lundi 4 juin 2007

A noter certaines notes sur Démocrite...

Il arrive que les gloses éveillent l’attention moins par leur pertinence que par leur étrangeté. Voir ces deux exemples relatifs à des textes démocritéens.
1)Dans son Florilège, Stobée (5ème siècle) rapporte ce fragment de Démocrite :
« Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte. » (III, V, 25) (Les Présocratiques La Pléiade p.897)
Et voici la note que Jean-Paul Dumont a écrite afin de souligner l’ambiguïté de l’énoncé :
« Interprétations possibles : « Le sommeil du prolétaire n’est pas gâté d’insomnies » ; ou : « Le sommeil de l’homme à l’abri du besoin n’est pas gâté d’insomnies » ; ou « La nuit n’est jamais trop longue pour le prolétaire » ; ou : « La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation. » (p.1491)
« Dans l’ancienne Rome, le prolétaire (de prolès, lignée) est le citoyen de la sixième et dernière classe de la société. Il est comme tel exempt d’impôts et n’est considéré comme utile que par les enfants qu’il engendrait – qui, tombant en esclavage ou enrôlés dans l’armée, devenaient directement producteurs ou serviteurs de la société. » écrit Serge Mallet dans son article de l’ Encyclopedia universalis consacré au prolétariat.
Aussi cette mention me surprend par son côté anachronique : qu’est-ce donc qu’un prolétaire dans la Grèce du cinquième siècle av. JC ? J’imagine que c’est quelqu’un qui ne gagne que de quoi manger mais pourquoi avoir choisi ce concept qui évoque d’abord le 19ème puis secondairement la Rome antique mais en tout cas pas du tout l' Abdère démocritéenne ? Ensuite pourquoi identifier un homme qui suffit à ses besoins en nourriture à quelqu’un qui ne fait que subvenir à de tels besoins ? L’identité du prolétaire est à dire vrai dans cette exégèse si incertaine qu’il en vient même dans la troisième interprétation à signifier celui qui ne peut même pas subvenir à ses besoins.
Je trouve quant à moi que le passage gagne à être rapproché d’un autre, quasi médical :
« Dormir pendant la journée est symptôme de trouble du corps , de tourment de l’âme, de paresse, de paresse ou de défaut d’éducation. » (Florilège, III, VI, 27).
Hypothèse : en médecin, Démocrite a identifié une des causes de l’hypersomnie, l’absence de nourriture suffisante.
2) De Stobée, décidément si précieux, nous avons aussi le passage suivant :
« La pauvreté en régime démocratique est aussi préférable au prétendu bonheur en régime tyrannique que la liberté l’est à la servitude. » (Florilège, IV, I, 42)
Note du même : « Cette sentence trahirait-elle une influence platonicienne, à la fois par le thème politique et par la mise en œuvre de l’analogie ? » (p.1492)
A nouveau très surpris : dans les typologie et hiérarchie des régimes politiques qu’il présente dans La République, Platon place certes en dessous de la démocratie la tyrannie, terme ultime de la décomposition politique. Mais la démocratie qu’il associe à la liberté n'est que l’avant-dernier des régimes, précédé par la ploutocratie (les gouvernants dirigent pour s’enrichir), la timocratie (ils ont afin d' être honorés une politique de conquêtes militaires) et le premier d’entre eux, la monarchie ou aristocratie, le régime où les rois-philosophiques cherchent à organiser la cité en fonction de l’Essence de la Justice et plus généralement du Bien.
Or, il me semble que dans le texte démocritéen, « pauvreté » (attribut dans le texte platonicien de ceux qui, dépouillés par les riches, ne pensent qu’à se venger pour à leur tour prospérer et qui, pour cette raison, font la force des démagogues) et « liberté » (qui chez Platon vaut licence et désigne la situation de celui qui n’est en rien freiné dans ses désirs) évoquent plutôt la frugalité et l’autonomie. Outre cela, je n’ai lu, si ma mémoire est bonne, aucun texte démocritéen antidémocratique.
Néanmoins j’aurai tout de même la retenue de ne pas donner comme argument conclusif le fait que les 86 maximes de Démocrate (Paroles d’or du philosophe Démocrate), « tirées d’un manuscrit édité au XVIIe siècle, (…) doivent être assez certainement attribuées à Démocrite. » (note p.1485)…

Démocrite, lu et corrigé par Marc Aurèle.

