lundi 27 janvier 2014

Un exemple de belle infidélité : Ortega y Gasset, lecteur de Platon.

Dans le livre VII des Lois, Platon a écrit un passage qu'on pourrait qualifier d'anti-humaniste si on use d'un vocabulaire passé de mode et d'un emploi en plus tout à fait anachronique. C'est l'Étranger qui tient ce discours théo-centré :
" Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu'on s'en occupe, il est toutefois nécessaire de s'en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l'on me poserait à bon droit.
CLINIAS - Oui, absolument.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Je veux dire qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne l'est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que
l'homme, comme je l'ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c'est véritablement ce qu'il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se confronter tout homme comme toute femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d'esprit qui est le contraire de celui qui est aujourd'hui le leur.
CLINIAS - Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Aujourd'hui on s'imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées en vue des jeux ; ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n'est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la peine d'être considérée par nous, puisqu'elle n'est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue du moins, la chose la plus sérieuse (notons en passant la distance qui sépare cette position de la conception de la guerre comme apprentissage, défendue dans La République). Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer la vie en jouant, en s'adonnant à ces jeux en quoi consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser nos ennemis et de les vaincre aux combats. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient d'atteindre l'un et l'autre de ses objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les routes qu'il convenait d'emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
" Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton coeur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n'as pu, je pense,
Ni naître, ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux."
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas, ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices. Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu'ils ne sont pour l'essentiel que des marionnettes, même s'il leur arrive d'avoir part à la vérité.
MÉGILLE - Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L'ÉTRANGER D'ATHÈNES - Ne t'en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c'est parce que j'avais le regard fixé sur le dieu et l'esprit plein de lui que j'ai dit ce que je viens de dire. " ( éd. Brisson, 803b-804b )
Venons-en au philosophe castillan. Dans la cinquième de ses dix conférences regroupées sous le titre Qu'est-ce que la philosophie ?, donnée le 26 Avril 1929 à Madrid, Ortega clarifie ce qu'est la philosophie comme théorie de l'Univers. Par Univers, il entend " tout ce qu'il y a " ( "todo cuanto hay" ), l'ensemble de toutes les choses et son ontologie, semble inspirée de Meinong, tant elle est exubérante :
" Par choses nous entendrons non seulement les choses réelles physiques ou psychologiques mais aussi les irréelles, les idéales et les fantastiques, les transréelles s'il y en a " ( por cosas entenderemos no sólo las reales físicas o anímicas sino tambien las irreales, las ideales y fantásticas, las transreales si es que las hay) ( troisième conférence du 16 Avril)
Mais cette théorie à laquelle Ortega veut sensibiliser son auditoire, il la présente radicalement distincte des convictions viscérales qui vont avec la vie ordinaire ( on pense alors aux certitudes wittgensteiniennes ) :
" Quiero decir que el género de convicción con que creemos que el sol se pone sobre el horizonte o que los cuerpos que vemos están, en efecto, fuera de nosotros, es tan ciega, tan arraigada en los hábitos sobre que vivimos y forman parte de nosotros, que la convicción opuesta de la astronomía o de la filosofía idealista no podrá nunca comparársele en fuerza bruta psicológica."
Je traduis ainsi : " Je veux dire que le genre de conviction avec laquelle nous croyons que le soleil se couche à l'horizon ou que les corps que nous voyons sont bel et bien en dehors de nous, est si aveugle, si enracinée dans les habitudes avec lesquelles nous vivons et qui font partie de nous, que la conviction opposée de l'astronomie ou de la philosophie idéaliste ne pourra jamais lui être comparée en termes de force brute psychologique."
Celui que Ortega initie à la philosophie à travers ces conférences ne doit donc pas s'attendre à trouver dans la théorie philosophique des croyances qui l'emporteront :
" (...) yo prefiero que se acerque el curioso a la filosofía sin tomarla muy en serio, antes bien, con el temple de spiritu que lleva el ejercitar un deporte y ocuparse en un juego. Frente al radical vivir, la teoria es juego, no es cosa terrible, grave, formal."
" je préfère que celui qui est curieux s'approche de la philosophie sans la prendre trop au sérieux, au contraire, avec le calme de l'esprit qui va avec l'exercice d'un sport et la pratique d'un jeu. Face à ce que vivre a de radical, la théorie est jeu, elle n'est pas une chose terrible, grave, solennelle. "
C'est alors qu' Ortega cite le passage des Lois souligné plus haut. Puis, sans raison, à mes yeux du moins, il le transforme d'abord en aveu rare où Platon livrerait sa pensée intime :
" Es uno de los contados lugares en que Platón, oculto casi siempre detrás de su propio texto, entreabre las líneas luminosas de su escrito, como una cortina de hilos iridiscentes y nos deja ver su noble figura privada."
" C'est un des lieux peu communs où Platon, presque toujours caché derrière son propre texte, entrouvre les lignes lumineuses de son écrit comme un rideau de fils scintillants et nous laisse voir son noble visage secret."
L'essentiel de l'interprétation tient alors dans un contre-sens : alors que le texte platonicien associe le jeu à la soumission intéressée aux dieux, Ortega l'interprète comme détachement intellectuel en vue de s'approcher de la vérité sur l'Univers ( à ce propos je pense à ce que Bourdieu désigne sous le nom d'attitude scolastique ) :
" Se invita, pues, no más que a un juego rigoroso, ya que el hombre es en el juego donde es mas rigoroso. Este jovial rigor intelectual es la teoría y - como dije - la filosofía, que es una pobrecita cosa, no es más que teoría."
" On invite, donc, à rien de plus qu'à un jeu rigoureux, puisque c'est dans le jeu que l'homme est le plus rigoureux. Cette rigueur intellectuelle allègre, c'est la théorie et - comme je l'ai dit - la philosophie, qui est une pauvre petite chose, rien de plus que de la théorie."
On me comprendrait mal si on pensait que ce billet, pointilleux sur une lecture minuscule de Platon, vise secrètement à détourner des oeuvres d'Ortega. Je ne sais ce que valent les traductions françaises, mais en castillan en tout cas, Ortega a une langue puissante, métaphorique, drôle, crue, originale et mérite, ne serait-ce que pour cela, d'être lu. Je ne ne dis rien de sa valeur philosophique, qui, elle, en fait un penseur de premier plan.
Foin donc de son infidélité ponctuelle à Platon !

