On peut définir de plusieurs manières ce que le classicisme appelle un honnête homme. Partons de sa propriété la plus fréquemment citée, celle de savoir un peu sur tout. Mais pourquoi faire l'éloge d'un savoir complètement incomplet ?
Appelons spécialiste qui a un savoir incomplètement complet : on dira de lui par exemple " il est un mathématicien " (pensée 35, édition Brunschwicg) ou même " c'est un bon mathématicien " (pensée 36). Mais de quoi manque un bon mathématicien ? On peut juger ce manque relationnellement ou intrisèquement.
Le spécialiste manque d'abord de quelque chose relativement à autrui, il ne voit autrui que sous l'aspect de sa spécialisation. À quoi autrui réagit en déclarant :
Appelons spécialiste qui a un savoir incomplètement complet : on dira de lui par exemple " il est un mathématicien " (pensée 35, édition Brunschwicg) ou même " c'est un bon mathématicien " (pensée 36). Mais de quoi manque un bon mathématicien ? On peut juger ce manque relationnellement ou intrisèquement.
Le spécialiste manque d'abord de quelque chose relativement à autrui, il ne voit autrui que sous l'aspect de sa spécialisation. À quoi autrui réagit en déclarant :
" Mais je n'ai que faire de mathématiques ; il me prendrait pour une proposition." (ibid.) - proposition a chez Pascal un sens mathématique ou théologique, seul le premier convient ici -
Pascal oppose donc celui que j'appelle le spécialiste, notre auteur ignorant ce mot, à l'honnête homme dont la valeur est de voir autrui sous tous ses aspects :
" L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous (...) Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accomoder à tous mes besoins généralement." (ibid.)
Mais ce terme de spécialiste ne renvoie pas qu'au savant, il désigne aussi qui dispose d'un métier déterminé :
" " C'est un bon guerrier " - Il me prendrait pour une place assiégée." (ibid.)
On comprend alors ce qu'explicite Pierre Chaunu : " La morale de l'honnête homme (...) suppose la rente, l'assurance du lendemain, la certitude que confère la seigneurie ou l'office héréditaire." (La civilisation de l'Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, p.605)
Soit, mais ne vaut-il pas d'être honnête homme pour soi aussi ? N'est-ce pas un bien intrinsèque ? Certes, mais, aux yeux de Pascal, deux états seraient meilleurs que celui de l'honnête homme :
- tout savoir sur tout, mais n'est-ce pas la propriété d'un être infini ? (" Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu'à mille ?" pensée 208)
- reste alors une propriété possiblement humaine, compatible avec la finitude : avoir un savoir complètement incomplet, à l'exception d'un domaine sur lequel on saurait tout, Pascal n'excluant donc pas qu'on puisse être spécialiste d'un point et savoir un peu sur tout le reste :
- tout savoir sur tout, mais n'est-ce pas la propriété d'un être infini ? (" Pourquoi ma connaissance est-elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu'à mille ?" pensée 208)
- reste alors une propriété possiblement humaine, compatible avec la finitude : avoir un savoir complètement incomplet, à l'exception d'un domaine sur lequel on saurait tout, Pascal n'excluant donc pas qu'on puisse être spécialiste d'un point et savoir un peu sur tout le reste :
"Puisqu'on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux, mais s'il faut choisir, il faut choisir celle-là (...) " (pensée 37)
À noter que Michel Le Guern donne une autre version de ce fragment : " Puisqu'on ne peut être universel et savoir pour la gloire tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir un peu de tout ", ce qui ajoute au savoir complet sur tout une motivation désintéressée bien étrangère à la concupiscence humaine (on pourrait en effet un savoir complet sur tout en vue de fins intéressées, pratiques, tel celui d'un possible homme aux mille et un métiers).
Si les honnêtes hommes sont appelés aussi "gens universels" par Pascal (pensée 34), c'est d'une universalité faible qu'il s'agit, à l'image des possibilités limitées de l'homme.
Mais peut-on être encore honnête homme aujourd'hui ? La seule possiblité à notre disposition n'est-elle pas de travailler à acquérir un savoir incomplètement incomplet ? En somme, savoir peu sur peu.
Commentaires
Chez Gracián, l'Honnête Homme cultive le bon goût, "el buen gusto", qui manifeste ce mélange de discrétion et de prudence qui s'appelle l'élégance, car il recherche toujours le meilleur pour lui-même, chez les philosophes, les artistes et les historiens. Il a une sorte de supériorité aimable, une allure, une aisance, peut-être une désinvolture, que Jankélévitch appellera le "je-ne-sais-quoi". Il n'est pas douteux que l'Honnête Homme est un séducteur, qui a le désir d'apparaître pour exercer un ascendant et se faire apprécier, en provoquant une cristallisation, l'"engaño", sur son personnage.
L'Honnête Homme n'est pas l'Homme de cour, mais il est déjà un peu machiavélien et un peu jésuite, quand il manie la casuistique pour maîtriser les apparences, saisir les occasions et s'adapter aux circonstances. Il saisit le "kaïros" comme les Sophistes. Il emprunte sa prudence à l'Homme de cour, mais elle rappelle aussi la sagesse pratique des Stoïciens et des Épicuriens. Il n'a pas de manichéisme moral et il n'est pas certain qu'il existe une essence derrière l'apparence. Dans l'action pure, il est aussi l'homme de bon choix ("El hombre de buena elección", Chapitre X de "El Discreto"), ce qui traduit encore son élégance, quand il recherche le succès.
L'Honnête Homme de Gracián cultive l'"agudeza", l'acuité spirituelle, qui se manifeste dans le demi-mot, "el medio decir". S'il ne cherche pas à changer de rang, c'est pour ne pas provoquer l'hostilité de ses semblables. Avec ses ennemis, il enduit ses paroles "de miel".
En France, les moralistes jansénistes ont évacué le jésuitisme de l'Honnête Homme de Gracián, qui avait pour fond la croyance au libre-arbitre. Chez La Rochefoucauld, la prudence est la manifestation de la faiblesse de l'homme, qui ignore que l'amour-propre est le ressort de toutes ses actions. Pour Pascal, l'Honnête Homme est celui qui sait un peu de tout, et qui en sait beaucoup dans son domaine, mais dans un but désintéressé.