Je veux rappeler en premier lieu le rôle que la philosophie épicurienne donne à la mémoire. Deux textes canoniques sont ici éclairants. D'abord la lettre adressée par Épicure à Idoménée et rapportée par Diogène Laërce (X 22):
" Je vous écris cette lettre alors que je passe et achève en même temps le bienheureux jour de ma vie ; les douleurs que provoquent la rétention d'urine et la dysenterie se sont succédé sans que s'atténue l'intensité extrême qui est la leur ; mais à tout cela la joie qu'éprouve mon âme a résisté, au souvenir de nos conversations passées." (ed. Goulet-Cazé p.1252)
La sentence vaticane 17 , elle, ne présente pas le souvenir comme un remède à la souffrance physique mais comme la condition nécessaire et suffisante du bonheur de l'homme âgé :
" Ce n'est pas le jeune qui est bienheureux, mais le vieux qui a bien vécu : car le jeune, plein de vigueur, erre, l'esprit égaré par le sort ; tandis que le vieux, dans la vieillesse comme dans un port, a ancré ceux des biens qu'il avait auparavant espérés dans l'incertitude, les ayant mis à l'abri par le moyen de la gratitude"
Marcel Conche, auteur de la traduction, commente ainsi :
" Le vieillard n'est pas seulement heureux, comme le jeune, au moyen de la philosophie, peut l'être, mais "bienheureux", grâce à la mémoire qui lui permet de puiser dans ses souvenirs heureux comme dans une réserve de bonheur. Le plaisir joui, et de plus recueilli, médité, approprié par la gratitude, est principe d'une suite illimitée de plaisirs. Car revivre en pensée, avec reconnaissance, le plaisir joui, est un nouveau plaisir ; et par le plaisir je me suis créé du plaisir pour toute la vie." (Épicure Lettres et Maximes 1987)
On peut cependant se demander si la sentence 17 justifie un tel commentaire. Au fond rien en elle ne semble exiger une référence à la mémoire. On pourrait aussi bien comprendre que le vieillard possède les biens que jeune il craignait de ne pas avoir et que la gratitude qu'il ressent à leur égard - gratitude causée par le plaisir fourni par ces biens - est la raison pour laquelle il ne risque pas de les abandonner. Ainsi on peut se demander si on a raison de lire la sentence 17 à la lumière de la Lettre à Idoménée. Reste certes cette lettre qui me suffit pour mon propos d'aujourd'hui.
Je souhaite en effet mettre en rapport ces textes canoniques, qui donnent comme un mode d'emploi de la mémoire, avec l'usage que Tony Judt dit faire de ses propres souvenirs. En effet, dans l'édition du Monde du 17 Janvier, l'historien anglais communique aux lecteurs l'expérience qu'il a de la terrible maladie neurologique dont il souffre, la sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot. Privé de la possibilité de tout contrôle de son propre corps, l'auteur décrit ainsi l'usage qu'il est parvenu à faire de ses souvenirs :
" Imaginez un instant que vous soyez obligé de rester allongé absolument immobile sur le dos pendant sept heures d'affilée et de trouver le moyen de rendre ce calvaire supportable non seulement pour une nuit, mais pour le restant de votre existence. La solution que j'ai trouvée consiste à faire défiler mentalement ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes faux souvenirs et autres, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur des événements, des gens ou des récits dont je peux me servir pour détourner mon esprit du corps dans lequel il est enfermé. Ces exercices mentaux doivent être assez intéressants pour captiver mon attention et me faire oublier une démangeaison insupportable à l'intérieur d'une oreille ou au bas des reins. Mais ils doivent être également assez ennuyeux et prévisibles pour servir de prélude et d'incitation efficace au sommeil. Il m'a fallu un certain temps pour découvrir que cette méthode constituait une alternative possible à l'insomnie et à l'inconfort physique, et aussi qu'elle n'était pas infaillible.
Mais de temps à autre, quand j'y pense, je suis stupéfait par la relative facilité avec laquelle je surmonte ce qui était autrefois une épreuve nocturne presque insupportable. Je me réveille exactement dans la même position, la même disposition d'esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille."
Mais de temps à autre, quand j'y pense, je suis stupéfait par la relative facilité avec laquelle je surmonte ce qui était autrefois une épreuve nocturne presque insupportable. Je me réveille exactement dans la même position, la même disposition d'esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille."