jeudi 23 janvier 2014

Peut-on copier sur soi ?

Raffaele Simone dans un essai qui, entre autres bienfaits, enrichit l'ontologie du livre en prenant en compte le numérique, détermine ce qu'un auteur peut faire de ou sur son propre texte :
" Il peut copier sur lui-même ( comme dans le cas de Pirandello, qui transférait très souvent des morceaux de ses nouvelles dans ses drames et vice versa ), parce que l'idée de plagiat ne s'applique pas aux opérations que l'auteur accomplit sur ses propres textes. Le plagiat n'existe que si c'est un autre qui plagie et personne n'accuserait Pirandello de s'être copié lui-même." ( Pris dans la Toile. L'esprit au temps du web , p. 119 )
À la lecture de ces lignes me vient à l'esprit le doute suivant : peut-on copier sur soi ?
Certes on peut copier un texte qu'on a écrit, on peut dire alors qu'on se recopie. Mais copier sur quelqu'un veut dire faire l'économie d'un effort et faire passer pour son propre produit ce qui est en fait produit par autrui. Or, si j'ai écrit le texte initial que je copie, j'ai fait l'effort de le faire et par définition je ne trompe personne en attribuant à moi-même aussi la responsabilité du second texte (ou de l'oeuvre plus généralement, car il peut s'agir par exemple d'un dessin, entre autres).
Cependant Littré reconnaît comme dernier sens du verbe copier un sens réfléchi :
" Se copier, v. réfl. S'imiter soi-même, c'est-à-dire en parlant d'un écrivain ou d'un artiste, produire des oeuvres qui ont entre elles beaucoup de ressemblance. Cet artiste n'a point d'invention, il se copie sans cesse."
Manifestement ce dernier sens n'est pas pertinent pour rendre intelligible le texte de Simone puisque cet auteur veut dire au fond insérer sans le retoucher un passage d'une oeuvre à soi dans une autre oeuvre à soi (c'est ce qu'on appellerait aujourd'hui copier / coller).
Il semble donc qu'un auteur peut se recopier mais qu'il ne peut pas copier sur lui ( à ceux qui lisent le texte en italien de me dire si je fais ici autre chose que l'analyse d'une traduction erronée ! ).
Cependant on peut imaginer que l'auteur non seulement a oublié ce qu'il a écrit dans le passé mais n'a plus (momentanément ou non) la capacité d'écrire la même chose (en qualité et/ou en quantité) que ce qu'il a écrit. Alors, se lisant comme il lirait un autre, il prélève à l'auteur qu'il n'est plus des lignes que le lecteur sera porté à croire contemporaines de l'écriture du texte qu'il lit (procédé qui, sans être une franche tromperie, tend à faire croire le faux).
Il paraît donc que dans un certain contexte c'est sensé de dire de quelqu'un qu'il copie sur lui.