Aujourd’hui, je préfère m’effacer devant un grand maître, Pierre Hadot :
« Marc Aurèle critique aussi (VII, 31, 4) un autre texte de Démocrite, qui affirmait que la véritable réalité, c’étaient les atomes et le vide, et que tout le reste n’était que « par convention » (nomisti). Cela voulait dire, comme l’explique Galien, qu’« en soi », il n’y a que des atomes, mais que, « par rapport à nous », il y a tout un monde de couleurs, d’odeurs, de goûts que nous croyons réel, mais qui n’est que subjectif. Marc Aurèle corrige la formule démocritéenne, en l’interprétant dans un sens stoïcien. Il refuse cette infinité d’atomes qui seraient les seuls principes réels, mais il admet le mot nomisti, à condition qu’il soit compris, non pas au sens de « par convention », mais au sens de « par une loi ». Pour Marc Aurèle, seule la moitié de la formule de Démocrite est vraie : « Tout est nomisti. ». Mais elle signifie : « Tout se produit par la loi », la loi de la Nature universelle. Dans ce cas, l’autre partie de la formule de Démocrite : la véritable réalité, c’est la multiplicité des atomes qui sont les principes, est fausse. Car si tout est par la loi de la Nature, le nombre des principes est tout à fait restreint. Il se réduit à un, le logos, ou à deux, le logos et la matière. Telle est l’une des interprétations de ce texte de Marc Aurèle très difficile et probablement corrompu. On pourrait aussi admettre que Marc Aurèle comprend. « Tout est nomisti », dans le même sens que la sentence de Démocrite citée plus haut : « Tout est subjectif, c’est-à-dire tout est jugement », c’est-à-dire à la lumière de l’idée d’Epictète selon laquelle tout est dans notre représentation. Ce qui ne veut pas dire que nous ne connaissons pas la réalité, mais que nous lui donnons subjectivement des valeurs (de bien ou de mal) qui ne sont pas fondées dans la réalité. » (Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle 1997 Le livre de poche p.101-102)

dimanche 3 juin 2007

Pour une présidence péripatéticienne... ou d'un sens possible de la sueur en politique.

Alain Finkielkraut sur France 2 (22-5): “Je souhaite voir le président de la République en costume et non pas dans sa transpiration… L’Occident dans ce qu’il a de plus beau est né de la promenade. Aristote se promenait ».
A quoi le ministre Xavier Bertrand a répondu par cette superbe maxime péripatéticienne (« Le Parisien », 28/5) : « Le jogging n’est qu’une promenade accélérée. » (Source : Le Canard Enchaîné du 30 mai 2007 p. 1 in Gouverner avec ses pieds) »
Roland Barthes, qui aurait fort affaire aujourd’hui et nous aiderait à identifier la lourdeur des images qu’on nous fait voir, écrivait il y a 50 ans dans un article consacré au Jules César de Mankiewicz et ayant pour titre Les Romains au cinéma :
« Tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel (…) Et les hommes vertueux , Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail physiologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser. » (Mythologies in Œuvres complètes T.I p.579)

vendredi 1 juin 2007

Démocrite : on n’est pas philosophe de père en fils.

