la pomme ; dans le deuxième, elles sont à lui ce que la pomme est à l’arbre. Or, si effectivement on ne peut pas détacher la beauté de la pomme de la pomme, pas plus qu’on ne peut séparer l’expression d’un visage du visage lui-même, la pomme, elle, est bel et bien détachable de l’arbre. Que gagne-t-on alors à rapporter la pomme à l’arbre dont elle est le fruit ? Plusieurs hypothèses me viennent à l’esprit : on peut expliquer pourquoi elle est comme elle est ; on voit comment elle orne l’arbre ; on comprend la fonction de l’arbre etc
Quelle est donc des deux métaphores la plus exacte quand il est question de préciser la relation des paroles à celui qui les dit ?
A coup sûr, comme toute parole, celles de Lycon peuvent être rapportées par quelqu’un d’autre, paraissant ainsi plus pomme qu’odeur de pomme, mais, à en croire la métaphore du parfum, proférées par autrui, elles ne seraient pas les mêmes que celles qu’il a dites ; comment le comprendre ?
Version forte : dans la bouche d’un autre, elles n’ont pas le même sens ; version faible : elles ont le même sens, mais elles sont dites avec un autre ton, une autre voix, une autre mimique.
La version forte me paraît insoutenable : les paroles de Lycon seraient en effet incompréhensibles par autrui car comprendre les paroles d’un autre qu’est-ce sinon pouvoir les répéter pour soi en leur conservant leur sens d’origine, en un mot se les dire ?
Reste la version faible revenant à dire que l’expression de Lycon est inimitable et donne à elle seule de la valeur à ses paroles. Peu importe ce que dit Lycon, c’est sa manière de dire ce qu’il dit qui leur donne du prix.
Désormais je donne un sens à la double métaphore : en tant que paroles, ce qui sort de la bouche de Lycon est comme la pomme de l’arbre ; on peut bel et bien matériellement les répéter, comme on peut détacher le fruit (on aurait pu les enregistrer); mais en tant que paroles exprimées d’une certaine manière, elles sont comme le parfum et la beauté de la pomme ; les répéter c’est nécessairement les dire autrement (en écoutant l’enregistrement, on n’entendrait pas les paroles de Lycon)
Lycon n’est pas Théophraste, sa parole n’est pas d’or, elle peut même n’avoir qu’un sens quelconque mais, formulée par un autre, elle perd tout ce qui en fait la valeur.
J’ai du mal à comprendre que la valeur ne puisse résider que dans la manière de dire ; il me semble que ce qui fait la valeur ou non d’une manière d’exprimer c’est sa relation avec le sens de ce qui est dit.
Problème : si on avait pu filmer et non seulement enregistrer Lycon, aurait-on pu garder ses paroles ? Il semble que oui, sauf à penser que sa présence physique, d’être aplatie en deux dimensions, a perdu son identité.
Antigone a donc réduit au cercle des intimes de Lycon ceux qui ont pu le comprendre (mais qu'y avait-il à comprendre au fond ?) ; sentant son odeur, le touchant, ils pouvaient apprécier ses paroles, mais, rentrés chez eux dans leur mémoire, ils n’avaient plus que des coques vides, rien que des sons articulés au sens insignifiant. Je me demande si Antigone de Caryste, en caractérisant ainsi, Lycon ne l’a pas privé d’idées pour en faire rien de plus mais rien de moins qu’une réalité sensuelle unique et non-reproductible.

lundi 9 octobre 2006

Straton : s’éteindre comme une chandelle.

“On dit qu’il devint si mince qu’il ne se sentit pas mourir » (V 60)
C’est à propos de Straton, successeur de Théophraste à la tête de l’école aristotélicienne, ce que rapporte Diogène Laërce, qui, manifestement inspiré par une telle fin, fait suivre ce propos d’une épigramme :
« C’était un homme au corps mince, bien qu’il y remédiât à force de remèdes.
Je te parle de ce Straton
Que Lampsaque un jour engendra ; toujours luttant contre les maladies,
Il meurt sans qu’on le sache, et sans le sentir lui-même »
L’épigramme n’est pas redondante ; à lire la première phrase, on aurait pu croire à une extinction ascétique, mais c’est contre son gré que le philosophe perd le corps, comme d’autres plus banalement perdent l’esprit.
Straton, à devenir si mince, s’est perdu de vue ; il a disparu mais pas au sens où on l’entend, plutôt comme une fumée qui dans l’air se dissout. Qu’il ne l’ait pas su n’est pas preuve de force mais symptôme de faiblesse. La conscience et la vie ensemble se sont lentement défaites, chacune au rythme de l’autre ; épuisement si objectif que les vivants ne l’ont pas remarqué, à l’exception d’un seul, attentif à ces dilutions lentes et trompeuses.