Commentaires

1. Le vendredi 24 janvier 2014, 19:46 par Maël Goarzin
Je suis d'accord avec les deux derniers paragraphes, ce sentiment d'étrangeté ou d'altérité d'un texte précédemment écrit et dans lequel on ne se retrouve plus allant également dans ce sens.
2. Le samedi 25 janvier 2014, 11:35 par lance sagespel
L'autre jour je cherchais sur google des infos sur des thèmes qui m'intéressent, et je suis tombé exactement sur ce que je recherchais. Je m' apprêtais à copier-coller et à faire ce que tout le monde fait sur internet , à savoir plagier sans vergogne et piller le travail d'autrui sans même le citer, quand je me suis aperçu que l' article que je m'apprêtais à copier venait de mon propre site et que j'en étais l'auteur. Il reparaissait seulement sous une autre forme sur des plateformes de téléchargement, certaines payantes ! Je m'apprêtais même à payer pour lire ma propre prose! Et peut être même à ne pas me citer moi-même pour cacher mon larcin!
3. Le samedi 25 janvier 2014, 13:29 par Philalethe
à lance sagespel :
Amusant ! Tant que vous n'allez pas jusqu'à louer un autre du seul fait que vous retrouvez en lui ce que vous avez fait ! J'imagine que vous connaissez l'anecdote suivante mais elle instruira qui sait ? un autre passant, peut-être. C'est Jean Guitton qui commet cette fois l'erreur, c'est Althusser dans L'avenir dure longtemps (1992) qui en fait le récit :
" Sur ce, survint très vite le temps de la première composition écrite. Nous composions dans la grande salle d'études où travaillaient après leurs cours et entre eux tous les anciens, vieux routiers rompus à tous les tours. Guitton nous avait donné pour sujet : "Le réel et le fictif". Je m'acharnai vainement à tirer de ma tête quelques vagues notions, et me vis de nouveau perdu lorsqu'un ancien s'approcha de moi, quelques feuillets à la main. " Tiens, prends-ça, ça pourra t'aider. D'ailleurs c'est le même sujet."
De fait, Guitton avait dû donner le même sujet l'année précédente et l'ancien m'offrait malicieusement le propre corrigé de Guitton. Je fus certes couvert de honte, mais mon désespoir fut plus fort. Je ne fis ni une ni deux, je m'emparai du corrigé du maître, en conservai l'essentiel (les parties, leurs thèmes et la conclusion) que j'accommodai de mon mieux à ma manière, c'est-à-dire à ce que j'avais déjà saisi de la manière de Guitton, écriture comprise. Quand Guitton rendit en public les copies, il me couvrit d'éloges sincères et stupéfaits : comment avais-je pu faire en si peu de temps de tels progrès ! J' étais premier avec 17 sur 20.
Bon, pour moi, j'avais tout simplement recopié le corrigé de Guitton, j'avais triché, resquillé et pillé son texte : suprême artifice et imposture pour me gagner sa faveur. J'étais confondu : il ne pouvait pas ne pas s'en être aperçu ! Ne me tendait-il pas un piège ? Car je croyais qu'il avait tout compris, et par générosité voulait me le cacher. Mais lorsque longtemps après, peut-être trente ans, il me reparla avec admiration de cette copie exceptionnelle et qu'en réponse je lui dis la vérité, il en fut encore plus stupéfait. Pas un instant il ne s'était douté de mon imposture et n'y voulait pas croire !
Quand je disais qu'un maître ne déteste pas qu'on lui renvoie sa propre image et que souvent il ne la reconnaît même pas, sans doute sous le plaisir conscient / inconscient qu'elle lui donne de se reconnaître en un élève élu..." (p.84-85)
L'erreur consiste ici aussi à attribuer un texte sien à autrui en étant prêt à le signer tant il correspond à ce qu'on juge vrai. 
Autre chose : j'apprécie chez Althusser sa honte et le fait d'appeler tricherie la tricherie. Appeler les choses par leur nom est interdit aujourd'hui par l'omniprésente communication (y compris dans le domaine philosophique). Certes le post-moderniste va sursauter : les choses n'ont pas de nom, c'est une construction sociale, etc.
4. Le samedi 25 janvier 2014, 20:42 par lance sagespel
Beaucoup de gens pensent en effet que le net est la réalisation du slogan postmoderne de la mort de l'auteur. Alain Minc l'a même invoqué pour se défendre d l'accusation de plagiat. Mais les juges ne l'ont pas entendu ainsi.

Mon enfant, ma dent, mon cheveu...