Il me semble qu’il y a une position démocritéenne concernant le fait d’avoir des enfants. On pourrait la présenter ainsi :
a) faire des enfants est une contrainte naturelle que les hommes partagent avec les animaux :
« Les enfants évidemment, c’est aussi le fait des autres animaux : c’est la nature qui les pousse tous à avoir des descendants, sans considération aucune de l’utilité. »
b) mais la naissance de la progéniture est source de tracas et de douleurs autant pour les bêtes que pour les humains :
« Une fois nés, leurs parents peinent à nourrir chacun de leur mieux, tremblent pour eux tant qu’ils sont petits, et souffrent si quelque mal leur arrive. Telle est en effet la disposition naturelle de tous les êtres animés. »
« Elever des enfants est chose difficile : réussir en la matière implique bien des combats et des soucis, y échouer apporte un chagrin sans égal. » (un autre fragment laisse penser tout de même que l’éducation n’est pas nécessairement un échec : « on peut sans engager de grandes dépenses donner de l’éducation à ses enfants et par là élever autour d’eux un rempart salautaire pour leurs biens et pour leurs vies. »)
« J’observe dans le fait d’avoir des enfants beaucoup de risques considérables et beaucoup de soucis, pour un rendement faible, et sans consistance ni valeur. »
c) le mieux est donc de ne pas engendrer :
« A mon avis il ne faut pas avoir d’enfants »
d) pourtant les hommes veulent en avoir et la contrainte naturelle est donc aussi « une institution primitive »
« Les hommes rangent au nombre des choses nécessaires, à ce qui leur semble, d’avoir des enfants (…) Pour l’homme (Démocrite oppose la douloureuse situation parentale vécue autant par les animaux que par les hommes à l’opinion spécifiquement humaine qu’il va présenter), une opinion commune prévaut désormais, selon laquelle sa descendance doit lui être de quelque profit. »
Ainsi engendrer n’a pas seulement des causes mais aussi des (mauvaises) raisons.
e) dans ces conditions, le moindre mal est d’adopter :
« Qui voudrait avoir un enfant ferait mieux, à mon avis, d’adopter le fils d’un de ses amis. Ainsi aura-t-il un enfant conforme à son désir; car il le choisira tel qu’il le voudra. Aussi devra-t-il être, à son sens, d’un caractère obligeant, surtout s’il est naturellement obéissant. La grande différence est que de cette façon on peut, parmi beaucoup d’autres, adopter un enfant conforme à ses désirs ; alors que, si l’on en a un de soi, les risques sont nombreux : car on est forcé de le prendre tel qu’il est. »
Pour Démocrite donc, désir d’enfant ne rime pas avec enfant désiré, ce dernier devant avoir tous les traits du disciple et ne valant que comme nature prédisposée à donner les fruits de la bonne éducation philosophique.
Mais à dire vrai ce qui me frappe le plus dans ces lignes, c'est la reconnaissance d'une expérience de la parenté partagée par les hommes et les bêtes. Comme on est loin des animaux-machines !
Tous les textes cités ont été recueillis par Stobée dans son Florilège.

jeudi 31 mai 2007

Démocrite: l’amour et la masturbation.

On le sait, c’est Diogène de Sinope qui donne à la masturbation ses lettres de noblesse philosophique :
« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
Mais est-ce Démocrite qui, théoriquement au moins, aurait ouvert la voie ? Hérodien, un des maîtres de Marc-Aurèle, rapporte en effet ce passage :
« La masturbation procure une jouissance comparable à l’amour. » (Prosodie générale, cité par Eustathe Commentaire sur l’Odyssée XIV 428 p. 1766 Les présocratiques p. 877)
A ma connaissance, les Epicuriens n’ont laissé aucun texte à ce sujet mais une telle thèse semble parfaitement compatible avec leur condamnation de l’amour essentiellement lié à des désirs illimités aux plaisirs toujours mêlés de douleurs. A dire vrai, les textes que nous avons ne laissent pas d’espace, entre les indispensables amis et les asservissantes maîtresses, pour un type d’autre avec lequel se noueraient des contacts intimes, le temps de satisfaire des désirs physiques et égoïstes miraculeusement accordés. Il semble ainsi que l’onanisme puisse être défendu comme une sorte de dépense sexuelle fort peu onéreuse.
Mais il y a un hic. Stobée dans son Florilège rapporte un autre dit de Démocrite qui renverse totalement ce qu’on vient d’établir :
« L’amour lave de tout reproche l’acte amoureux » (IV XX 33 p.910)
Texte inintelligible sans la note qui l’accompagne :
« Opposition entre amour (agapê) et acte amoureux (erôs) ; mais le texte paraît incertain. Les hésitations des philologues leur sont surtout dictées par une conscience chrétienne étonnée de trouver un thème propre au Nouveau Testament. » (p.1492-1493)
Une telle note mériterait à son tour une note explicative !
Dois-je comprendre que les philologues n’en croient pas leurs yeux de voir confirmée par ce texte païen la primauté à laquelle ils souscrivent pleinement de agapê sur erôs ?
Agapê est en effet le terme grec, préféré à erôs et à philia, pour traduire dans les Evangiles l’hébreu ‘aëv, ce dernier mot désignant l’amour de Dieu. L’opposition erôs /agapê sera en latin souvent rendue par la distinction entre libido et caritas.
Mais à texte incertain, interprétation en suspens. Je n’oserai donc pas soutenir que Démocrite a voulu dire que l’amour de bienveillance lave de tout reproche l’amour de concupiscence !
Reste que l’éloge démocritéen de la masturbation ne pourra plus se faire que de manière tout à fait mesurée…