Diogène et Houellebecq, même combat ?

Le Magazine Littéraire publie un hors-série (octobre-novembre 2006) consacré au nihilisme avec pour sous-titre: la tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq.
Diantre ! Si les romans de Houellebecq me paraissent correctement caractérisés par l'étiquette en question, que vient faire le cynisme dans cette galère ?
C'est à mes yeux une erreur majeure: cynique au sens ordinaire va assez bien avec nihiliste mais la philosophie des cyniques n'est en rien nihiliste. Si on a comparé Diogène à un Socrate devenu fou, c'est bien parce que comme Socrate le cynique appuie son agressivité dénonciatrice sur la reconnaissance, jamais mise en question, de la vertu; quand le cynisme joue la nature contre la culture, c'est bien parce que tout ne se vaut pas.
L'illustration de la couverture représente un poing crevant une toile avec un stylet; certes cela pourrait être un geste cynique (problème: qu'est-ce qui ne pourrait pas être un geste cynique ?) mais la destruction de la toile irait de pair avec la suggestion qu'il existe la possibilité d'une autre toile à ne pas déchirer elle.
Je ne crois pas juste de lire les cyniques à la lumière du nihilisme; c'est plutôt une des tâches du nihilisme de mettre en relief l'insuffisance des critiques cyniques; en effet elles ne touchent pas à la possibilité d'une vie fondée en raison.

Commentaires

1. Le mercredi 11 octobre 2006, 23:03 par bernat-winter
La tention du néant... Ce titre est repris d'un texte de Roger-Pol Droit sur la réception du bouddhisme en Europe au XIX siècle (Hegel, Schopenhauer, Nietzsche...) C'est une thématique porteuse en effet. A ce point porteuse qu'elle autorise tous les amalgames (y compris dans le titre de l'ouvrage de Pol-Droit puisqu'il est entendu que le Bouddhisme n'est pas une religion du néant). Il jouait sur l'ambiguïté (entre réception et caractérisation interne). Inutile de se demander pourquoi... Le nihilisme et tous ses succédanés méontiques sont devenus, en quelques années, des amulettes magiques. Je pointe ce problème dans un article : Le nihilisme ou l'ostensoir du philosophe sur mon site.
Je mets votre site en lien. Votre travail, à contre courant, est remarquable.

Bien à vous.

Harold Bernat-Winter
2. Le jeudi 12 octobre 2006, 01:21 par Nicotinamide
Le nihilisme est la pratique exarcerbée du scepticisme. Montaigne, Nieztsche ou Cioran… Pourquoi pas les cyniques antiques ?
La cruauté vaut le rire. Le génie vaut la crise d’épilepsie. La servitude vaut la balade… En théorie tout se vaut. Une valeur n’incarne jamais une vérité. Le caprice d’Antigone l’illustre. Créon refuse de donner une sépulture au frère rebelle, Antigone veut tout de même le recouvrir d’une poignée de sable. Cependant, même si l’on a réussi à se persuader que tout se vaut, l’action ne suivra pas le raisonnement ou un ensemble de doctrines… En effet, la vérité ne donne raison ni aux partisans du droit positif, ni aux supporters du droit naturel ni d’ailleurs à aucun autre défenseur de valeurs. La vérité leur donne d’ailleurs tort. Elle relève de la machinerie tragique : personne ne saurait extraire Polynice ou Etéocle des replis d’intestins, d’os, de boudin et d’asticots qui parfument les rues de Thébès.
Antigone tourbillonne dans les odeurs putrides, elle respire la mort honteuse de son frère, les larmes mouillent encore son cou… De plus, elle sait que les dépouilles ne sont plus identifiables, les corbeaux ont mêlés les boyaux. Elle sait aussi que le droit positif vaut le droit naturel mais elle a mal au ventre. Elle a ses règles, elle aimait son frère, les larmes collent ses cils, elle aime faire chier, son oncle lui casse les couilles, elle est fiévreuse… c’est pourquoi elle décide d’offrir au mort une sépulture. Sophocle ou Arnouilt ne raconte pas comment Cratès est intervenu dans cette tragédie. Peut-être qu’il aurait jugé qu’il ne fallait lever aucun petit doigt sauf le majeur ? Ou bien aurait-il fait l’homme sandwich avec écrit entre ses omoplates de chèvre maigre : « on s’en fout ? » Aurait-il enterré les cailloux en signe de compassion et de révolte ? Ou est-ce qu’à l’approche d’halloween il n’aurait pas enfilé la peau vide de Polynice pour jouer les troubles fêtes ? Un nihilisme joyeux en quelque sorte ?
3. Le jeudi 23 novembre 2006, 16:29 par angenoir52
La tentation du néant de Diogène à Michel Houellebecq:
Pour repondre aux commentaires précédent, surtout le vent de Nicotimanide:
_Beau verbiage que tout cela , mais pas trop d'utilité...... Le fait l'emporte sur la parole
Sinon un houellebecq se frottant le ventre avec un magazine litteraire, en direct, lors d'une interview serait plus qu'interessant.

vendredi 6 octobre 2006

Sur l'ironie du fourbe.

