jeudi 9 septembre 2021

La densité du mal : Bayle / Épicure.

 On connaît, on admire peut-être, la  lettre d'Épicure à Idoménée, écrite au moment de mourir  :

" En ce bienheureux jour, qui sera aussi le dernier de ma vie, voici ce que nous t'écrivons. Les atteintes liées à la strangurie et à la dysenterie qui ne me lâchent pas sont à leur comble, sans connaître de répit. Mais la joie de l'âme n'a cessé de faire front contre tout ce qui m'affecte là, à la remémoration de nos échanges passés." (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 22)

Sans doute a-t-on moins à l'esprit cet extrait du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, tiré de la notice consacrée à Xenophones, tel que je le lis dans l'anthologie de Marcel Raymond (1948) :

" On me parlait l'autre jour d'un homme qui s'était tué, après un chagrin de trois ou quatre semaines. Chaque nuit il avait mis son épée sous son chevet, dans l'espérance d'avoir le courage de se tuer, lorsque les ténèbres augmenteraient sa tristesse : mais il manqua de résolution plusieurs nuits de suite. Enfin il n'eut plus la force de résister à son chagrin, il se coupa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n'égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie , si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c'est que les biens de cette vie sont moins un bien, que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l'ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s'émousse promptement, il est suivi du dégoût." (p. 176)

Certes Épicure ne ressent pas de chagrin mais au contraire de la joie. Cependant, le mal physique est aussi dense que le chagrin : que peut-on contre lui le souvenir présent de plaisirs passés ? Il semble légitime d'étendre au bien que représente l'échange amical ce que Pierre Bayle dit de la santé du corps :

" La maladie ressemble aux corps denses, et la santé aux corps rares. La santé s'étend sur beaucoup d'années de suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien. la maladie ne s'étend que sur quelques jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal." (ibid. p. 175).

Pierre Bayle avait précisé antérieurement que " les corps rares contiennent peu de matière sous beaucoup d'étendue ; et que les corps denses contiennent beaucoup de matière sous peu d'étendue." (p. 174). Cette analyse du bien et du mal complique singulièrement la tâche de calculer les plaisirs et les peines, comptabilité au coeur de tous les utilitarismes. Si une maladie de quinze jours vaut une santé de quinze ans (l'exemple est de l'auteur), l'égalité de la durée des biens et des maux n'est pas un critère sérieux mais comment s'entendre objectivement sur la densité de la douleur de chacun ?


mercredi 8 septembre 2021

À qui prend les animaux comme modèles ou exterminer les monstres avec une machoire d'âne.

Dans l'excellente anthologie de Pierre Bayle que Marcel Raymond a publiée en 1948 dans la collection Le cri de la France chez Egloff à Paris, je lis un extrait d'une lettre  à Minutoli du 27 septembre 1674 (l'auteur a 26 ans). Le problème traité est celui du moyen de moraliser les hommes ; certains pensant qu'il faut prendre les animaux en exemple, Pierre Bayle, ne suivant pas sur ce plan Montaigne, met en garde :