Commentaires

1. Le samedi 1 avril 2017, 16:17 par andros
la masturbation n'est que l'ersatz d'un amour véritable et partagé

Démocrite et Cicéron : la lettre sur les fantômes.

On peut identifier la perception à l’imagination : c’est une des raisons du doute hyperbolique de Descartes. Mais on peut identifier l’imagination à la perception : c’est la voie démocritéenne puis épicurienne.
Ce qui débouchera sur une preuve matérialiste de l’existence des dieux : si les dieux n’existaient pas, on ne les verrait pas la nuit en songe.
Clément d’Alexandrie (début du 3ème siècle après JC) attribue alors très logiquement à Démocrite l’idée qu’il n’y a pas de raison pour que les animaux ne soient pas autant que les hommes touchés par les atomes divins :
« Selon Démocrite, ce sont les mêmes images qui proviennent de la réalité divine pour frapper les hommes comme les animaux privés de raison. » (Stromates V 88 Les présocratiques p.788)
Voir un dieu n’est pas ici une expérience mystique mais un contact physique, une interaction atomique. Pas nécessaire de s’exhausser aux limites de l’humain : il suffit de rester dans celles de l’animalité.
D’ailleurs, je me demande si Démocrite pouvait soutenir à la fois cette thèse et celle de l’irréalité des sensibles, laquelle semble réduire les dieux à n’être que des conventions, pour reprendre la traduction consacrée.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une lettre de Cicéron à Cassius relative justement à cette identification de l’imagination à la perception. En effet, dans l’ensemble des textes souvent arides que Diels a regroupés autour du nom de Démocrite, ces lignes ont une certaine fraîcheur. Est-ce dû à ce que Cicéron s’appuie sur une sorte de phénoménologie de l’imagination pour réfuter la thèse démocritéo-épicurienne ? A vous de juger :
« En effet, lorsque je t’écris une lettre, il me semble que tu es, pour ainsi dire, là en face de moi – sans que je sache comment cela se fait – et cela sous une forme autre que celle propre à la « représentation de simulacres à l’imagination sensible », comme disent tes nouveaux amis, qui pensent que même les « représentations d’images intellectuelles » sont provoquées par les « fantômes » de Catius. Car, je te le rappelle, l’épicurien Catius, l’Insubrien (de Gaule transpadane, située au-delà du Pô, comme me l’apprend la note), qui vient de mourir récemment, appelle « fantômes » (spectra) les apparences auxquelles l’illustre philosophe de Gargette (Epicure) et, déjà avant lui, Démocrite donnaient le nom de simulacres (eidola). Moi, je veux bien que ces fantômes aient le pouvoir de venir frapper nos yeux parce qu’ils surgissent spontanément, que nous le voulions ou non ; mais je vois mal comment l’esprit, lui, peut en être frappé. Il faudra que tu m’apprennes, quand tu seras de retour ici à bon port, si vraiment il est en mon pouvoir de faire surgir à mon gré ton « fantôme », quand je pense à toi, et si ce pouvoir se limite à ta personne, qui m’est si étroitement liée, ou bien si je ne peux pas aussi faire voler jusqu' en mon cœur, à tire d’aile, le simulacre de l’île de Bretagne, rien qu’en me mettant à penser à elle. » (Correspondance familière XV 16 1 )
En effet la thèse démocritéenne est incompatible avec le fait que l’imagination, à la différence de la perception, est, partiellement au moins, sous le contrôle de la volonté.
Mais ce disant, je trahis la douceur et l’ironie insinuante de cette lettre adressée à C.Cassius Longinus, lieutenant de César et initiateur du complot qui assassinera ce dernier. Difficile d’ailleurs de concevoir comment cet homme politique orgueilleux et ambitieux a pu, venant du stoïcisme, embrasser l’épicurisme, tant cette philosophie semble incompatible avec la fougue et la violence de la carrière dudit Cassius. Mais Yasmina Benferhat est certainement éclairante quand elle écrit dans la notice qu’elle lui consacre :
« Ils (les Romains) ne trouvent en réalité dans les différentes écoles philosophiques grecques que leurs propres idées confortées par une connaissance non pas superficielle mais peut-être biaisée de leurs doctrines. Cassius est, comme nombre de ses contemporains, un adhérent sincère de la philosophie grecque, en l’occurrence de l’épicurisme, mais un adhérent romain. » (Dictionnaire des philosophes antiques 2005)