Eironeia, c’est le concept qu’Aristote utilise dans l’Ethique à Nicomaque (II 7 1108 a 22) pour un des deux excès relativement à la conduite à tenir concernant le vrai. Tricot le traduit par « réticence » : celui qui la pratique dit moins que la vérité, à l’inverse donc du vantard qui dit plus que la vérité. Seul l’homme véridique occupe la position moyenne et optimale : il dit la vérité telle quelle.
Eironeia, c’est aussi le titre du premier des Caractères de Théophraste. Tricot propose dans une note de son édition de l’Ethique à Nicomaque de le traduire alors par affectation d’humilité ; l’eiron est le dissimulé ; dans la traduction de M.P. Loicq-Berger, il est devenu le fourbe.
Mais il y a affectation d’humilité et affectation d’humilité ; quand l’eiron est Socrate, l’eironeia devient ironie (que ce terme est décidément trompeur) et dissimulation requise pour engendrer chez l’interlocuteur ainsi mis en confiance la prise de conscience de ses erreurs. Rien de tel en effet que de proclamer bien haut qu’on ne sait rien pour qu’alors s’étale sans gêne l’insuffisance notoire des pseudo-savants.
Mais c’est au portrait du méchant fourbe que s’est attaché Théophraste :
" La fourberie, pour le dire en un mot, pourrait bien être une feinte humilité en actes et en paroles.
Le fourbe est quelqu'un du genre à aborder ses ennemis et à vouloir causer avec eux au lieu de les haïr. Il louange en leur présence ceux qu'il a attaqués en secret et témoigne de la compassion aux gens avec qui il est en procès, dès lors qu'ils sont perdants. Il pardonne à ceux qui médisent de lui et se rit des propos tenus à son encontre. Des gens s'indignent-ils d'avoir été lésés, il leur tient des propos feutrés. Il n'avoue rien de ce qu'il fait, mais affirme qu'il en est encore à se consulter, fait semblant de n'être là que depuis un moment, dit qu'il est bien tard et qu'il s'est senti souffrant.
Des gens cherchent-ils à emprunter ou à faire une collecte, il affirme qu'il est à court d'argent; lorsqu'il veut vendre, il soutient qu'il ne vend pas, et lorsqu'il ne veut pas vendre, il prétend qu'il vend. A-t-il entendu quelque chose, il fait semblant que non; a-t-il vu, il affirme n'avoir rien vu; a-t-il conclu un accord, il prétend ne pas s'en souvenir. En certains cas, il assure qu'il se réserve d'examiner la chose, en d'autres, qu'il ne sait pas, ou bien qu'il s'étonne, ou encore que lui-même avait déjà conclu en ce sens.
En général il est habile à utiliser ce genre de formule : "je ne crois pas", "je n'imagine pas", "j'en suis bien étonné" "tu veux dire qu'il est tout différent !", "ce n'est vraiment pas ce qu'il me racontait", "l'affaire, pour moi, est inattendue", "va le dire à quelqu'un d'autre", "comment ne pas te croire, toi, ou comment le condamner, lui ? Je suis bien embarrassé !", "vois tout de même si tu ne t'y fies pas un peu vite...".
Inventer ce genre de formules, embrouilles et contradictions, c'est bien le propre des fourbes. Ces caractères qui ne sont pas simples, mais insidieux, il faut s'en garder plus que des vipères.» Traduction de Marie Paule Loicq-Berger (http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Theo/00-09.html)
Faisons un peu la synthèse de cette énumération légèrement déconcertante : d'abord la conduite du fourbe est exclusivement linguistique et consiste généralement à ne pas dire ce qu’il pense ; il veut éviter d’avoir à défendre ses positions et s’y prend toujours de manière à ce qu’on ne puisse jamais se confronter à lui. Il est insaisissable et fuyant. A celui qui ne le connaît guère, il peut paraître le meilleur des hommes. Car il ne veut se mettre dans aucun camp de crainte d’avoir à répondre de son alliance aux partisans du camp adverse, d’où son souci constant de désamorcer les conflits, de déminer le terrain tant il a peur de prendre part à la bataille. On pourrait dire de lui qu’il met de l’huile dans les rouages humains mais il veut avant tout ne pas être pris dans l’engrenage d’une polémique où il aurait à se confronter à l’opposition des autres. Aussi, quand la pression est trop grande, il se range à l’avis dominant comme si ça allait de soi et pour de ce fait exclure à l'avenir toute mise en question susceptible de le mettre dans l’inconfort . « Je ne crois pas » dans sa bouche n’est pas prise de position, mais manifestation d’une incertitude qui décourage la confrontation. Quand il dit « je suis bien étonné », on peut parier que son interlocuteur l’est. On pourrait au fond le décrire comme un timide qui n’a pas confiance en lui.
Mais j’ai du mal à comprendre pourquoi Théopraste conclut qu' il faut s’en garder plus que des vipères; loin d’être dangereux, il ne fait jamais obstacle, voire soutient et se rallie. Ce peureux est trop embarrassé pour être même embarrassant.

