Loin de s’identifier à Socrate, Caton ou Laelius, Sénèque se place sur le même plan que Lucilius, c’est-à-dire dans l’ensemble de ceux qui sont en train de former leur caractère (qui con maxime concinnamus ingenium). Il y a en effet un va-et-vient constant chez Sénèque entre la posture du maître et celle du co-disciple.
Le danger qui menace les débutants se présente sous une double forme : celle de la masse des hommes (désignée par populus, plures, multitudo qui sont donc dans ce contexte des synonymes) et celle du mauvais exemple.
Face à la foule, les sages comme les apprentis sont défaits.
Ce dont Sénèque rend compte en termes militaires :
Ce dont Sénèque rend compte en termes militaires :
« Quid tu accidere his moribus credis, in quos publice factus est impetus ? » = "que crois-tu qu’il arrive aux mœurs auxquelles l’assaut est donné au nom du peuple ?"
Plus haut il a déjà utilisé le même mot (impetus = l’assaut, la charge) avec une légère variante :
« Nemo nostrum (…) ferre impetum vitiorum tam magno comitatu venientum potest » = "personne parmi nous ne peut supporter l’assaut de vices qui viennent accompagnés par un si grand cortège" (comitatus évoque moins l’armée que la suite, l’escorte d’un prince, on pense à Pascal écrivant dans les Pensées (fragment 41 éd Le Guern) : « (Nos rois) se sont accompagnés de gardes, de balourds. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires »
En tout cas ces métaphores suggèrent que Sénèque a conscience de la dimension sociale du vice. La masse n’est pas équivalente à une somme de mauvais exemples, elle a une efficace à elle, que rend bien en particulier l’usage de l’adverbe publice souvent utilisé en latin pour traduire « au nom de l’Etat », « officiellement ».
Or, face aux vices institués, un Socrate, on l’a vu, est au même rang qu’un Lucilius ou qu’un Sénèque : il n’en peut mais.
Le texte ne dit pas comment Socrate aurait réagi face à un seul exemple (unum exemplum) d’immoralité mais en revanche il analyse assez précisément l’effet de l’individu vicieux sur le candidat à la sagesse.
Sénèque présente d’abord deux vices dont il suffit de fréquenter un seul représentant pour être affecté : le goût du luxe (luxuria) et l’amour des richesses (avaritia) puis il personnalise les vices en mentionnant trois types de mauvais exemple :
1) le convive trop délicat, efféminé ( convictor delicatus)
2) le riche voisin (vicinus dives)
3) le compagnon (de voyage par exemple) mal intentionné (malignus comes)
2) le riche voisin (vicinus dives)
3) le compagnon (de voyage par exemple) mal intentionné (malignus comes)
1) « convictor delicatus paulatim enervat et mollit » = "un convive efféminé affaiblit et amollit peu à peu".
On note que face à un seul exemplaire d’immoralité il faut du temps pour se dégrader.
On note que face à un seul exemplaire d’immoralité il faut du temps pour se dégrader.
2) « vicinus dives cupiditatem inritat » = "un riche voisin irrite la cupidité".
Ici la rencontre actualise une potentialité négative.
Ici la rencontre actualise une potentialité négative.
3) « malignus comes quamvis candido et simplici rubiginemen suam adfricuit » = "quand il s’est frotté à un compagnon mal intentionné, aussi candide et naturel que soit l’homme, il est marqué par la rouille".
Autrement dit le meilleur naturel ne résiste pas à la fréquentation des mauvaises natures.
Autrement dit le meilleur naturel ne résiste pas à la fréquentation des mauvaises natures.
Ce passage est vraiment très sombre car Sénèque y disqualifie autant le mimétisme que la résistance et l’opposition :
« Necesse est aut imiteris aut oderis. Utrumque autem devitandum est : neve similis malis fias, quia multi sunt, neve inimicus multis, quia dissimiles sunt » = "Tu ne peux éviter d’imiter ou de détester. Mais l’un et l’autre doivent être écartés : tu ne dois devenir ni semblable aux méchants du fait qu’ils sont nombreux, ni ennemi du grand nombre du fait qu’il ne te ressemble pas".
Quand Sénèque met tant l’accent sur la menace représentée par la vie en commun, il est fidèle à la tradition épicurienne: il n’y a de salut que dans la retraite. Ce qui revient aussi à condamner "le militantisme cynique" tel qu'il était dénoncé dans la lettre 5.
Commentaires
Est-ce que Sénèque ne reprend pas des passages épicuriens qui soutiennent en définitive des thèses stoiciennes. Ne cherche-t-il pas à convaincre un épicurien (Lucilius cf citation ci-dessous) au stoicisme ?
Lettre 23
Ceci dit, c'est vrai que les passages épicuriens cités sont en accord avec la doctrine stoïcienne, mais il reste que dès la deuxième lettre Sénèque désigne Epicure comme appartenant au camp qui n'est pas le sien (aliena castra) et se présente non comme transfuge mais comme explorator. C'est en fonction de ce rejet global de l'épicurisme - la réhabilitation de la doctrine reste donc partielle - qu'on peut se référer à une vérité locale de la sentence (qu'on pourrait donc opposer à une vérité systématique qui impliquerait toute la doctrine); c'est aussi parce que la sentence, indépendamment de l'ensemble systématique duquel elle est prélevée, sert la fin que se propose Sénèque dans la lettre où il la cite qu'on peut retenir l'expression de Foucault: valeur circonstancielle d'usage.
Il ne me semble donc pas qu'il y a incompatibilité entre les deux principes auxquels se réfère Foucault et la fonction que vous attribuez aux citations. Certes à la différence de l'ecriture des hupomnêmata, l'écriture est faite par soi et pour autrui; mais écrire pour autrui est aussi un exercice pour soi.
Je me rangerai volontiers à la suite de Régine Chambert. Il est vrai que si le but de Sénèque relevait de la réclame stoicienne, il aurait raté la publicité. En effet, Epicure est aussi cité dans les dernières lettres connues et Lucilius ne semble pas être devenu un prosélyte du stoicisme...
Foucault insiste « épreuve de soi », « le soi se mesure à lui-même », « lente découverte de soi », « patient exercice », « culture de soi », « souci de soi », « rapport à soi plein ». Néanmoins à la lumière des analyses de Foucault, je ne comprends pas le texte d’Epictète, Entretiens II, 22 (15-21) où il est écrit par exemple : « L’être vivant penche où se trouvent le moi et le mien (…) le moi peut être dans le corps, dans la volonté, dans les choses extérieurs »)
Cet acte est en effet un choix par lequel le moi peut à volonté devenir une chose soumise à la pression des choses ou un agent libre capable d'une visée morale: "C'est du côté où sont le moi et le mien que penche nécessairement l'être vivant. Sont-ils dans le corps, c'est qu'est le pouvoir qui nous domine. Dans la prohairesis il sera là. Dans les choses extérieures, là lui aussi." (p.155)
La page 66 est aussi éclairante; on y lit entre autres: "le stoïcisme a cherché à faire dériver la moralité d'une tendance primitive qui pousse le vivant à rechercher sa propre conservation et à sauvegarder pour cela l'intégrité de son être (...) Cette tendance est elle-même l'expression d'un rapport fondamental: l'oikeiôsis, l'appropriation initiale grâce à laquelle le vivant s'appartient, prenant immédiatement conscience de lui-même et reconnaissant son être comme le sien propre (oikeion)"