" (...) Par exemple, lorsqu'ils déclament contre la haine du prochain, ils croient que pour confondre un vindicatif, il ne faut que l'amener à l'école des bêtes et lui faire remarquer que les animaux qu'on nomme déraisonnables ont plus de raison que l'homme, puisqu'à tout le moins ils épargnent leur semblable, ce que l'homme ne fait pas ...
... Mais, bon Dieu ! que cette voie est oblique et que si on nous prenait au mot, messieurs les censeurs, (il) y aurait bien du mécompte de votre côté ! Car que peut-on apprendre dans l'école des bêtes, qui n'autorise la tyrannie  de ceux qui soumettent le droit à la force (comment ici ne pas penser à Rousseau ?) Ne voit-on pas les petits chiens être souvent tués par les dogues ? N'est-ce pas une opinion commune, que les loups tuent celui d'entre eux que la louve a le plus aimé ? Les coqs ne se battent-ils pas tous les jours les uns contre les autres jusqu'à la mort ? Les pigeons mêmes, le symbole de la débonnaireté et de la douceur, ne les voit-on pas s'entre-déchirer à coups de bec ?
La seconde femme de l'empereur Sigismond demanda à ceux qui l'exhortaient  de demeurer veuve après la mort de son mari, à l'exemple de la tourterelle, pourquoi ils ne lui proposaient pas plutôt celui des pigeons et des autes animaux.
Que peut-on voir de plus fort que la description que Virgile nous a donnée du combat de deux taureaux amoureux d'une même génisse (Georg.3) ? Je ne  dis rien de tant de bêtes qui mangent leurs petits, comme les chats, les lapins et plusieurs autres. Il faut avouer que ces messieurs croient les gens bien faciles, s'ils espèrent les convertir avec d'aussi fausses et d'aussi méchantes raisons. C'est vouloir exterminer les monstres avec une mâchoire d'âne. Certes, bien loin que les vicieux redoutent l'école des bêtes, à laquelle on veut les amener, qu'au contraire, ils voudraient appeler devant leur tribunal de tant de sévères sentences que l'on prononce contre eux. Ils conviendraient avec les plus rigides casuistes d'en user sur le chapitre de l'amitié du prochain, de l'air  que font les animaux, car comme les voies de fait leur sont permises et que parmi eux le fort emporte toujours le faible, les hommes violents et vindicatifs trouveraient très bien leur compte à tout cela." (p. 57 à 59)

Avec un siècle d'avance, Pierre Bayle ruine les sophismes du Divin Marquis, rigide casuiste à sa manière.

mercredi 1 septembre 2021

Cosmopolitisme à des fins théoriques.

 Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle écrit :

" Un Historien en tant que tel est comme Melchisedec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande: " D'où êtes-vous?" il faut qu'il réponde: ''Je ne suis ni François, ni Allemand, ni Anglois, ni Espagnol, etc., je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du Roi de France, mais seulement au service de la Vérité; c'est ma seule Reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance: je suis son Chevalier voué "» (Usson, F)

Le cosmopolitisme cynique visait à ancrer dans le local et le temporel des croyances et des actions prises à tort pour légitimes par les hommes ordinaires; celui défendu par les Stoïciens, dans la continuité du premier, avait la même conséquence morale : sous des héritages culturels différents, voire opposés, tous les hommes sont identiques par la raison, ce qui permet à chacun de pouvoir accéder - qu'il les découvre ou qu'on les lui communique - à des raisons vraies et permanentes. Avant de supporter le fou, il faut donc tenter de le faire bien raisonner.

Comme les deux précédents, le cosmopolitisme de Pierre Bayle est une norme : " je dois être un habitant du monde ", mais sa finalité, dans les lignes citées, est au service du savoir à venir, en vue de lui assurer l'objectivité ; c'est ce cosmopolitisme qui fait du dictionnaire de Pierre Bayle un dictionnaire critique ; protestant, il a rendu compte équitablement des livres catholiques. Mais Pierre Bayle n'a pas été au-delà de toute culture possible, à la différence du cynique ancien, il a habité, lui, un camp : celui des réformés dont il respectait les usages et dont il partageait à première vue les croyances ; il s'est soumis aussi à l'autorité indiscutée de Louis XIV. Son rationalisme de calviniste, héritier de la Bible, était donc bien différent de celui des Stoïciens auxquels la raison, par elle seule, était supposée faire connaître le fin mot de l'Univers.

mardi 31 août 2021

Contexte de découverte et contexte de justification.

 Élisabeth Labrousse dans le deuxième tome magistral consacré à Pierre Bayle rappelle deux textes de ce dernier, qu'on devrait sans cesse avoir à l'esprit aujourd'hui encore :

" La force ou la foiblesse des objections est quelque chose d'interne et qui ne dépend nullement ni des vertus, ni des vices, de celui qui les propose. Un homme pieux ne rend point solide un mauvais raisonnement: un impie ne rend point mauvaises les bonnes raisons»

"  On ne prend pas assez garde que la force d'une preuve ne depend pas de la disposition d'esprit de celui qui la propose." ( Martinus Nijhoff, La Haye, 1964, p. 28 )

Distinguer la valeur d'une raison de la valeur de celui qui l'énonce est une des règles de l'esprit rationnel, ce qui revient à ne pas faire dépendre des raisonneurs la vérité des raisons.

mercredi 7 avril 2021

Les limites des bienfaits apportés au " sac de peau " ou ne pas tout miser sur le système vaso-dilatateur.