jeudi 5 octobre 2006

Sur un pseudo avant-propos des vrais Caractères.

Les Caractères de La Bruyère ont éclipsé leur modèle, ceux de Théophraste. De ces derniers on trouve pourtant en ligne une bonne traduction de Marie-Paule Loicq-Berger et j’ai beau savoir que l’avant-propos en est apocryphe: c’est ce texte qui aujourd’hui me retiendra. Le voici :
« Auparavant déjà, j'ai maintes fois arrêté ma pensée sur une chose qui m'étonne - et peut-être ne cesserai-je jamais de m'en étonner - : alors que toute l'Hellade est située sous le même ciel et que tous les Grecs sont éduqués de semblable manière, comment donc se fait-il que nous n'ayons pas les mêmes dispositions caractérielles ?
Pour ma part, Polyclès, j'observe depuis longtemps la nature humaine; âgé de quatre-vingt dix-neuf ans, ayant de surcroît fréquenté quantité de natures de toutes sortes et comparé avec grand soin, chez les hommes, les bons et les mauvais, j'ai estimé nécessaire de décrire le comportement des uns et des autres dans la vie.
Je vais dresser pour toi le classement de tous les genres de caractères, pris un à un, tels qu'ils se présentent chez ces gens et dire de quelle façon ceux-ci s'accommodent de leur complexion; car je veux croire, Polyclès, que nos fils deviendront meilleurs si nous leur laissons des notes de ce genre : en les utilisant comme modèles, ils choisiront la compagnie et la fréquentation des gens les plus respectables, en sorte de ne pas leur être inférieurs. »
Le Pseudo-Théophraste part d’un étonnement : comment rendre compte de la diversité caractérielle des Grecs qui partagent pourtant la même culture dans le même monde physique ? Une telle multiplicité met finalement en échec tout culturalisme aussi bien que tout déterminisme géographique : il y a des natures individuelles, c’est la naissance de la caractérologie à partir d’une base naturaliste.
Le Pseudo-Théophraste est behavioriste ou comportementaliste : ses 30 portraits sont nés de l’observation répétée des conduites. Autrui n’est pas encore un mystère insondable, il est un token d’un type dont la connaissance inductive est justifiée par 99 ans d’expérience.
Le Pseudo-Théophraste est un comparatiste qui cherche sans hiérarchie dans l’ensemble du matériau humain de quoi constituer une classification. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une classification d’individus mais de type.
Le Pseudo-Théophraste est apparemment déterministe : on ne choisit pas son caractère, on s’accommode de sa complexion. Sartre aurait pu trouver, semble-t-il, en lui un exemple parfait de la mauvaise foi. Reste que si l’on prend en compte la finalité de sa caractérologie, le Pseudo-Théophraste se réfère à la capacité de se modifier en fonction de sa volonté.
Le Pseudo-Théophraste en effet est un père qui s’adresse à un autre père à des fins éducatives. Il attend de son entreprise taxinomique qu’elle permette à leurs fils de fréquenter les meilleurs des hommes afin de se hisser à leur niveau.
Dois-je donc penser qu’il y a deux catégories d’hommes, ceux dont on décrit le caractère et ceux qui se font un caractère en lisant les Caractères ?
Problème : le livre ne présente que trente types de défaut avéré comme la fripouille, le raseur, le couard ou la dégoûtant.
Conclusion : le Pseudo-Théophraste n’a pas lu Théophraste.

mardi 3 octobre 2006

Théophraste, ambigu sur la fin.