" Les parents chérissent en effet leurs enfants parce qu'ils sont, dans leur esprit, quelque chose d'eux-mêmes, et les enfants leurs parents parce qu'ils sont à l'origine de leur propre existence. Toutefois les parents connaissent mieux leur progéniture que celle-ci ne connaît ses origines. Et le sentiment d'intime affinité qui unit l'être d'origine à celui qu'il a engendré est plus fort que le sentiment qui unit celui-ci à son auteur. Car ce qui sort d'un être appartient proprement à l'être d'origine (par exemple, une dent, un cheveu, la moindre de ces choses est pour son possesseur quelque chose qui lui appartient), tandis que pour cette chose l'être d'origine n'est pas du tout quelque chose qui lui est attaché ou, en tout cas, il l'est moins." (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1161b 15-20, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2014, p.2170)

mardi 21 janvier 2014

Les Épicuriens : d'antiques représentants de l'autisme grégaire ?

Dans le vocabulaire de l'épicurisme qui clôt la Pléiade consacrée à cette philosophie, on lit :
" L'homme est (...) amené à vivre avec ses semblables, en constituant non pas une res publica, mais de petits cercles d'intimes - le lieu idéal étant toujours le " privé " (idios) par opposition au " public " (koinos), d'où la recommandation attribuée à Épicure du lathe biôsas, "vis caché" (...) Les réunions d'amis sont la société la meilleure, régulée à la foi par les règles (générales) de la politesse et les liens (particuliers) de l'amitié. Dans ces petites thébaïdes se rencontrent les conditions idéales de la recherche de la vérité, indispensables au bonheur. La scène publique, en revanche, ne présente aucun intérêt, ni en termes de sécurité, ni en termes de sagesse." (p. 1430)
Sans se référer explicitement ou implicitement aux Épicuriens, le philosophe orwellien Jean-Claude Michéa écrit dans Impasse Adam Smith (2006) :
" Remarquons, dès maintenant, qu'il n'y a de communauté ou de société, au sens strict du terme, que là où il nous est donné de vivre avec des êtres que nous n'avons pas choisis et pour lesquels, par conséquent, nous n'éprouvons pas forcément une sympathie particulière. C'est seulement dans de telles conditions que peut se forger la civilité ( de la simple politesse aux différents codes du voisinage et de l'hospitalité ) comme capacité morale de s'accorder avec tous ceux dont nous devons partager l'existence, y compris lorsqu'ils ne nous ressemblent pas. Un des signes les plus évidents de la "sécession des élites" ( selon la formule de Christopher Lasch ) est, au contraire, la tendance de plus en plus marquée de ces dernières à privilégier désormais l'organisation en réseau, c'est-à-dire un cadre de vie fondé sur la seule dimension affinitaire ( voire intéressée ) : cela peut aller des bunker-cities de la nouvelle bourgeoisie américaine à ces " tribus " maffesoliennes, destinées aux multiples troupeaux, également pathétiques, de raversskaterscrashersrollersotakusteufeurs, et autres invraisemblables figures modernes de l'autisme grégaire. Il est clair que cette forme d'endogamie sociale ou d'apartheid volontaire, en atrophiant toute capacité de vivre avec ceux qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous n'avons pas d'affinité spéciale, contient en elle-même le principe de toute décomposition sociale future et l'abolition de la common decency." ( p.113 )
J'avais déjà remarqué que les lycéens en général éprouvent plus de sympathie pour les Épicuriens que pour les Stoïciens.

mercredi 15 janvier 2014

Blogs et impressionnisme.

 " Il faut être endimanché, et Les Romains de la décadence de Couture est un exemple parfait de peinture endimanchée."
Dans son cours au Collège de France consacré à Manet, Pierre Bourdieu évoque l'hypothèse formulée par Albert Boime dans The Academy and French Painting in the nineteenth century (1971), selon laquelle " il n'y a pas eu vraiment de révolution impressionniste dans la mesure où celle-ci aurait consisté essentiellement à constituer en oeuvres achevées les esquisses des peintres académiques " (p.203).
Bourdieu explicite alors la distinction entre l'impression et l'invention :
" Pour la tradition académique, l'esquisse se distinguait du tableau comme l'impression, qui convient à la phase première, privée, du travail artistique, se distingue de l'invention, travail de la réflexion et de l'intelligence, accompli dans l'obéissance aux règles et appuyé sur la recherche érudite, notamment historique. Autrement dit, il y a deux phases : l'impression, qui est destinée à rester dans le secret de l'atelier, et l'invention qui est le travail proprement artistique."
Bourdieu finit par reprendre à son compte la définition en l'appliquant au travail intellectuel :
" C'est quelque chose que j'ai observé sur moi-même mais aussi sur des personnes avec qui j'ai pu travailler : si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c'est qu'elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d'être privée. Et de même pour la lecture du livre quand on le fait (c'est très dur), mais le livre achevé, c'est encore plus terrifiant parce qu'il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal - les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu'on ne les avait pas vues avant, etc." (p.205)
Je me dis alors que l'auteur de blog a quelque chose de l'impressionniste ; loin d'être terrifié à l'idée qu'il peut exposer publiquement ses insuffisances, il prend plaisir à communiquer l'inachevé. Il soumet sans les relire ses épreuves à l'épreuve du public (à supposer que son public ne soit pas seulement celui qu'il s'imagine avoir... Parions que les blogs sont zappés, copiés-collés, malmenés, mal compris mais bien peu lus !)
Il faudrait cependant ici différencier les blogs de recherche des blogs ordinaires : on pourrait comparer le blogger de recherche à un jeune artiste, contemporain de Manet, qui présenterait ses esquisses au public pour que par ses critiques il lui permette d'inventer et d'équivaloir les Couture, Cabanel, Bouguereau, grands maîtres de l'art pompier.
Terminons avec la figure du blogger honteux, je veux dire le grand maître qui à ses yeux se laisse aller :
" (...) Couture, le maître de Manet (...) avait une liberté critique particulière à l'égard de l'institution académique. Il portait souvent ses recherches vers des objets ou des choses proches de ceux des artistes indépendants. Par exemple, en matière de paysage ou de portrait, il accordait beaucoup d'attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression, et, bien que ces esquisses soient parfois troublantes, il ne fut jamais capable - selon Boime - de s'abandonner entièrement à l'improvisation dans ses oeuvres définitives, et il fut toujours freiné par le besoin de moraliser. Prisonnier de l'esthétique du fini qui s'imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens - du point de vue des impressionniste -, il gâchait son travail en le finissant à l'extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu'il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l'oeuvre publique, officielle." (p.204)
 "Dans le travail que j'avais fait il y a quelques années sur la photographie, j'avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d'eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre présentables"