Le rire de Démocrite.

Diogène Laërce ne dit pas un mot sur le rire de Démocrite. Pourtant c’est un lieu commun d’opposer les pleurs d’Héraclite précisément aux rires de Démocrite. Sidoine Apollinaire (431-487) mentionne dans ses lettres une peinture le représentant en train de rire ( IX 9 14) et antérieurement Juvénal (65-128) le décrivait dans une satire agité par un rire perpétuel (« perpetuo risu pulmonem agitare solebat »). C’est ce que m’apprend l’articulet que Marie-Christine Hellmann consacre à l’iconographie de Démocrite dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (1994).
Curieux de découvrir la justification de ce rire, j’explore les sources concernant Démocrite telles que Diels les a rassemblées mais ne trouve quasiment rien, à part une mention assez énigmatique de l’évêque Hippolyte (3ème siècle) :
« Démocrite riait de tout, comme s’il estimait risibles toutes les affaires humaines. » (Réfutation de toutes les hérésies I 13 Les présocratiques p. 769 La Pléiade)
Or, que Démocrite ne juge pas risibles les affaires humaines est confirmé par le seul texte de lui consacré au rire et, paradoxalement, le condamnant :
« Il convient, puisque nous sommes hommes, de ne pas rire des malheurs des hommes, mais de les déplorer. » (ibidem p.871)
Ce fragment va de pair avec l’éloge de l’amitié secourable, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers les deux textes suivants.
« Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs amis, lorsque ceux-ci choient de la richesse dans la pauvreté. » (ibid.)
« L’homme serviable n’est pas celui qui attend qu’on lui rende la pareille, mais celui qui a pris les devants pour faire le bien. » (ibid. p.870).
Mais alors pourquoi donc avoir attribué à Démocrite ce rire hautain plus digne d’un dieu méprisant que d’un humain compatissant ?
La réponse se trouve peut-être dans un passage anonyme du Codex de Paris (1630) consacré à Héraclite et cité par Diels :
« Du philosophe Héraclite, Contre la vie ; voir l’Anthologie palatine IX 359, Stobée Florilège, IV, 34, 57. Le ton pessimiste de l’épigramme accrédite l’idée qu’ « Héraclite pleurait » (ibid. p.177)
Il se peut que le rire de Démocrite ait une dimension allégorique : expression d’une philosophie qui croit dans la possibilité du bonheur. N’est-ce pas alors plutôt de la joie de Démocrite que l’on devrait parler ?

mercredi 30 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans les yeux ? (2)