Entre la théorie épicurienne et la pratique réelle de Tony Judt, on relèvera les différences suivantes : d'abord la valeur du recours que le malade fait à sa mémoire n'est pas conditionnée par la sagesse de la vie antérieure, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, vu que nombreux sont ceux qui pensent que l'idéal de vie épicurien a un côté, disons, livresque ou, plus clairement dit, est irréalisable psychologiquement ; ensuite le souvenir n'a pas une fonction différente du faux souvenir ou du fantasme, ce qui là aussi ouvre les horizons de ceux qui, donnant une valeur prioritaire au réellement vécu, pourraient se désespérer de la pauvreté du leur ; ajoutons que la recherche de l'élément utile n'obéit à aucune méthode difficile car il suffit d'inventorier ce dont on dispose mentalement jusqu'au moment où on est absorbé par le contenu au point de ne prêter attention qu'à lui (ce qui est remarquable ici, c'est que Tony Judt décrit l'exploration de son esprit comme une découverte jamais déçue et non comme une routine répétitive et passablement obsessionnelle : on peut supposer que joue sur ce point un rôle majeur l'excellente qualité de sa mémoire). Enfin la finalité de l'exercice pratiqué par le malade est bien distincte de celle visée par le philosophe puisqu'il s'agit dans son malheureux cas de fuir dans le sommeil alors que la pratique épicurienne est une conscience pleine et plaisante d'une béatitude stable et gagnée pour toujours.
Néanmoins le point commun à l'expérience réelle et à la théorie épicurienne saute aux yeux : quelque chose d'insupportable est évacué de la conscience. Certes l'insupportable a des degrés et il va de soi que cette méthode a donc des limites qui peuvent d'ailleurs tout à fait varier selon les individus et les circonstances. Reste que cette pratique volontaire de la mémorisation systématique parvient à donner l'impression de pouvoir échapper à l'infortune physique de laquelle on est victime. Je dis infortune physique car l'infortune morale doit placer dans un état psychique qui rend inapte à un tel inventaire des ressources mémorielles.
Les dernières lignes du texte cité mettent cependant en évidence les limites de l'exercice : il détourne momentanément de la conscience du malheur mais est impropre à changer l'état d'esprit du malade. Ce serait sans doute demander beaucoup trop à un exercice spirituel que de compter sur lui pour opérer un tel changement. On passerait alors de la réalité psychologique au mythe (sans qu'on sache d'ailleurs tracer la frontière avec certitude, ce qui n'est pas pour rien, je crois, dans l'attrait continuel que représentent les sagesses pour nos vies plus ou moins réussies).
Néanmoins le point commun à l'expérience réelle et à la théorie épicurienne saute aux yeux : quelque chose d'insupportable est évacué de la conscience. Certes l'insupportable a des degrés et il va de soi que cette méthode a donc des limites qui peuvent d'ailleurs tout à fait varier selon les individus et les circonstances. Reste que cette pratique volontaire de la mémorisation systématique parvient à donner l'impression de pouvoir échapper à l'infortune physique de laquelle on est victime. Je dis infortune physique car l'infortune morale doit placer dans un état psychique qui rend inapte à un tel inventaire des ressources mémorielles.
Les dernières lignes du texte cité mettent cependant en évidence les limites de l'exercice : il détourne momentanément de la conscience du malheur mais est impropre à changer l'état d'esprit du malade. Ce serait sans doute demander beaucoup trop à un exercice spirituel que de compter sur lui pour opérer un tel changement. On passerait alors de la réalité psychologique au mythe (sans qu'on sache d'ailleurs tracer la frontière avec certitude, ce qui n'est pas pour rien, je crois, dans l'attrait continuel que représentent les sagesses pour nos vies plus ou moins réussies).
Commentaires
(Epictète I 17 10 "Antisthène a écrit que l'examen des mots est le principe de la formation philosophique)
"Cette éthique wittgensteinienne définit alors une forme non religieuse d'exercice spirituel" dit Hadot. D'où, en effet, la tâche chez lui de travailler la notion de "conversion", (particulièrement emblématique), comme s'il s'agissait de ramener ce mot même (un mot de la religion s'il en est) à la maison.
C'est ce qui expliquerait cet investissement dans le langage qu'il va chercher chez Wittgenstein.
Le passage d'Épictète que vous citez est intéressant: il y défend la valeur de la logique contre l'idée que le plus pressant est de guérir ses passions et que la logique est stérile. L'éthique est donc subordonnée à une connaissance du vrai, que garantit la logique. C'est vrai qu'à la fin du passage cette position est attribuée à Antisthène, mais il faut noter que cette référence ne place pas le cynique en position d'autorité originaire, celle-ci étant identifiée à Socrate. Plus précisément Épictète remonte vers l'origine en partant des premiers stoïciens (Chrysippe, Zénon, Cléanthe) pour aboutir à Socrate, point d'arrivée, et ceci via Anstithène, placé donc en position intermédiaire entre Socrate et les stoïciens, ce qui est conforme en tout cas à l'ordre chronologique (la question de l'ordre logique est plus difficile à trancher).