Commentaires

1. Le jeudi 16 janvier 2014, 00:05 par Maël Goarzin
Merci pour ce billet, qui confirme mon goût pour l'impressionnisme, c'est-à-dire, à vous lire, l'inachevé. Je préfère penser que les tableaux impressionnistes, loin d'être inachevés, montrent davantage le mouvement et la sensibilité de l'existence, de la même manière que le blogger va, peut-être, à travers ses billets, montrer le mouvement de sa pensée, de manière plus libre et moins systématique qu'ailleurs.
Certes, le blogger (académique ou non) prend la pose, d'une certaine manière, même lorsqu'il blogue, mais il le fait d'une autre manière, peut-être plus naturelle, en tout cas plus personnelle, que dans un article ou un livre universitaire. Dès lors qu'il y a publication, quel que soit le média, il y a, quelque part, une certain souci de présentation. Mais ce souci n'est pas nécessairement, du moins je l'espère, synonyme d'emprisonnement, comme c'est le cas pour Couture.
2. Le jeudi 16 janvier 2014, 14:29 par clodoweg
Peinture "endimanchée" ? et pourquoi pas ?
Mais, et c'est pourquoi j'aime les peintres pompiers, le temps a passé et les "habits du dimanche" ont changé. Pour le goût moderne ces tableaux deviennent des objets étranges ou insolites.
Et de ce fait même, dérangeants.
3. Le jeudi 16 janvier 2014, 15:48 par Philalethe
à clodoweg :
Les "habits du dimanche" ont-ils changé ou ont-ils disparu ? Ne peine-t-on pas en effet à citer l'équivalent aujourd'hui de l'art pompier ? Désormais n'y a-t-il pas plus de dimanche pour la peinture que pour le commerce ?
À moins de dire tout simplement que c'est l'avant-gardisme académique...
4. Le jeudi 16 janvier 2014, 21:28 par Please Glance
Est qu'il n' y a pas de tout dans les blogs ? des tableaux achevés en style pompier? des esquisses? des gribouillages? Prenez les dessins de Poussin. lls sont tous des esquisses préliminaire à ses tableaux achevés, mais ils sont aussi très finis en eux mêmes, au point qu'on les traite à présent comme des oeuvres à part entière.
5. Le samedi 18 janvier 2014, 18:38 par clodoweg
Je reconnais être, faute de culture suffisante sur le sujet, incapable d'affirmer qu'il existe encore un art pompier.
Mais en voyant ce qui est exposé dans des endroits comme la FIAC, j'ai des soupçons.
6. Le mercredi 22 janvier 2014, 18:15 par Philalethe
à Please Glance :
Par hasard, lisant le dernier livre de Simone (p.53), je trouve ces lignes de Delacroix, qui peuvent faire douter de la pertinence de penser le blog sur le modèle de l'esquisse ; le peintre dans une lettre du 8 avril 1854 note " l'impossibilité d'ébaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l'esprit, et la force, au contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse ou un croquis primitif (...) (en littérature), l'à-peu-près (...) est insupportable (... ) ; en peinture (...), une belle indication, un croquis d'un grand sentiment peuvent égaler les productions les plus achevées pour l'expression "

jeudi 9 janvier 2014

Herriot, juge de Vauvenargues.