Il y a plusieurs manières de nier l'âme et ses raisons. On ne voudra pas dire par là que l'âme (je pourrais aussi bien dire ici l'esprit) est indépendante du cerveau, qu'elle lui survit, etc. On suggérera plus tôt que le bonheur ne peut pas compter que sur les mille et une techniques du corps qui fleurissent, sous leurs versions laïques ou religieuses. La méfiance présentée ici vis-à-vis d'une réduction matérialiste de la personne est d'inspiration religieuse, elle est donnée ici pour sa part de vérité, que la religion soit vraie ou non, et pour sa troublante ressemblance avec les versions psychanalytiques, ortho- ou hétérodoxes (mais combien de fois on a déjà insisté sur la parenté entre les examens chrétien et freudien de ses osbcurités !). C'est Georges Bernanos qui formule cette révision à la hausse des raisons animiques dans un roman de 1927, L'imposture :

" Par malheur, et pour le scandale de la Bête matérialiste, il n'est pas bon, ni sûr, de se croire tout à fait à l'abri, dans son sac de peau, des entreprises de l'âme. Éviter de scruter les intentions, se contraindre à ne connaître de l'événement moral que son contrecoup sur le système vaso-dilatateur mène à une déception très amère. L'homme peut bien se contredire, mais il ne peut entièrement se renier. L'examen de conscience est un exercice favorable, même aux professeurs d'amoralisme. Il définit nos remords, les nomme, et par ainsi les retient dans l'âme, comme en vase clos, sous la lumière de l'esprit. À les refouler sans cesse, craignez de leur donner une consistance et un poids charnels. On préfère telle souffrance obscure à la nécessité de rougir de soi, mais vous avez introduit le péché dans l'épaisseur de votre chair, et le monstre n'y meurt pas, car sa nature est double. Il s'engraissera merveilleusement de votre sang, profitera comme un cancer, tenace, assidu, vous laissant vivre à votre guise, aller et venir, aussi sain en apparence, inquiet seulement. Vous irez ainsi de plus en plus secrètement séparé des autres et de vous-même, l'âme et le corps désunis par un divorce essentiel, dans cette demi-torpeur que dissipera soudain le coup de tonnerre de l'angoisse, l'angoisse, forme hideuse et corporelle du remords. Vous vous réveillerez dans le désespoir qu'aucun repentir ne rédime, car à cet instant même expire l'âme. C'est alors qu'un malheureux écrase d'une balle un cerveau qui ne lui sert plus qu'à souffrir." (Le Livre de Poche, 1965, p. 27-28)

Loin de m' encourager à un tournant tala, ce texte à mes yeux insiste sur le danger (cognitif, eudémonique, peut-être éthique) de réduire tous les malaises à des causes, les raisons n'étant pas vraiment prises au sérieux et sans doute, sans la multiplication des stages de " développement personnel ", je ne l'aurais pas mis ainsi en valeur.
Bernanos engage en fait à se soucier d'avoir les raisons vraies de ses états, mettant ainsi en évidence les limites des gymnastiques purement physiques (on pourrait dire aussi bien neurologiques). Que Dieu n'existe pas et que l'inconscient soit une autre idole, voire une drôle d'idole, n'enlève rien à cette défense du sérieux des raisons de l'âme, envisagées dans leur contenu (sont-elles vraies ?) et dans leurs effets (sont-elles bénéfiques ?), Bernanos suggérant bien sûr le bénéfice des raisons vraies - ce qu'un athée mutatis mutandis peut  aussi, à sa façon, accepter, ou nier s'il croit que les raisons vraies ne laissent place à  aucune espérance justifiée, et n'apportent même pas le bien-être de leur possession...

Mais qu'on n'aille pas maintenant tomber dans les outrances à la Groddeck... Il y a une réalité des causes malgré l'autonomie des raisons ! 
Il y a en somme deux morts de l'âme, par aveuglement : ne pas voir les raisons, ne pas voir les causes. D'ailleurs la possibilité du divorce suppose bien le couple !



mardi 6 avril 2021

Wittgenstein : " Je ne suis pas wittgensteinien ".