A la fin de la vie de Théophraste, ses élèves lui demandent ce qu’il leur recommande. Leur maître a beaucoup écrit (232 850 lignes selon Laërce) et beaucoup enseigné. J’imagine donc que les disciples veulent recueillir la quintessence de sa philosophie en quelques mots graves et d’autant plus pesés qu’ils sont dits au seuil de la mort. Ils l’entendent alors proférer :
« (Je n’ai) rien à recommander, si ce n’est que nombreux sont les plaisirs que la vie déprécie à cause de la gloire. Nous autres, en effet, au moment où nous commençons de vivre, nous mourons. Il n’y a donc rien de moins profitable que l’amour de la gloire. Mais bonne chance à vous : ou bien renoncez à la spéculation intellectuelle, car la peine y est abondante, ou bien tenez-y dignement la première place, car la gloire en est grande. Et puis, la vanité de la vie l’emporte sur son utilité. Mais moi, il ne m’est plus permis de délibérer quelle conduite il faut tenir : examinez, vous, ce qu’il faut faire. » C’est en disant cela, dit-on, qu’il expira. » (V 40-41)
Certes belle mort puisque le dernier souffle transporte le dernier mot du dernier discours, mais paroles bien énigmatiques. Essayons d’y voir plus clair. J’y lis les enseignements suivants :
1) On perd sa vie à rechercher la gloire (c’est un lieu commun qui accompagne les textes philosophiques les plus anciens mais est-ce une condamnation de la vie politique ?)
2) Plus précisément ce sont des plaisirs que l’on perd (voilà plus étonnant mais je dois être trop habitué aux lieux communs stoïciens qui rejettent et gloire et plaisir)
3) C’est dans la vieillesse qu’on commence à vivre : il s’agit sans doute de l’expérience des plaisirs qu’on a différée par amour de la gloire.
De ces thèses devrait découler le conseil suivant : « ne recherchez pas la gloire, commencez à vivre bien longtemps avant de mourir en faisant l’expérience des plaisirs ». Or, ce qui suit n’est pas exactement cela:
la vie intellectuelle ne vaut d’être menée que si elle apporte la gloire ; or, elle n’apporte la gloire qu’à celui qui se détache de tous les autres ; comme il est fort probable que vous ne soyez pas celui-là, renoncez à la recherche de la vérité.
Je relis donc ainsi le début:
1a) On perd sa vie à rechercher la gloire par la spéculation intellectuelle.
3a) C’est dans la vieillesse qu’on atteint la gloire en question ; je revois en effet ma copie : commencer à vivre ne veut donc pas dire jouir des plaisirs délaissés mais jouir du plaisir d’être célèbre par la force de son intellect.
Ces dernières recommandations sont plutôt désabusées : après une vie de spéculation intellectuelle, Théophraste dissuade finalement ses disciples de l’imiter. La satisfaction fut pour lui si difficile et tardive qu’il met les apprentis philosophes sur la voie d’une vie moins rude. Comme si le temps de la vie ne servait pour la plupart à rien (« la vanité de la vie l’emporte sur son utilité » = le temps passé à réfléchir n’apporte, à une exception près, aucun résultat), mieux vaut se rabattre sur des plaisirs d’accès plus facile.
Le temps presse, certes Théophraste a choisi la voie intellectuelle, pour lui et ceux qui lui ressemblent (« nous autres » ne doit pas renvoyer à tous les hommes mais à ceux qui voient leurs efforts intellectuels aboutir), elle n’était pas une impasse mais des deux mille disciples qui pourra l’imiter ?
Ils sont perplexes ; être fidèle à Théophraste, est-ce l’imiter ou obéir à ses derniers conseils ?

lundi 2 octobre 2006

Théophraste, professeur écouté.