En 1905, alors qu'il était professeur de rhétorique supérieure au lycée de Lyon, Édouard Herriot a publié un Précis de l'histoire des lettres françaises. L'auteur ne consacre guère plus de dix lignes à Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747). Deux phrases retiennent mon attention :
" Son esprit manque de force ; il est mort trop jeune pour conduire à bien la synthèse philosophique à laquelle il eût voulu attacher son nom " (p.643)
Herriot juge, me semble-t-il, Vauvenargues, selon l'esprit de l'auteur des Réflexions et maximes, je veux dire généreusement.
En effet la seconde phrase tempère la première et rattache la faiblesse de son esprit à une immaturité qui eût pris fin grâce à une vie plus longue, à une fortune plus clémente.
Or, Vauvenargues, qui prenait les circonstances au sérieux, écrivait dans le fragment sur Les hasards de la fortune :
" Pendant que les hommes de génie, épuisant leur santé et leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la pauvreté, et traînent parmi les affronts une existence obscure et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en peu d'années par l'invention d'un papier vert, ou d'une nouvelle recette pour conserver la fraîcheur du teint, etc. "
Ainsi porter sur son oeuvre le regard d' Herriot, n'est-ce pas lui rendre davantage justice que de poser à son propos la question sartrienne ?
" Pourquoi attribuer à Vauvenargues la possibilité d'écrire une synthèse philosophique, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Certes il en va sans doute de la référence aux circonstances comme de la référence aux dispositions et à la nature. À des fins explicatives on ne peut pas s'en passer mais on sait bien sûr à quel point les mentionner risque d'être mystificateur, dangereux, injuste...
Cependant l'abus de l'explication par les accidents de la vie doit-il conduire à renoncer à les prendre en compte ?

mercredi 8 janvier 2014

Racine, Vauvenargues et Sartre : des dispositions et des invincibles par position ou ne peut-on pas justifier les misérables ?

Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre écrit :
" La génie de Racine, c'est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d'écrire un nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l'a pas écrite ? "
Or, un fragment de Vauvenargues intitulé Regarder moins aux actions qu'aux sentiments se réfère aussi à Racine mais pour donner aux potentialités une réalité dont Sartre dans les lignes citées les prive totalement :
" Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Marius, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sortir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité, de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie."
La Bruyère dissociait aussi nettement le génie de sa réalisation :
" Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auraient fait." (Du mérite personnel 6)
Bien sûr, quand on instruit les jeunes esprits, il est fortifiant d' adopter la position sartrienne, tant la paresse porte à faire d'un balbutiement un discours, d'un gribouillis une oeuvre. Mais, s'il s'agit d'expliquer les oeuvres géniales, d'en faire la genèse, est-ce justifié de ne pas mentionner des dispositions spécifiques et rares ? Les tragédies de Racine sont apparues ex nihilo si l'on refuse à la fois causes externes et dispositions internes. Bien sûr de telles dispositions ne sont pas postulées mais inférées à partir de leurs premières manifestations.
En tout cas, Vauvenargues prend bien plus au sérieux la fortune que ne l'a fait Sartre, porté à la voir comme la mauvaise excuse des échecs ou la fausse explication des succès. Dans un fragment au titre révélateur Sur l'impuissance du mérite, Vauvenargues écrit :
" (...) Ainsi la vie n'est qu'un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu, succombe ; car aucun talent, aucune vertu ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent avec empire des moindres privilèges de leur condition, et il n'est pas permis à la vérité de se mettre en concurrence. Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à justifier les misérables s'ils osaient avouer leur impuissance et le désavantage de leur position."
Et Vauvenargues d'aller jusqu'à identifier à une des manifestations de la faiblesse humaine le soin de chercher dans sa propre responsabilité la cause de ses échecs !
" Cependant, les hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité, y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables ; ils accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'entendent point, se regardent souvent eux-mêmes comme les complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont fait, comme s'ils voyaient nettement que toute autre conduite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! "
Certes la reconnaissance du déterminisme ouvre sur un problème difficile : quand, dans l'analyse de sa vie passée, est-on justifier à faire intervenir "la force des choses" ? Quand en revanche est-ce franchement mauvaise foi ou aveuglement ?
Quel degré accorder au déterminisme sans déchoir en termes de lucidité morale ?