 

À Sylvain C., assez inspiré pour m'avoir offert le livre de W.W. Bartley III un jour d'août 2015 !

Quel plaisir de lire Wittgenstein, une vie (1973) de William W. Bartley III ! D'abord, parce qu'il éclaire précisément l'engagement de Wittgenstein, tuteur éclairé, au service de ses élèves entre 1920 et 1926 dans trois villages autrichiens ! Comme le lecteur aimerait l'avoir eu pour maître ! Pas le souvenir d'avoir lu dans la biographie de Monk des détails si intéressants.

Mais surtout parce que ni wittgensteinolâtre, ni wittgensteinophobe, Bartley III me semble mettre le doigt où ça fait mal. Voyez ces lignes où on croit comprendre qu'on ne peut pas se défaire si facilement que ça de la recherche des essences :

" Il arrive souvent dans l'histoire de la philosophie qu'une nouvelle explication de l'erreur - et la pensée nouvelle de Wittgenstein appartient à cette classe - conduise à un programme de recherche qui a pour but de créer les conditions dans lesquelles de telles erreurs ne se produiront plus. Aussi allait-il en être de Wittgenstein. Personnellement, il ne prétendit jamais que toutes les disciplines spécifiquement identifiables ni toutes les activités dans lesquelles s'engageaient les hommes étaient des jeux de langage séparés ayant chacun leur propre ensemble de règles (ou leur grammaire); il pensait évidemment que les choses étaient plus compliquées que cela. Beaucoup de ses émules  firent cependant cette faute de supposer que chaque activité individuelle (droit, histoire, science, logique, éthique, politique, religion) avait sa grammaire ou sa logique particulière, que mêler la grammaire de l'une d'entre elles avec celle d'une autre conduisait à l'erreur philosophique et que c'était donc la nouvelle tâche du philosophe, son nouveau programme de recherche sous le règne de Wittgenstein, que de décrire en détail ces logiques ou ces grammaires séparées. Dans cet esprit, deux générations de philosophes anglais et américains se mirent à écire des livres aux intitulés tels que : Le vocabulaire de la politique, Le langage de la morale, La logique du discours moral, La logique de l'explication scientifique, Le langage de la critique littéraire, Le langage de la fiction, Les usages de l'argument, La logique des sciences, La logique des sciences, Le domaine de la logique, Le langage de l'éducation, La logique du langage religieux,  Foi et logique, Le discours chrétien, Le langage de la croyance chrétienne, La logique des termes de couleurs et ainsi de suite ad nauseam. Tout philosophe, aguerri dans son domaine ou frais émoulu de l'université disposait donc d'une " formule de recherche " simple permettant la production d'un livre ou d'un article savant : " Prenez une des phrases : " La logique de x ", " Le langage de x ", ou " la grammaire de x ", subsituez à x une activité ou une discipline du genre de celles qui sont mentionnées ci-dessus, écrivez un traité sur la matière ainsi créée." La facilité avec laquelle de tels programmes peuvent être menés à bien explique l'immense succès de cette manière wittgensteinienne de  philosopher. À preuve, chacun des titres a orné un livre ou une monographie réellement publiée. Si Russell avait su évaluer cet aspect des Investigations, il aurait mieux compris, bien qu'il en eut peut-être été attristé, que " toute une école trouve une grande sagesse dans les pages de ce livre."
Toutefois, Wittgenstein lui-même ne donna pas son adhésion à ce genre d'activité et ne s'y engagea pas. En fait la classification réelle des catégories, des jeux de langage, des règles grammaticales, quel que soit le nom qu'on utilise, même si l'on tient pour assuré qu'elle soit utile, n'est nullement tâche aisée. Wittgenstein le savait bien et la chose peut être montrée par quelques exemples. Pour illustrer les fautes de grammaire philosophique, on cite souvent le cas de la confusion d'une classe avec ses éléments, d'une Université (comme Oxford, Cambridge, Londres, Durham, Yale ou Santa Cruz) avec les Collèges qu'elle comprend, d'une compagnie de soldats avec les soldats qui la constituent. Avec quels critères distingue-t-on des catégories ? On suppose souvent que deux termes-sujets appartiennent à des catégories différentes auxquelles s'appliquent des grammaires différentes lorsque leur sont appropriées des espèces différentes de prédicats. On dira par exemple . " Les soldats sont gras " mais pas " La compagnie est grasse ", ou " Les collèges sont confortables ", mais pas " L'Université est confortable ". Semblablement, on suppose que deux termes-sujets appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats appartiennent à la même catégorie lorsque les mêmes prédicats peuvent leur être attribués : " être bien nourri " par exemple, peut s'appliquer à la fois aux soldats et aux marins de l'armée américaine. Il est pourtant facile de montrer que cette manière particulière de distinguer les jeux de langage ou les catégories échoue souvent : une personne et son corps peuvent être tous deux émaciés, alors qu'à première vue on penserait que les deux sujets appartiennent à des catégories différentes. Alors que dans beaucoup de contextes 2 et 0 seraient considérés comme appartenant à la même catégorie, le premier peut être utilisé comme diviseur, tandis que le second ne le peut pas. Voyez encore la différence entre les ondes électromagnétiques, les ondes lumineuses, les ondes sonores et les ondes dans l'eau : une approche par le sens commun pourrait mettre les premières dans une catégorie, les secondes et troisièmes dans une autre et les dernières dans une autre encore, alors qu'en physique les deux premières et les deux dernières espèces sont regroupées par la théorie qui veut que les ondes électromagnétiques et les ondes lumineuses soient les mêmes, et par la théorie qui veut que les ondes sonores et aquatiques oscillent dans un milieu matériel.
Le problème sous-jacent à tout ceci réside évidemment dans le fait que s'il est erroné d'appliquer des critères inappropriés à un objet particulier, il arrive souvent que nous ne puissions pas dire d'avance quels critères ou quelles catégories de critères seront appropriés ou inappropriés. Ceci sera également matière à exploration. C'est pourquoi il est sans doute erroné de demander en premier lieu à une critique donnée si elle est appropriée à son objet en ce qu'elle satisfait, par exemple, à une condition telle que " caractère scientifique ".  Il vaut peut-être mieux examiner sérieusement les bases de cette critique afin de découvrir quelles catégories d'objections on est prêt à accepter contre l'objet en question. Cette procédure pourrait bien réserver des surprises." ( Éditions Complexe, Paris, 1978, p. 137-138)