« Plus de deux mille élèves fréquentaient sa classe » (V 36)
Ils viennent écouter Théophraste, celui qui parle divinement, ainsi que l’avait surnommé son maître Aristote (38).
Les commentateurs sont partagés sur l’interprétation du chiffre : 2000 élèves à chaque cours ou tout au long de la carrière ?
Michel Narcy, traducteur de ce livre de Laërce, prend position pour le premier terme de l’alternative. C’est à la lumière de ce choix (dont la raison se trouve dans un imparfait) que la suite du texte est ainsi rendue :
« Voici, entre autres choses, les propos qu’il avait tenus à propos de son local d’enseignement dans sa lettre à Phanias le Péripatéticien : « Il ne s’agit pas d’une salle de spectacle, mais il n’est pas facile d’obtenir même une salle de réunion, telle qu’on la souhaite. Pourtant mes leçons ont fait faire des progrès. Mais nos contemporains ne tolèrent plus qu’on se dégage de tout et vive sans souci. » (37)
Qu’est devenue donc la philosophie depuis les entretiens informels de Socrate avec un nombre compté d’amis et de disciples ?
J’ai l’impression que Théophraste pour ce qui est de l’effectif et du mode de transmission a endossé l’habit des sophistes. En revanche, quant à la finalité de l’enseignement, il est radicalement distinct.
En effet des quatre vies qu’Aristote présente au début de l’Ethique à Nicomaque, c’est à la deuxième que les cours des sophistes préparaient, à la vie politique dont la fin est l’honneur. Or, se dégager de tout et vivre sans souci revient à pratiquer la vie contemplative qu’Aristote caractérise dans les derniers chapitres du même ouvrage.
L'intellect, la partie la plus divine de l’homme, y a l’intelligence des réalités belles et divines. L’activité en question a le privilège exceptionnel de se continuer longtemps sans fatigue ("dans les limites de l'humaine nature" 1177 b25); le plaisir qu’on y prend dépasse en pureté et en stabilité la satisfaction de chercher la vérité. L’indépendance par rapport à autrui y est maximale :
« Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs (Epicure développera ce trait en mettant en évidence le rôle de l’amitié dans la pratique de la vie sage) mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même » (1177 a).
A la différence de la vie active qui vise le loisir, autre fin qu’elle-même, la vie contemplative, vie scolastique, ne vise rien d’autre qu’elle-même puisqu’elle est déjà loisir (je mesure à quel point ce mot convient mal pour désigner cette vie d’actualisation complète des potentialités intellectuelles…).
Certes le contemplatif a, comme les autres, besoin des choses nécessaires à la vie (Aristote ne fait pas la théorie de l’ascétisme : « il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins » (1178 b 35)) et d’une vie complète « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (1098 a 20)
Mais combien parmi les 2000 postulants à une telle vie arriveront au but ? Aristote ajoute en effet :
« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » (1177 b 30)
Reste qu’une telle vie, bien que rare, est possible : la vie divine est une possibilité humaine et dans ce domaine le réaliste est le pire des conseillers :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible (il faut prendre au sérieux la réserve), s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui. » (ibidem)
Je note avec intérêt une des dernières précisions d’Aristote :
« De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons alors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme des simples vues de l’esprit. » (1179 a 25)
On est loin de l’éthique kantienne qui mesure la rationalité de la loi morale à la distance qui la sépare de sa réalisation empirique ; l’éthique aristotélicienne est testable : c’est la réalité de la vie sage qui confirme la vérité des thèses philosophiques. Aristote n’a pas fait l’analyse d’un idéal régulateur mais d’une vie réussie d’homme tout à fait homme, donc potentiellement divin. Répétons-le : la divinité n’est pas un état étranger à l’homme, c’est la réalisation d’une possibilité anthropologique universelle.
Certes on pourra se demander comment on peut apprendre à vivre comme un dieu au milieu d’une presse affamée de vérité et circonscrite dans un local trop exigu? Il semble y avoir contradiction, comme s’il fallait déjà savoir faire pour apprendre à faire. Mais, à plus y réfléchir, je ne suis pas étonné que ce soit paradoxalement au milieu d’une foule qu’on parvienne à l’auto-suffisance ; comment peut-on vivre philosophiquement sans être dressé et formé à une telle vie par une communauté philosophique ?
Reste que dans le texte de Laërce fait défaut l’étape suivante : Théophraste, après avoir transmis oralement et intellectuellement les règles, aurait dû faire faire au disciple ce qu’il convient de faire pour contempler la vérité. Il doit bien y avoir un training qui rend apte à la vie philosophique. Certes ces philosophes antiques ne se sont pas fiés seulement aux définitions et aux justifications ; ils ont vanté l’exercice mais il me semble tout de même qu’ils ont trop fait confiance dans les capacités de l’apprenti à s’exercer lui-même. Or, si je suis laissé à moi-même, qu’est-ce qui m’assure que je ne me contente pas de croire appliquer correctement la règle transmise ?

vendredi 22 septembre 2006

Diogène Laërce, notre modèle ?

Après avoir rapporté les paroles mémorables d’Aristote, Laërce fait le catalogue de ses écrits : 156 titres (10 pages de mon édition des Vies) : 445 270 lignes précise Laërce et, sur ce, il enchaîne l’exposé de la doctrine :
« Voici d’autre part ce qu’il y professe. » (V 28)
Que lit-on alors ?
Rien que 6 pages, plus exactement 88 lignes, soit quantitativement et, en supposant une équivalence entre la taille des lignes de mon édition et celle des lignes auxquelles se réfère Laërce, 0,019 % de la masse totale de l’œuvre aristotélicienne.
Je suis porté à en tirer deux conclusions radicalement opposées : si j’accorde du prix à l’œuvre de Laërce, celle d’Aristote est nécessairement prolixe, voire logorrhéique ; en revanche si, comme m’y engage la hiérarchie des valeurs inscrite dans la tradition, je donne tout le poids à l’œuvre du philosophe, le texte de Laërce est d’une insupportable légèreté, pour ne pas aller jusqu’à dire qu’il n’est que du vent.
Mais ce Laërce-là ne représente-t-il pas la caricature du professeur de philosophie, au moins dans les classes terminales ?
C’est non seulement sa brièveté pédagogique qui m’engage à entamer une telle comparaison mais aussi la division de son texte en deux parties dans lesquelles je retrouve deux éléments des cours de philosophie :
a) le topo :
« Sa doctrine philosophique se divise en deux : la doctrine pratique et la doctrine spéculative (…) Il ne retint pour fin unique que l’usage de la vertu dans une vie accomplie (…) L’amitié, il la définissait une égalité de bienveillance réciproque. » (V 28-30)
b) l’explication de texte :
Elle est d’autant plus pointue et fine que le topo a été expéditif. C’est ainsi que Diogène Laërce, pour expliquer une ligne et demie d’Aristote, écrit 17 lignes de commentaire. Résumons : presque 20 % du texte de Laërce est consacré à l’élucidation de 0,00033% de l’œuvre du maître. Ce qui donne une justification à cette bizarre pratique : l’œuvre est si riche qu’on ne peut en toute honnêteté que juxtaposer la synthèse à la hache et l’analyse pointilleuse. Imaginez que Laërce ait voulu expliquer exhaustivement Aristote, il aurait dû écrire plus de 5 millions de lignes. Or, le professeur, raisonnable, sait qu’il n’a guère plus que 30 semaines de cours, on ne peut tout de même pas demander à un élève qui aurait 3h de cours par semaine d’écrire chaque heure 55.555 lignes destinées à lui permettre d’entrer dans les arcanes de la pensée et, qui plus est, seulement de la pensée aristotélicienne...

