Dans L’écriture de soi (1983), Michel Foucault analyse la fonction éthopoiétique de l’écriture : « comme élément de l’entraînement de soi, l’écriture (…) est un opérateur de la transformation de la vérité en êthos » (Dits et écrits t.IV p.418). Appuyant sa réflexion entre autres sur la deuxième lettre à Lucilius, il cherche à éclairer la pratique des hupomnêmata qui apparaît au cours du 1er et du 2ème siècle et qu’il définit ainsi : « on y consignait des citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu’on avait entendus ou qui étaient venus à l’esprit » (ibid.). Il articule les raisons pour lesquelles une telle relation avec des éléments extérieurs à soi « peut contribuer à la formation de soi (…) : les effets de limitation dus au couplage de l’écriture avec la lecture, la pratique réglée du disparate qui détermine les choix, l’appropriation qu’elle effectue » (p.420).
Une telle analyse permet une approche suggestive de la correspondance de Sénèque et précisément de son usage des citations. Je vais reprendre brièvement les trois raisons :
1) « l’écriture, comme manière de recueillir la lecture faite et de se recueillir sur elle est un exercice de raison qui s’oppose au grand défaut de la stultitia que la lecture infinie risque de favoriser ». La stultitia est autant l’incapacité à se faire une opinion que celle qui en découle d’aborder ce qui nous arrive à la lumière d’une perspective fixée. Il me semble que cette sorte de culture qui tourne à vide que désigne le terme de stultitia (que Noblot traduit par déraison) peut caractériser tous ceux qui, ayant la connaissance de la multiplicité des points de vue, sont pour cette raison même dans l'incapacité d'en défendre vraiment un. Fait qui pourrait conduire à la recherche d'un dépassement autant du dogmatisme que du relativisme auto-réfutant.
2) « le carnet de notes est commandé par deux principes, qu’on pourrait appeler « la vérité locale de la sentence » et « sa valeur circonstancielle d’usage (…) L’écriture comme exercice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité disparate ; ou, plus précisément, une manière réfléchie de combiner l’autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s’y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l’usage»(p.421). Dans ces conditions ce n’est pas pour Sénèque être infidèle à la doctrine stoïcienne que de citer par exemple des jugements d’Epicure.
3) « le rôle de l’écriture est de constituer avec tout ce que la lecture a constitué, un corps (…). Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien – en suivant la métaphore si souvent évoquée de la digestion – comme le corps même de cluii qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l’écriture transforme la chose vue ou entendue « en forces et en sang » » (p.422)
1) « l’écriture, comme manière de recueillir la lecture faite et de se recueillir sur elle est un exercice de raison qui s’oppose au grand défaut de la stultitia que la lecture infinie risque de favoriser ». La stultitia est autant l’incapacité à se faire une opinion que celle qui en découle d’aborder ce qui nous arrive à la lumière d’une perspective fixée. Il me semble que cette sorte de culture qui tourne à vide que désigne le terme de stultitia (que Noblot traduit par déraison) peut caractériser tous ceux qui, ayant la connaissance de la multiplicité des points de vue, sont pour cette raison même dans l'incapacité d'en défendre vraiment un. Fait qui pourrait conduire à la recherche d'un dépassement autant du dogmatisme que du relativisme auto-réfutant.
2) « le carnet de notes est commandé par deux principes, qu’on pourrait appeler « la vérité locale de la sentence » et « sa valeur circonstancielle d’usage (…) L’écriture comme exercice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité disparate ; ou, plus précisément, une manière réfléchie de combiner l’autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s’y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l’usage»(p.421). Dans ces conditions ce n’est pas pour Sénèque être infidèle à la doctrine stoïcienne que de citer par exemple des jugements d’Epicure.
3) « le rôle de l’écriture est de constituer avec tout ce que la lecture a constitué, un corps (…). Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien – en suivant la métaphore si souvent évoquée de la digestion – comme le corps même de cluii qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l’écriture transforme la chose vue ou entendue « en forces et en sang » » (p.422)
Il serait intéressant de contraster cet usage de l’écriture avec le rôle anti-philosophique que la tradition platonicienne à partir du Phèdre lui attribue.
Commentaires
Est-ce que Sénèque ne reprend pas des passages épicuriens qui soutiennent en définitive des thèses stoiciennes. Ne cherche-t-il pas à convaincre un épicurien (Lucilius cf citation ci-dessous) au stoicisme ?
Lettre 23
Ceci dit, c'est vrai que les passages épicuriens cités sont en accord avec la doctrine stoïcienne, mais il reste que dès la deuxième lettre Sénèque désigne Epicure comme appartenant au camp qui n'est pas le sien (aliena castra) et se présente non comme transfuge mais comme explorator. C'est en fonction de ce rejet global de l'épicurisme - la réhabilitation de la doctrine reste donc partielle - qu'on peut se référer à une vérité locale de la sentence (qu'on pourrait donc opposer à une vérité systématique qui impliquerait toute la doctrine); c'est aussi parce que la sentence, indépendamment de l'ensemble systématique duquel elle est prélevée, sert la fin que se propose Sénèque dans la lettre où il la cite qu'on peut retenir l'expression de Foucault: valeur circonstancielle d'usage.
Il ne me semble donc pas qu'il y a incompatibilité entre les deux principes auxquels se réfère Foucault et la fonction que vous attribuez aux citations. Certes à la différence de l'ecriture des hupomnêmata, l'écriture est faite par soi et pour autrui; mais écrire pour autrui est aussi un exercice pour soi.
Je me rangerai volontiers à la suite de Régine Chambert. Il est vrai que si le but de Sénèque relevait de la réclame stoicienne, il aurait raté la publicité. En effet, Epicure est aussi cité dans les dernières lettres connues et Lucilius ne semble pas être devenu un prosélyte du stoicisme...
Foucault insiste « épreuve de soi », « le soi se mesure à lui-même », « lente découverte de soi », « patient exercice », « culture de soi », « souci de soi », « rapport à soi plein ». Néanmoins à la lumière des analyses de Foucault, je ne comprends pas le texte d’Epictète, Entretiens II, 22 (15-21) où il est écrit par exemple : « L’être vivant penche où se trouvent le moi et le mien (…) le moi peut être dans le corps, dans la volonté, dans les choses extérieurs »)
Cet acte est en effet un choix par lequel le moi peut à volonté devenir une chose soumise à la pression des choses ou un agent libre capable d'une visée morale: "C'est du côté où sont le moi et le mien que penche nécessairement l'être vivant. Sont-ils dans le corps, c'est qu'est le pouvoir qui nous domine. Dans la prohairesis il sera là. Dans les choses extérieures, là lui aussi." (p.155)
La page 66 est aussi éclairante; on y lit entre autres: "le stoïcisme a cherché à faire dériver la moralité d'une tendance primitive qui pousse le vivant à rechercher sa propre conservation et à sauvegarder pour cela l'intégrité de son être (...) Cette tendance est elle-même l'expression d'un rapport fondamental: l'oikeiôsis, l'appropriation initiale grâce à laquelle le vivant s'appartient, prenant immédiatement conscience de lui-même et reconnaissant son être comme le sien propre (oikeion)"