On peut se demander si l'exploration à laquelle Bartley III invite en vue d'éviter les erreurs de catégorie ne présuppose par une recherche de la connaissance des essences réelles et pas seulement des airs de famille apparents. Comme si la raison et son souci de découvrir la vérité se rappelaient nécessairement à l'attention de ceux qui voudraient en faire seulement des éléments d'un certain jeu de langage et  d'une certaine forme de vie.



dimanche 4 avril 2021

Un tapis de prière platonicien.

 C'est un rêve de Wittgenstein que William W. Bartley III rapporte dans Wittgenstein : une vie, 1973, Paris, éditions Complexe, 1978, p. 28) :

" Il faisait nuit. J'étais à l'extérieur d'une maison dont les fenêtres resplendissaient de lumière. Je me dirigeai vers une fenêtre pour regarder à l'intérieur. Là, sur le plancher, je remarquais un tapis de prière d'une beauté exquise que j'eus le désir immédiatement d'examiner. J'essayai d'ouvrir la porte de devant, mais un serpent sortit d'un bond pour m'empêcher d'entrer. J'essayai une autre porte, mais là aussi un serpent s'élança pour me barrer la route. Des serpents apparurent également aux fenêtres et s'opposèrent à toute tentative d'atteindre le tapis de prière."

L'auteur de l'ouvrage paraît enclin à une lecture freudienne (" Son élément central est une forme qui rappelle assez celle d'un pénis en érection."). Pas vraiment appâté par l'amorce, je vois plutôt dans ce récit une variante de l'allégorie de la caverne, avec des différences notables bien sûr : entre autres, l'accès au Précieux semble pouvoir être immédiat, même si rien n'interdit de penser le tapis comme l'intermédiaire lent entre le priant et le prié ; les contraintes hostiles sont externes et non internes (ça fait plus jeu vidéo) ; les animaux y jouent un rôle décisif alors que dans l'allégorie platonicienne,  que pourrait être l'accès au serpent, sinon la perception de l'ombre du faux serpent manipulé par le mauvais connaisseur de l'animal ? L'objet désiré semble être observable, analysable, examinable : il ne paraît pas prenant, absorbant, fascinant.

Certains y verront les anti-serpents du serpent biblique, sauf à penser que leur morsure possible est une forme subtile de tentation.

mardi 23 février 2021

Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !

On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur ! 

Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle. 

Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !

" Parmi eux, un hêtre magnifique.
- Tiens... éternellement Dieu voudra ce hêtre. Comment veux-tu que Dieu ne veuille pas toujours cette splendeur... Vois-tu, la création, c'est un hasard, une surprise entre les mille millions de possibilités de l'être. Mais ce hasard, Dieu en reviendra toujours à le caresser comme une chance ineffable...
- Mais pour ce qui est des hommes...
- Il y a de l'éternité dans l'homme comme dans les arbres.
- Mais pour ce qui est des Français...
- Il y a de l'éternité dans l'homme, je ne dis pas dans le Français.
- Mais, si, ici, dans ce lieu que nous nommons France, ce hêtre renaît éternellement, pourquoi pas les Français ?
- Des hommes, en tout cas, toujours...
- Et si la planète refroidit...
- C'est une autre paire de manches.
- Mais tu dis qu'il y a de l'éternité dans l'homme, dans l'arbre.