Commentaires

1. Le dimanche 12 janvier 2014, 12:09 par scalep nagel
Sartre est un idiot actualiste. Les grandes oeuvres se mesurent tout autant au possible. Musil est aussi grand de ce qu'il n'a pas fait que de ce qu'il a fait . Alain Fournier, Péguy , mais aussi Galois ou Herbrand. A cette époque il est vrai l'espérance de vie etait à 40 ans à peine pour les mâles, 50 pour les femelles. Donc quand on mourrait à vingt ans, o avait déjà fait beaucoup. Aujourd'hui, à 60 ans c'est quasi si on n'habite pas encore chez ses parents.
2. Le mardi 14 janvier 2014, 14:42 par Philalethe
J'ai souri en lisant la référence à Musil, car l'actualiste pourrait dire que l'actualisé est si riche et si abondant que c'est peu risqué d'imaginer des possibles à son image. C'est plus délicat de voir dans les réflexions de Vauvenargues, relativement brèves et désordonnées, un système philosophique en germe. Quant aux mathématiciens que vous citez , leur génie précoce est un fait actuel qui justifie, malgré le peu de durée de l'oeuvre, la prédiction d'autres découvertes remarquables.
Dit autrement l'excellence actualisée justifie la croyance dans l'excellence potentielle, mais ce qui est en jeu c'est la valeur de la croyance dans l'excellence potentielle à partir du seul fait de productions remarquées (c'est entre autres un problème de professeur).

lundi 6 janvier 2014

Réflexivité.

" Souvent l'auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poëte."
Boileau Art poétique II

dimanche 5 janvier 2014

Vrais et faux noeuds.

Dans la pensée de tradition wittgensteinienne, le philosophe dénoue. En effet le philosophe viennois écrit dans les Remarques philosophiques:
" La philosophie défait dans notre pensée les noeuds, que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi insensés que le sont ces noeuds. Donc, quoique le résultat de la philosophie soit simple, la méthode par laquelle elle y accède ne peut pas l'être. La complexité de la philosophie n'est pas celle de sa matière, mais celle des nodosités de notre entendement " (II, 2)
Ayant ce point de vue à l'esprit, je lis avec intérêt cette réflexion de Vauvenargues :
" Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarque dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes, qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale." (288)
Inspiré par ces lignes, on pourrait définir le charlatanisme philosophique comme l'invention de problèmes imaginaires en vue d'impressionner les non-philosophes par leur simulacre de résolution. Dans ce cadre le problème imaginaire ne se pose pas du tout, pas plus objectivement que subjectivement pour le faux philosophe. On ne disqualifiera donc par ce titre ni ceux qui prennent les problèmes imaginaires pour des problèmes réels, ni ceux qui font l'inverse.
L'absence de sérieux philosophique ne reviendrait donc pas à se tromper de problème mais à faire croire qu'on a conscience des problèmes philosophiques, alors qu'en fait ils n'intéressent même pas.
Dit autrement, le charlatan aime la réputation de philosophe et non la vérité.

Commentaires

1. Le lundi 6 janvier 2014, 13:39 par celscan pagel
je concours.
Mais une question délicate est: le charlatan le fait exprès ? Est ce qu'il veut vraiment faire croire qu'il a conscience des problèmes, ou bien est ce qu'il ne parvient pas à les comprendre?
certes il aime la réputation et non la vérité, mais est ce qu'en même temps il est réellement capable d'aller au vrai ? J'i connu des gens ( que je ne nommerai pas) qui, parce qu'ignorants de la politesse, faisaient semblant de se comporter comme des gens qui la méprisent. de même avec la vérité.
2. Le lundi 6 janvier 2014, 21:46 par Philalèthe
Si on met la politesse et la vérité à la place des raisins, ces gens sont le renard de La Fontaine et vous vous retrouvez donc goujat à leurs yeux !
3. Le mardi 7 janvier 2014, 18:50 par canel sgapel
c'est un mécanisme de ce genre, mais peut être aussi une forme de self deception:
a) je ne parviens pas à être à la hauteur de la recherche de la vérité
b) donc je le suis
et tout le problème est de savoir si ces mécanismes sont volontaires, ce qui conduirait à blâmer ceux qui sont sujets (victimes ou pas?)à ces mécanismes mentaux. Souvent j'ai l'impression que les faux philosophes ont un profond amour du vrai,mais simplement ne sont pas à la hauteur de leur amour, et de ce fait se dupent (le réalisant, par un processus "raisin vert" ou inconsciemment. dans d'autres cas, ce sont de purs escrocs, donc des menteurs.

dimanche 8 décembre 2013

Le holisme idéaliste (moraliste) en médecine.