Dans ce contexte, on doit moins parler d'un examen des mots que d'un examen des critères de la vérité des propositions et des raisonnements.
Je me permets cependant d'attirer votre attention sur une différence majeure entre une telle position et ce que veut dire Wittgenstein. En effet dans une telle perspective, la logique conditionne la formulation de jugements moraux vrais. Or, c'est une thèse majeure du TLP (Tractatus logico-philosophicus) qu'il n'y a pas de propositions éthiques vraies (ni fausses, ni douteuses). Cette position sur laquelle Wittgenstein ne reviendra jamais y compris dans sa seconde philosophie crée une distance considérable entre le cynisme, le stoïcisme, l'épicurisme etc et ce que veut dire Wittgenstein. Dans son cas, l'exercice spirituel se réalise dans la prise de conscience du non-sens des énoncés moraux. On voit en revanche bien nettement que si les cyniques s'opposent tant à leurs contemporains, c'est sur la base de la certitude absolue de posséder la vérité absolue en morale.
1) d'abord si on reconduit le mot conversion de son usage métaphysique à son usage quotidien (cf Recherches 116), comment va-t-on s'y prendre pour déterminer son usage quotidien ? N'y a-t-il pas des usages quotidiens ? J'entends par usage quotidien non pas un usage fréquent mais un usage qui n'implique aucune croyance renvoyant à quelque chose d'extérieur à la vie humaine dans l'immanence de sa quotidienneté.
2) plus généralement se référer à des mots plus purs ne revient-il pas à reconstituer un mythe de la pureté (au sens où une telle pureté serait largement illusoire) ? Cf à ce sujet la fin de mon dernier billet.
3) sauf à me tromper, quand Hadot lit les philosophies antiques comme essentiellement pratiques, il vise justement à ne pas les lire en moderne mais à les comprendre selon leurs propres intentions. Je doute aussi que la pratique se limite pour lui à une écriture. Quand par exemple il en parle comme d'une attention centrée sur le présent, il envisage autant un état d'esprit qu'un état d'âme.
4 ) les exercices spirituels dont Hadot parle me paraissent assez précisément déterminés par leur définition stoïcienne (sur ce sujet, cf La philosophie comme manière de vivre 2001: ce sont des entretiens de Hadot avec Carlier et Davidson)
5 ) du point de vue de Wittgenstein (je n'envisage pas ici le pt de vue de Hadot sur Wittgenstein), la transformation de soi n'est pas du tout imaginable dans le cadre de Loyola ou du bouddhisme zen, pour la bonne raison que ce sont des cadres métaphysiques (qui n'ont pas reconduit les mots de leurs usage métaphysique à leur usage quotidien).
comprendre la Voie, vous devez comprendre que le corps-esprit ordinaire est la Voie.
Le corps-esprit ordinaire est quelque chose qui ne demande
aucun effort», même si cela est parfois difficile et douloureux.
Le corps-esprit ordinaire n’est ni vrai, ni faux, ni hier, ni demain. On ne peut pas l’attraper, on ne peut pas le rendre,
il n’y a pas de consistance, ni d’inconsistance. Il est liberté.
Le corps-esprit ordinaire demeure dans notre présence, ici et maintenant.
C'est la notion d'"exercice spirituel" sans doute qui me gênait. En fait, Hadot parle de la "connaissance de soi". Cette connaissance implique un exercice de soi sur soi.
Ce que je voulais dire (et je crois vous rejoindre) c'est qu'aussi intéressante que soit cette approche sociologique (qui emprunterait un tour wittgensteinnien) de la "connaissance de soi", eh bien, ça a un air de famille avec une "connaissance" de soi mais, pour moi, ce n'est pas ce que j'appelle une connaissance de "soi".
Mais c'est vrai que je me fonde sur une inspiration plutôt zen de la "connaissance de soi" (c'est pourquoi, d'ailleurs, je trouvais le post de ichimizen pertinent qui contestait le fait que cette vision était inspirée par la métaphysique) et d'exercices (méditation, visualisations) que Pierre Hadot n'évoque absolument pas.
C'est peut-être un tout autre chemin mais il est difficile pour moi d'entendre parler de tous ces thèmes en ignorant complètement (comme c'est souvent) l'Orient.
Ça me fait penser à l'Allégorie de la Caverne !