jeudi 21 septembre 2006

De quelques platitudes sur la beauté.

Qu’est-ce que la beauté ?
Voilà bien une question comme les philosophes généralement les aiment, désireux qu’ils sont d'enfermer dans des mots bien pesés les essences des choses.
A ce sujet, Laërce dans le passage consacré aux apophtegmes d’Aristote attribue à ce dernier la pensée suivante
« La beauté est une meilleure recommandation que n’importe quelle lettre. » (V 18)
L’idée est triviale mais me fait penser à Hobbes qui écrit dans le Léviathan en 1651 :
« La beauté est un pouvoir, parce qu’étant la promesse d’un bien elle vous recommande à la faveur des femmes et de ceux qui ne vous connaissent pas encore. (chap. X trad. de Tricaud)
Laërce ajoute immédiatement que l’attribution à Aristote est contestée : c’est Diogène qui aurait proféré ce jugement. Admettons: le Chien devait être alors en panne de verve vacharde. Heureusement un de ses propos me met sur la voie de ce qu’il aurait été cyniquement correct de dire à ce sujet:
« Diogène se gaussait de la noblesse de naissance, de la gloire et de toutes les choses du même ordre, les traitant de « parures du vice » (VI 72)
Aristote, lui, aurait dit en fait que « la beauté physique est le don d’un dieu ». A la différence de la première définition qu’on pourrait aujourd’hui encore répéter dans le cadre d’une conversation sur les entretiens d’embauche, cette dernière citation est, elle, bien datée. En revanche celle que Laërce attribue à Platon est aussi banale mais d'un banal qui a résisté au temps:
« Un privilège accordé par la nature ».
Les quatre autres définitions, que Laërce présente à cette occasion, ne pourraient pas se fondre dans la conversation, elles feraient citations.
Voulez-vous cependant reprendre l’idée développée par Aristote (ou Diogène) et par Hobbes ? Vous avez alors le choix entre :
« une royauté sans gardes du corps » (Carnéade)
et
« une tyrannie de courte durée » (Socrate)
Je choisirais quant à moi la dernière, plus riche par sa référence à l’éphémérité nécessaire du pouvoir en question.
Préférez-vous identifier la beauté à une apparence mensongère ?
Théocrite le dit métaphoriquement :
« Un bijou de pacotille à l’éclat d’ivoire »
Je réalise subitement que je tiens là une définition possible de Socrate, célèbre pour avoir montré aux autres une surface physique qui ne reflétait pas sa profondeur :
« Un bijou d’ivoire à l’éclat de pacotille »
Mauvais esprit, anti-socratique, oserais-je aller jusqu’à dire que sa laideur lui garantissait « une tyrannie de longue durée » ?
Si vous souhaitez aller droit au fait, vous reprendrez l’expression de Théophraste :
« Une tromperie silencieuse »
Il semble donc que la beauté des corps n’a pas bonne presse chez ces penseurs antiques. Identifiée au pouvoir immérité et à la valeur superficielle, elle paraît être ce qu’il faut rabaisser quand on commence à philosopher. Certes on se rappelle que Platon dans le Banquet fait une place à l’amour des beaux corps mais ce n’est qu’à l’expresse condition que, partant d’eux, on les oublie vite au profit de réalités plus hautes.
Je n'oublie pas qu' Epicure a donné une place de prix à la beauté mais ce n’est pas alors celle naturelle des corps mais celle artificielle de la musique, du chant, du théâtre, de la danse, de la peinture. Reste qu’ objet d’un désir naturel mais non nécessaire, la beauté n’est en rien condition du bonheur. Je devine même que la belle personne est plus mal partie qu’une autre dans la course au bonheur tant elle court le risque d’être prise dans les rêts d’un désir devenu bien vite et malheureusement amour...Mais je ne veux surtout pas faire croire que les Epicuriens ont dit le dernier mot sur l'amour !