Il y a deux manières au moins de rendre compte en termes démocritéens de la perception.
Elle est contact par atomes interposés d’une part et d’autre part elle met en relation avec ce qui n’existe pas.
Ce dernier point est attesté par un passage de Démocrite cité par de multiples sources :
« Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide. »
Je comprends par convention relation : la couleur est une relation entre certains atomes et d’autres, aucun d’entre eux n’étant bien sûr coloré. Les atomes ne sont pas du tout sensibles, ils sont intelligibles s’il faut en croire Sextus Empiricus :
« Les émules de Platon et de Démocrite supposaient que seuls sont vrais les intelligibles. Mais, pour Démocrite, c’est parce que n’existe par nature rien de sensible, étant donné que les atomes, dont la combinaison forme toutes choses, sont par nature dépourvus de toute qualité sensible. Pour Platon, en revanche, c’est parce que les sensibles connaissent un perpétuel devenir, et jamais ne sont véritablement. » (Contre les mathématiciens VIII 6)
On comprend mieux désormais que si l’être n’est pas sensible, l’aveuglement de Démocrite n’est pas un handicap du point de vue de la connaissance. Reste que la perception, bien que gnoséologiquement nulle, est vitalement essentielle, comme le fait comprendre le récit de la mort de Démocrite tel que le rapporte Diogène Laërce :
« Démocrite mourut, dit Hermippe, de la façon suivante. Ayant atteint l’extrême vieillesse, il était tout proche de sa fin. Sa sœur se lamentait, parce qu’il allait mourir pendant la fête des Thesmophories, et qu’elle ne pourrait pas rendre à la déesse les honneurs qui convenaient ; il lui dit de reprendre courage et demanda qu’on lui apporta des pains chauds chaque jour. En se les mettant sous le nez, il réussit à passer la période des fêtes ; lorsque les jours de fête furent passés – il y en avait trois -, il abandonna la vie de la façon la plus paisible, selon Hipparque, ayant vécu plus de cent neuf ans. » (IX 43)
Athénée dans Les deipnosophistes parle lui de pot de miel humé au lieu de pains chauds mais peu importe. Est clair à travers cet acharnement thérapeutique doux et délicat que si l’odorant n’est rien, l’odorat met en contact réel avec les atomes de l’odorant et précisément ici leur ouvre le passage qui leur permet d’occuper quelques fonctions vitales.
Démocrite n’est pas Descartes, il ne doute pas de la réalité de la perception, de sa matérialité. Ce qu’il refuse de soutenir, c’est la réalité du perçu.

lundi 28 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans yeux ? (1)

A ne lire que Diogène Laërce, on ne retiendrait de l’œil démocritéen que sa capacité à voir au-delà des apparences :
« Athénodore dans le livre VIII de ses Promenades, dit qu’Hippocrate étant venu le trouver, Démocrite demanda qu’on apportât du lait ; ayant observé ce lait, il dit qu’il était celui d’une chèvre primipare et noire ; du coup Hippocrate s’émerveilla de sa perspicacité. On raconte aussi l’histoire d’une jeune servante qui accompagnait Hippocrate. Le premier jour, il la salua ainsi : « Bonjour, Mademoiselle. » Le jour suivant : « Bonjour, Madame. » La fille avait été déflorée pendant la nuit. » (IX 42)
Comme souvent quand Laërce rapporte des capacités prodigieuses, on ne sait jamais s’il s’agit de vision ou de réflexion. Vu qu' on range les personnages dont il parle dans la catégorie des philosophes et qu’on est porté à associer philosophie à raisonnement, on est tenté d’identifier une telle performance à une observation attentive et expérimentée d’indices minuscules, mais il n’est pas impossible non plus d’attribuer à Démocrite, comme à tous ces philosophes aux talents gnoséologiques quelquefois surhumains, une sorte de sixième sens lui rendant possible la vision du passé par exemple. En tout cas la valeur de la vue comme moyen de connaître la réalité est indéniable.
Pourtant d’autres textes nous font connaître un Démocrite lucide parce qu’aveugle. Ce sont des anecdotes étranges qui donnent une allure platonicienne à un homme qu’on serait jugé comme étant un des tout premiers matérialistes, et précisément atomistes. Himérios, sophiste grec du 4ème siècle, reste encore imprécis :
« Démocrite rendit volontairement son corps malade, afin que ce qu’il avait de meilleur en lui demeurât sain. » (Morceaux choisis III, 18)
Mais Aulu-Gelle (130-180) le présente comme s’aveuglant intentionnellement :
« Il se priva de lui-même de l’usage de la vue, parce qu’il estimait que les pensées et les méditations de son esprit occupé à examiner les principes de la nature seraient plus vives et plus précises, une fois affranchies des prestiges de la vue et des entraves que les yeux constituent. » (Nuits attiques X 17)
Plutarque (46-120) ne retient pas la version de l’aveuglement volontaire mais enrichit tout de même la biographie imaginaire en ne faisant pas jouer à la lumière du soleil le rôle éclairant que Platon lui attribuait, ne fût-ce qu’allégoriquement dans la République, mais en la transformant en force destructrice, dont la puissance serait redoublée par l’ingéniosité technique :
« Pourtant est-ce chose fausse qui se dit communément, que Démocrite le philosophe s’éteignit la vue en fichant et appuyant ses yeux sur un miroir ardent et recevant la réverbération de la lumière d’icelui, afin qu’ils ne lui apportassent aucun sujet de divertissement en évoquant souvent la pensée au-dehors, mais la laissant au-dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenêtres, répondantes sur le chemin, bouchées. » (De la curiosité 12 521 D)
Les yeux comme des ouvertures qui attirent à l’extérieur le regard du curieux et le détournent de la connaissance de son intérieur, voilà bien une métaphore des sens aussi anti-empiriste que possible !
Cicéron (106-43) n’a pas insisté, lui, sur le gain d’une telle mutilation mais a souligné qu’elle n’était en rien une perte de la connaissance de ce qui rend une vie réussie:
« Démocrite, devenu aveugle, n’était bien sûr même plus capable de discerner le blanc du noir. Mais il savait encore distinguer les biens des maux, les actes justes des actes injustes, les actions bonnes des actions malhonnêtes, les choses utiles des choses inutiles, ce qui est noble de ce qui est mesquin ; être privé de la diversité des couleurs ne l’empêchait pas de connaître le bonheur dont l’eût privé la connaissance des réalités. » (Tusculanes V XXXIX 114)
Tertullien (155-225) en revanche donne une tout autre fonction à l’aveuglement volontaire :
« Démocrite, en s’aveuglant lui-même, parce qu’il ne pouvait pas voir de femmes sans être enflammé de désir, et souffrait de ne les pouvoir posséder, témoigne par ce remède de son incapacité à se dominer. » (Apologétique 46)
A la lumière de ce témoignage, on lit un peu autrement les lignes de Diogène Laërce sur l’étonnante pénétration dont fait preuve Démocrite à l’égard de la servante dépucelée…