- Il y a en eux quelque chose qui participe de l'éternité. Ce que dit ce hêtre sera toujours redit, sous une forme ou sous une autre, toujours.
- Pourquoi me dis-tu tout cela ?
- Pour te consoler de la mort de la France." (Folio, 1973, p. 490-491)

mercredi 10 février 2021

Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.

 " Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille  qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)

On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :

" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)


jeudi 28 janvier 2021

Pierre Jouguelet : Aldous Huxley, le saint et le platonicien.

 Pierre Jouguelet (1913-1975) est peu connu. Né à Auxonne le 5 février 1913, élève de l' École Normale Supérieure de 1933 à 1936, agrégé de philosophie en 1936, prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945, professeur de philosophie au Lycée du Parc de 1945 à 1973 - dans les dernières années il enseignait en Hypokhâgne -, il a écrit quelques articles, deux textes théoriques et un roman Les Jardins suspendus publié par Jean Lacroix en 1976 à L'âge d'homme. C'est sur son Aldous Huxley (1948, Les Éditions du Temps Présent) que je voudrais attirer l'attention. 

À lire l'ouvrage de Pierre Jouguelet, on découvre d'abord un critique puissant mais discret et rigoureux donc attentif à ne pas impressionner ni au niveau des mots ni au niveau des thèses : appuyé sur une ample culture classique, Pierre Jouguelet situe principalement Aldous Huxley par rapport à Dostoïevski, Gide, Claudel, Bernanos pour la littérature mais aussi par rapport à Hegel, Marx et Bergson, et surtout par rapport au catholicisme qui est sa foi.

Le livre porte en fin de compte sur la question de la libération, entendue dans un sens personnel plus que collectif.
Dans son roman, largement autobiographique, à en croire du moins la préface de Jean Lacroix, Pierre Jouguelet a présenté plusieurs personnages confrontés à des épreuves et, à cause des souffrances qu'elles occasionnent, mis sur la voie d' un échappement vers un autre niveau de réalité, sans pour autant que le lecteur ni les personnages eux-mêmes ne puissent savoir si cet autre niveau est quelque chose de plus qu'une illusion subjective. 
Dans l'ouvrage sur Huxley, Pierre Jouguelet s'intéresse aux deux temps de la libération : d'abord la destruction des idoles - et il se plaît alors à mettre en relief ce qu'il appelle le cynisme de Huxley, fait de souci des faits et des sciences, donc enclin à dégonfler et à réduire, défenseur de la raison et de la compréhension, contre les " pervertis laïusseurs " (Contrepoint, II) - ; ensuite l'élévation : c'est le mysticisme de Huxley qui est alors en jeu, en effet on ne peut pas vivre comme on doit en ne s'en tenant qu'aux faits. Ce mysticisme, Pierre Jouguelet l'approuve en tant que direction, tendance, mais on voit vite qu'il lui reproche son élitisme (pas besoin d'être cultivé pour accéder à Dieu), son oecuménisme (tous les Absolus ne se valent pas), son individualisme (sans l'aide de la grâce, le meilleur escaladeur ne monte pas jusqu'à Dieu et sans le soutien de l'Église - pas des hommes, aussi hauts puissent-ils être, mais des sacrements -, on ne sait pas si on a vraiment pris la bonne voie). 