Soigner l'esprit pour soigner le corps ou l'inverse ? Enfin ce n'est pas tout à fait l'inverse car si le psychosomaticien se réfère au corps en général, la deuxième partie de l'alternative, pensera le neurologue, concerne seulement le cerveau, à soigner pour soigner l'esprit.
Chaque thèse a ses adeptes ; cependant aucun camp n'est vraiment à l'aise à l'heure d' approfondir son option car il découvre le problème posé par la relation entre le mental et le physique, entre l'esprit et le corps. Mais, heureusement pour la tranquillité de leur âme, les praticiens ne philosophent pas toujours !
En plus, sous certaines conditions, on peut aussi soutenir les deux à la fois : tantôt on soignera le corps pour soigner l'esprit, tantôt on soignera l'esprit pour soigner le corps (par exemple, le cachet d'aspirine fera disparaître ma migraine, elle-même née d'efforts intellectuels excessifs).
Mais le texte platonicien d'aujourd'hui est destiné à donner une référence classique à la position radicale, celle qu'a défendue entre autres, sauf à me tromper, Groddeck, qui cherchait sous le plus organique apparemment, du mental malade.
Le texte se trouve dans les premières pages du Charmide. Le beau Charmide a précisément mal à la tête le matin au lever. Aussi attend-il de Socrate, pris à tort pour un thérapeute, un nom de plante efficace. Mais le médecin imaginaire l'avertit : le remède en question est inopérant si on ne formule pas au moment de la prise une certaine incantation. Charmide, qui ne cherche pas à comprendre, répond : " je vais donc copier cette incantation sous ta dictée " (156 a éd. Brisson). Mais pas si vite ! Socrate doit exposer ses raisons qui le font associer la parole à la drogue.
Il va donc délivrer une théorie de la maladie du corps en deux temps :
1) un temps holiste : on ne peut soigner une partie du corps (par exemple les yeux ou la tête) qu'en traitant la totalité du corps.
2) un temps idéaliste : on ne peut soigner la totalité du corps qu'en guérissant l'âme.
C'est en vue de présenter la dernière position que Platon a mis dans la bouche de Socrate un texte qui fera chaud au coeur à tous les psychosomaticiens en mal de références nobles et antiques.
Comme souvent chez Platon, le personnage qui parle répète ce que lui a dit autrefois un autre, qui n'apparaîtra jamais dans le dialogue. La source est ici un médecin thrace que Socrate dit avoir rencontré à l'armée (à noter donc en passant qu'il n'y a pas que des servantes, moqueuses d'astronomes dans la lune, chez les Thraces !). En plus, l'interlocuteur de Socrate dit tenir son savoir de son roi-dieu, Zalmoxis, ce dernier étant connu grâce à Hérodote pour rendre immortels ses convives ( Diotime dans Le Banquet, autre étrangère divulgueuse de connaissances reprises par Socrate, ne savait pas soigner, encore moins immortaliser, mais néanmoins elle avait pu différer de dix ans une épidémie de peste : les porteurs de bonnes nouvelles pour l'esprit auraient-ils chez Platon la capacité de faire fuir les maux du corps ?). Quoi qu'il en soit, voici le texte qui sonnera bien démodé aux oreilles des matérialistes, réductionnistes ou non :
" (...) Il ne faut pas entreprendre de soigner le corps indépendamment de l'âme et la raison pour laquelle de nombreuses maladies échappent aux médecins grecs est qu'ils méconnaissent le tout dont il faudrait qu'ils prennent soin, car lorsque le tout va mal, il est impossible que la partie se porte bien. En effet, disait-il (le médecin rapporte les propos de Zalmoxis), l'âme est la source de tous les maux et de tous les biens qui échoient au corps et à l'homme tout entier, et c'est de là qu'ils découlent comme ils découlent de la tête jusqu'aux yeux. C'est donc l'âme qu'il faut soigner d'abord et avant tout, si l'on veut que les parties de la tête et du reste du corps se portent bien. Il disait, bienheureux ami, que l'on soigne l'âme grâce à des incantations, et que ces incantations consistent en de beaux discours. C'est ce genre de discours qui engendre la sagesse dans les âmes ; une fois qu'elle y est engendrée et présente, il est facile de procurer la santé à la tête et au reste du corps. En même temps qu'il m'enseignait le remède et ses incantations, il me dit : " Que personne ne te persuade de lui soigner la tête avec ce remède s'il ne t'a pas d'abord laissé soigner son âme par l'incantation. Car de nos jours, poursuivit-il, l'erreur répandue chez les hommes est qu'ils s'efforcent d'être les médecins de l'une des deux indépendamment de l'autre." Et il m'enjoignit avec insistance de ne me laisser convaincre par personne, fût-il riche, noble ou beau, de faire autrement (rappel : Charmide est riche, noble et beau !)" (156de-157ab)
Certes la grande différence est que la thérapeutique thrace est éthique et non, comme aujourd'hui, psychologique.
La suite du dialogue est amusante : Charmide pense déjà être sage et du coup être dispensé de l'incantation. Alors Socrate va lui demander de dire par introspection ce qu'est la sagesse qu'il a en lui. Et c'est là que les choses vont se gâter pour le beau garçon...