dimanche 17 juin 2007

Démocrite: se conduire comme une bête est toujours une expression métaphorique.

La 39ème lettre de Diogène est destinée à préparer Monimos à la mort, désignée sous le nom plaisant de "déménagement de ce monde". L'argumentation rappelle celle du Phédon de Platon: il faut séparer l'âme du corps car toutes les actions condamnables sont des effets de la domination du corps sur l'âme:
"Les âmes éprises du corps sont mauvaises et incapables de liberté, alors que celles qui ne sont pas ainsi sont bonnes et altières (de fait, elles vivent en régissant tout et en donnant des ordres impérieux), ce qui les fait opter uniquement pour des actions justes, et sans la moindre difficulté; rien de tel avec leurs contraires: pour elles, le corps contraint l'âme à jouir du plaisir dans lequel elles baignent, à la manière d'un poisson ou de tout autre animal né pour être commandé par sa partie inférieure (...) Pour ce qui est de posséder, de manger, de boire et de faire l'amour plus que les autres, tous les hommes sont mauvais et ressemblent aux animaux." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud 1998)
Démocrite interprète tout autrement la conduite condamnable; c'est Plutarque qui dans De la passion et de la maladie a transmis à ce sujet un texte éclairant:
"Si le corps intentait à l'âme un procès pour tous les malheurs et les souffrances qu'il a subis au cours de la vie et si lui, Démocrite, avait à rendre la sentence, il aurait plaisir à infliger à l'âme une condamnation. C'est elle en effet qui a détruit le corps par ses négligences, qui l'a rendu dissolu par ses ivresses, qui l'a corrompu et déchiré par les plaisirs, de même que l'on rend responsable du mauvais état de l'outil ou de l'ustensile son utilisateur imprudent." (fgm. 2)
Quand Rousseau analyse dans le Discours sur l'origine ce qui distingue l'homme de l'animal, il me paraît reprendre à son compte une telle perspective:
" C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait." (La Pléiade p.141)
La conséquence de cette domination de l'esprit sur le corps, y compris dans les activités les moins spirituelles, est que la santé est une affaire de volonté:
"Les hommes demandent aux dieux la santé dans leurs prières; mais ils ne savent pas qu'ils possèdent en eux-mêmes le pouvoir de l'obtenir. Mais ils font tout le contraire par manque de tempérance et livrent eux-mêmes par trahison leur santé aux passions." (Stobée Florilège III 18 30).
Je trouve une des racines de cette conception du corps et de l'âme clairement explicitée dans le stoïcisme: les conduites humaines qui font des plaisirs physiques le centre de la vie correspondent à une erreur de jugement commise par le principe directeur, l'hegemonikon.
Démocrite, le stoïcisme, Rousseau: malgré des différences majeures (la volonté est immatérielle chez Rousseau: pour parler en termes modernes et anachroniques, on pourrait trouver l'explication des idées humaines et animales dans le cerveau mais jamais on ne sera en mesure d' identifier les causes cérébrales de la volonté, ce qui, du point de vue de nos connaissances du cerveau, est bien évidemment devenu faux), il y a une reconnaissance de la liberté de l'esprit qui fait qu'il n'y a pas à attendre la mort pour atteindre l'émancipation spirituelle radicale.
Je crois reconnaître dans la description que Sartre a donnée de la liberté de la conscience et de son projet une rémanence d'une telle inspiration. C'est l'homme de mauvaise foi qui invoquerait ,avec l'autorité d' Alain par exemple, la pression du corps dans la passion et le désir. Il me semble en effet qu'il y a comme une métamorphose de l'héritage stoïcien dans la penséé sartrienne.

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