dimanche 27 mai 2007

Parménide: la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (2)

Simplicius, jugeant sévèrement le style métaphorique de Parménide, annonçait-il Croce jugeant sévèrement aussi l’allégorie ?
« Croce accuse l’allégorie d’être un fastidieux pléonasme, un jeu de vaines répétitions qui en premier lieu nous montre (disons) Dante guidé par Virgile et Béatrice, et nous explique ensuite ou nous donne à entendre que Dante symbolise l’âme, Virgile la philosophie ou la raison ou la lumière naturelle, et Béatrice la théologie ou la grâce. Selon Croce, selon l’argument de Croce (l’exemple n’est pas de lui), Dante aurait alors pensé : « la raison et la foi opèrent le salut des âmes » ou « la philosophie et la théologie nous conduisent au ciel », pour ensuite mettre Virgile là où il avait pensé « raison » ou « philosophie » et Béatrice là où il avait pensé « théologie » ou « foi », ce qui serait une sorte de mascarade. L’allégorie, selon cette interprétation dédaigneuse, se réduirait à une énigme, plus étendue, plus lente et beaucoup plus incommode que les autres. Elle serait un genre barbare ou puéril, une distraction de l’esthétique. » (Autres inquisitions Borges 1952 La Pléiade vol.1 p.712)
Est-il plus judicieux de défendre la métaphore dans le texte philosophique comme Chesterton a défendu l’allégorie ?
« Il argumente que la réalité est d’une interminable richesse et que le langage des hommes ne saurait épuiser cette vertigineuse abondance (…) Chesterton en déduit ensuite qu’il peut exister plusieurs langages – qui, d’une certaine manière, correspondent à la réalité insaisissable – au nombre desquels, celui des fables et des allégories.
En d’autres termes : Béatrice n’est pas un emblème de la foi, un laborieux et arbitraire synonyme du mot « foi » ; la vérité est qu’il existe une chose au monde – un sentiment particulier, un processus intime, une série d’états analogues – que l’on peut désigner par deux symboles : l’un, assez pauvre, le son « foi » ; l’autre, Béatrice, la glorieuse Béatrice qui descendit du ciel et foula le sol de l’enfer pour sauver Dante. » (ibidem)