vendredi 11 février 2005

Ce n'est pas mal de violer le droit, juste imprudent.

Il est temps de revenir à Epicure : « l’action injuste n’est pas un mal en elle-même » (Maximes Capitales 34) La formule choquerait autant un platonicien qu’un chrétien ou un kantien, mais elle est tout à fait intelligible si on se rappelle que le seul mal est la douleur, du corps, de l’esprit. Dans ces conditions, si l’action injuste permet d’éviter la douleur, pourquoi ne pas l’accomplir ? Epicure ne donne qu’une seule raison : on n’est jamais assuré d’échapper à la punition, donc à la douleur :
« Il n’est pas possible à celui qui commet clandestinement quelque chose de ce que les hommes ont convenu entre eux de ne pas commettre pour ne pas faire de tort ni en subir, d’être sûr qu’il ne sera pas découvert, même si, dans le présent, il y échappe dix mille fois, car, jusqu’à sa mort, l’incertain est s’il ne continuera à n’être pas découvert. » (ibid. 35)
Il n’y a donc qu’à la mort du criminel qu’on peut dire que son crime a été parfait ! On saisit ici sur le vif qu’Epicure ne fait pas du tout l’éloge du plaisir dans l’instant mais recommande d’éliminer pour l’avenir toutes les causes de souffrance dont on peut être indirectement responsable. Or le châtiment n’est pas de l’ordre du destin (la punition n’est pas la mort) et l’évitement certain de la sanction échappe à la maîtrise (on ne peut pas échapper à la justice comme on échappe au malheur) : entre destin et liberté, Epicure reconnaît le rôle du hasard, qui règle ici en partie la distribution des peines. Me vient à l’esprit que la réflexion épicurienne sur la cachette est curieuse: « Cache ta vie » disait le maître selon Plutarque dans S’il est bon de dire qu’il faut vivre caché ; il semble alors que la solitude dépend de notre bon vouloir. En revanche, s’il s’agit de se protéger de la justice, il n’y a plus aucun refuge auquel on peut faire confiance. A vrai dire, l’éloge qu’Epicure fait de la solitude n’est pas l’apologie de l’isolement. Il encourage seulement à constituer, au sein de la cité, une communauté autonome qui ,sans rompre du tout avec les usages collectifs, poursuit ses propres buts. Il est clair alors que rien ne garantit celui qui vit avec ses amis de ne pas être un jour identifié par la justice. Le sage côtoie les autres mais il sait qu’il n’en a rien à craindre ; le criminel s’efforcerait de ne pas côtoyer les autres car il saurait qu’il a d’eux tout à craindre. Cet homme qui a transgressé le droit est en somme le contraire même du sage : celui-ci s’est mis à l’abri d’autrui non certes physiquement (il vit avec tout le monde) mais moralement (nul n’a le pouvoir de le rendre malheureux) ; en revanche l’injuste vit dans un sursis perpétuel, dépendant des faits et gestes des autres : même s’il s’isolait, il serait sous la coupe de tous. Qu’on comprenne bien ! Ce ne sont pas les remords de la conscience qui le tortureraient ( il n’a pas fait quelque chose de mal, quelle que soit la gravité de l’acte, du point de la loi), c’est juste l’absence de certitude qu’il ne souffrira pas dans l’avenir. Lucrèce, lui, abonde bien sûr dans le sens du maître mais d’une manière assez surprenante. Envisageant en effet le cas d’un malfaiteur qui aurait la chance pour lui, il écrit : « Même si ce crime échappe au genre humain et au genre des dieux » comme traduit Pautrat, se différenciant de Clouard qui aggrave l’hérésie de la pensée en dotant les dieux d’un regard porté sur les hommes. Mais en quoi l’orthodoxie épicurienne n’est, à cause de deux mots (« divum genus »), pas respectée ? Eh bien, parce que c’est un dogme épicurien fondamental que les dieux, s’ils existent indubitablement, en revanche ne s’occupent pas des hommes. Ces derniers leur sont indifférents mais pas accidentellement au sens où ils pourraient les aider ou leur nuire et ne le font pas mais essentiellement au sens où c'est le propre du dieu d’être seulement avec d’autres dieux ( ce que les dieux ont par nature, il faut que le sage, lui, le conquière : l’ataraxie des dieux est une donnée, en revanche, celle des hommes, si elle prend certes comme modèle la tranquillité divine de l’âme, en diffère radicalement, du fait qu’elle se mérite) mais tout le monde ne sait-il pas qu’on naît dieu, mais qu’on devient « comme un dieu parmi les hommes », comme dit Epicure à la fin de la Lettre à Ménécée ?. On ne peut donc pas échapper aux dieux, pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais cherché à attraper les hommes. Je me perds alors en conjectures: pourquoi donc Lucrèce commet-il ce manquement doctrinal ? Mais je me rappelle ce que Pierre Hadot a mis en évidence : si ces philosophes antiques quelquefois se contredisent, c’est parce que leur but n’est pas la perfection du système mais la conversion de la vie. Tous les arguments convergent alors, mais variables, selon les conditions dans lesquelles ils sont formulés. Je ferai donc l’hypothèse que Lucrèce s’adresse ici non tant à un épicurien hésitant qu’il s’agirait de renforcer dans ses convictions qu’à un homme qu’il s’agit de rendre épicurien. Mais on ne peut pas tout faire à la fois et ce n’est pas grave de conforter ce lecteur un peu naïf dans l’idée que les dieux sont des justiciers si le but est non tant de délivrer de la peur des divinités que de cultiver la peur des hommes. Et il faut en avoir bel et bien peur, des hommes, car, même s’ils n’ont pas été témoins du méfait, ils ont des oreilles et peuvent entendre celui qui se trahirait en dormant ou en délirant. On n’est jamais sûr de pouvoir tenir ses secrets ; la volonté de se taire a ses limites, qui sont celles de la maîtrise de soi. De quelle manière simple la vérité sort ici de la bouche de celui qui voulait la garder pour lui ! Comme Freud compliquera les choses quand il inventera son ingénieuse manière d’écouter l’homme éveillé faire le récit de ses rêves ! Il ne faut donc pas violer le droit car le risque de souffrir des conséquences n’est, tout simplement, pas nul. On pourrait cependant s’étonner du raisonnement : du fait même qu’il a un corps et qu’il est susceptible d’être malade ou blessé, l’homme heureux n’est déjà jamais à l’abri de la souffrance physique. Pourquoi ne pas assumer aussi les risques qui seraient la contrepartie des plaisirs interdits ? Que peuvent donc les peines de la justice pour qui pense que, si la douleur corporelle est très intense, elle est brève et que, si elle est longue, elle n’empêche pas d’autres plaisirs ? Et que peuvent bien les châtiments légaux sur l’âme de celui qui ne voit pas dans son acte une faute mais juste une malchance, celle d’avoir été pris ? A coup sûr, ce prisonnier-là ne serait guère sensible à la culpabilisation. Face à cette argumentation, je crois que la réponse est simple : certains risques sont inévitables, d’autres le sont. Pourquoi donc les courir et penser que, s’ils arrivent, on sera assez sage pour les supporter ? La prudence est justement cette qualité qui sait distinguer des risques qui vont de pair avec les événements hasardeux ceux qu’on encourt quand on croit à tort que le hasard n’existe pas.

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