Les lignes qui suivent situent la libération espérée par Huxley par rapport à Platon et au christianisme :

" On se souvient du sage platonicien. Il sort de la caverne, contemple le soleil, et revient délivrer les autres captifs. Ascension puis incarnation, et le catholique qui réserve au Christ ces deux mouvements remarque qu'ils ne conviennent guère à l'homme. La créature ne peut s'élever au ciel, mais seulement attendre au sol la Pentecôte. Elle n'a point à s'incarner, puisqu'elle est déjà et toujours dans le monde, mais à assumer des liens de chair et ses terrestres solidarités dans une sanctification collective qui constitue la vie de l'Église. Le saint ne connaît point l'aller et retour du sage platonicien. Avec une redoutable naïveté, l'Écriture lui demande comment il aimerait Dieu qu'il ne voit pas s'il n'aime pas ses frères qu'il voit, et il comprend qu'est illusion toute illumination qui ne l'incorpore point aux hommes. Il n'est pas question de retourner dans la caverne, car il ne peut en sortir qu'avec les autres, emporté dans une seule et universelle assomption. Avec les hommes vers Dieu, et non point vers les hommes par l'intermédiaire de Dieu. Aux étapes successives de l' Ascension, puis de l'Incarnation, il substitue un seul mouvement où se fondent, comme deux composantes inséparables, la Pentecôte et l'Assomption.
S'il possède le sens de la grâce, Huxley, nous semble-t-il, célébrerait volontiers la Pentecôte, mais non l' Assomption. Du schéma platonicien, il conserve le sentiment d'un itinéraire individuel, d'un va-et-vient où l'on trouve Dieu bien avant de retrouver ses frères. D'où la topographie de ses dialogues romanesques. Mr Propter el Pete, Bruno Rontini, et Sebastian Barnack, toujours la stalle du maître et l'escabeau du disciple, et le novice entrevoit Dieu derrière l'initié, il ne le sent point là entre eux. Le mystique de Huxley ne s'assied point à la table des hommes, il est une de ces langues de feu qui descendent sur leur front. Identifié à Dieu, et le catholique songe aux panthéistes, aux stoïciens ou à Spinoza. Le mur demeure qui le sépare de Huxley.
Qu'on ne parle point du péril de pharisaïsme qu'entraîne cette condescendance du mystique. De Jouvence à L'Éternité retrouvée, les porte-parole de Huxley deviennent de plus en plus simples et véritablement humbles. Il vaudrait mieux parler de leur solitude. Dieu est trop lourd pour les épaules d'un seul homme ; chargés de le porter aux foules, ils chancellent dans le désert. Qu'on se rappelle la méditation de Mr. Propter sur saint Pierre Claver, les soliloques de Bruno Rontini sur le petit nombre des élus, et plus encore les réflexions de Sebastian Barnack sur les vaines vertus des médiocres. Autant de contemplatifs qui restent prisonniers de leur élévation, enfermés dans la zone des glaciers." ((p. 222-224)

À lire les pages de Pierre Jouguelet, on en vient à se dire qu' Aldous Huxley devrait être plus lu, plus connu et moins réduit à son Brave New World et on se demande même s'il ne faudrait pas le hisser aussi haut que George Orwell. Cette impression est-elle seulement causée par la qualité du critique qui l'analyse ou par la valeur intrinsèque de l'oeuvre ?