vendredi 15 septembre 2006

Descartes et Pascal s’intéressaient-ils à la philosophie antique ? (3)

C’est un passage canonique de la première partie du Discours de la méthode (1637). Descartes y passe en revue les disciplines qu’on lui a enseignées. Après avoir traité de l’éloquence et de la poésie, il passe aux mathématiques :
« Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. »
C’est par opposition aux mathématiques qu’il introduit son jugement sur les philosophes antiques :
« Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. »
Bien que Descartes prenne souvent l’architecte comme métaphore du bâtisseur de savoir, si je n’ai pas de mal à imaginer un palais inesthétique reposant sur des fondations inébranlables, il me coûte de penser qu’il est possible de construire un monument remarquable sans assurer les fondations.
Reste l’idée, d’une grande clarté : les affirmations fondamentales des anciens philosophes ne valent rien, jugement qu’ on comprend aisément si on se rappelle que dans son opus magnum, les Méditations métaphysiques (1641), Descartes se donne comme tâche de démontrer, outre la distinction entre l’âme et le corps, l’existence de Dieu.
Il va alors de soi que les systèmes épicurien ou stoïcien, entre autres, n’ont pas à ses yeux des ontologies correctes.
La suite du texte suggère que Descartes vise au premier plan le stoïcisme :
« Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils appellent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir ou un parricide. »
Il suffirait d’enlever à cette citation un court passage (« mais…connaître ») pour en faire un texte digne de La Rochefoucauld, qui alors ne traiterait pas de certains philosophes anciens mais des hommes en général en tant que mus par l’amour-propre, « le plus grand de tous les flatteurs » (Maxime 4 Edition de 1678). Rappelons qu’en exergue du recueil, La Rochefoucauld a écrit :
« Nos vertus me sont, le plus souvent, que des vices déguisés ».
Dans le droit fil de l’interprétation cartésienne, Pascal pathologise aussi, si on me permet l'expression, le stoïcisme :
« Ils (les stoïques) concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. » ( Pensée 136 Ed. le Guern).
Pascal identifie clairement l'origine des errances de ces philosophes pré-chrétiens : leur manque de connaissance des Ecritures, d’où ces deux travers symétriques que sont l’orgueil (les stoïciens) et la paresse (les sceptiques) :
« Sans ces divines connaissances, qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée (c’est le péché originel que les stoïciens ne prennent pas en compte), ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente (c’est leur source divine que les sceptiques ignorent). Car ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’il ne peut sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption, de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, ils en ignorent la dignité, de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité (entendons celle des stoïciens) mais c’était en se précipitant dans le désespoir. De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens etc. » (Pensée 194)
Pascal mène ici une entreprise de psychologisation de la philosophie ancienne : pour lui pas de philosophie saine sans confiance dans la Révélation.
Descartes, lui, a essayé de construire avec les seules armes de la raison bien dirigée un édifice qui ne doive rien aux croyances, même si ce qu’il fait monter de la terre ne se heurtera jamais à quoi que ce soit venu du Ciel.
D’ailleurs Pascal a écrit sur lui quatre mots assassins :
« Descartes inutile et incertain » (Pensée 702)
A ses yeux, les vies philosophiques ne valent pas mieux que les vies ordinaires. Réfléchissant sur l’ordre de présentation de ses pensées, il évoque une possibilité :
« Pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. » (Pensée 588).
Curieux : le cynique, qui pourtant aurait fait pour ces philosophes classiques une cible idéale, n’est, à ma connaissance, pas mentionné.

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:43 par Nicotinamide
Et pour cause, il y a du cynique inachevé dans Pascal… Le moraliste, héritier de Montaigne, debout sur sa sagesse antique, est un remord vivant… Corrosif, vénéneux, percutant… Au lieu de dissiper les doutes, il les enfièvre. C’est un philosophe de l’Inquiétude. Son arrogance molle et sans conviction, son amour des libertés, sa crispation s’ancre dans le cynisme noble et le prolonge. Exemples :

« S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible. »

« Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige. »

«Ô quelle vie heureuse dont on se délivre comme de la peste. »

« Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. »

« C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre. »


Les cyniques étaient des moralistes c’est pourquoi leurs petits du XVIIème n’échappent pas à cette philosophie. La Bruyère, par exemple signe symboliquement par : « Antisthène : vendeur de marée. »

« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »