jeudi 24 février 2011

Le cogito, revu par Serge Doubrovski.

Serge Doubrovsky (Libération du 24/02/11) :
" Je dis dans «Le livre brisé» en parlant de ma femme de l'époque, «elle pense à moi, donc je suis.» Cette formule que Descartes n'aurait pas appréciée, est la mienne "
En fait, dans l'esprit cartésien, on pourrait aussi le dire : si je dis "elle pense à moi", c'est que je pense, donc j'existe en tant que chose qui pense. Bien sûr on peut dire tout autant: "elle ne pense pas à moi, donc je suis", alors que pour Doubrovski ça donnerait tristement : " elle ne pense pas à moi donc je ne suis pas ".

jeudi 17 février 2011

Quel est le point de vue des philosophes analytiques sur la morale ?

Comme le texte qui suit le montre, à défaut d' identifier un seul point de vue, on peut plaider pour, du moins présenter positivement, l'un d'entre eux.
On divise généralement l’éthique en trois : la méta-éthique, l’éthique normative, l’éthique appliquée. La méta-éthique analyse les façons de penser la morale sans dire ce qu’il est bien ou mal de faire. L’éthique normative détermine ce qu’on doit faire et ne pas faire. Quant à l’éthique appliquée, elle traite de problèmes concrets, par exemple : que penser des mères porteuses ? Faut-il interdire le clonage reproductif humain ? Le mariage homosexuel est-il légitime ? L’usage et la vente de drogues sont-ils immoraux ? La pornographie pervertit-elle la jeunesse ? La prostitution est-elle un mal ? Doit-on condamner l’euthanasie ?
À ces trois manières d’aborder l’éthique, qu’apporte la philosophie analytique ?
Issue des travaux de FregeRussellMoore et Wittgenstein, pour ne mentionner que les pères fondateurs nés avant 1900, la philosophie analytique prend comme modèle de travail intellectuel l’équipe scientifique, ce qui met en évidence un intérêt marqué pour des problèmes délimités, un espoir de faire progresser la philosophie en contribuant à la solution, du moins à la clarification, de ces problèmes, un souci de l’argumentation logiquement impeccable. Moins attachée que la philosophie continentale à l’histoire de la philosophie, portée même à discuter les grands auteurs, argument par argument, à la lumière des connaissances du présent et assez audacieuse pour soutenir que quelquefois ils se sont trompés, la philosophie analytique a une dimension iconoclaste laissant ainsi espérer qu’elle est en mesure d’apporter un renouveau à la réflexion morale.
Cependant, sur les questions morales comme sur d’autres, la philosophie analytique ne parle pas plus d’une voix que la philosophie continentale. Il est donc faux de croire que les philosophes analytiques auraient bâti une seule méta-éthique, une seule éthique normative et seraient en même temps capables d’apporter une réponse unique à chaque cas d’éthique appliquée. Même s’ils sont unis par leur manière de philosopher, leur style, au niveau doctrinal, c’est le pluralisme qui est un fait.
On va donner un aperçu sur une partie de cette pluralité à travers un texte-culte, La philosophie morale moderne, écrit en 1958 par la plus brillante élève de Wittgenstein et une des plus grandes philosophes anglaises du 20ème siècle, Élisabeth Anscombe (1919-2001).
Dans ce texte la philosophe s’oppose fortement à la morale conséquentialiste. Selon cette éthique, un agent est moral s’il contribue par ses actions et leurs conséquences à créer le plus de bien ou le moins de mal possible dans le monde. Or, Anscombe voit dans cette doctrine la porte ouverte à des actions qui, au nom du bien du plus grand nombre, sacrifieraient à dessein les intérêts, voire les vies de quelques-uns.
Mais elle s’oppose aussi au déontologisme. En accord avec cette conception (qu’illustre exemplairement la philosophie de Kant), un agent est moral si ses actions sont faites par devoir, conformément à des principes universels et sans prendre en compte les conséquences susceptibles de dériver des actions. Or, Anscombe identifie le déontologisme à une conception mutilée, reliquat de la morale judéo-chrétienne quand s’est effacée la croyance en Dieu sans que disparaisse l’idée d’un devoir absolument impératif.
Dénonçant ainsi le déontologisme comme le conséquentialisme, pourtant traditionnellement adversaires, la philosophe innove en ouvrant une voie, qui va engendrer un troisième courant moral, l’éthique des vertus. Dans ce cadre, un agent est moral si ses actions contribuent au développement de ce qui, meilleur dans sa nature et dans celle des autres hommes, attend d’être cultivé.
Moins hostile au déontologisme avec qui elle partage l’idée que les valeurs morales sont absolues, Anscombe voit dans le conséquentialisme le mal moral moderne, plaçant ses espoirs dans une éthique qui prend appui sur ce pour quoi l’homme est fait.
Qu’en est-il 60 ans plus tard ? Le déontologisme et le conséquentialisme ont-ils été éclipsés par l’éthique des vertus ? Si règne le pluralisme doctrinal en philosophie analytique comme en philosophie continentale, on peut deviner que ces trois philosophies – et bien d’autres ! – s’accommodent des exigences de la méthode analytique. Mais le conséquentialisme, tant honni d’ Élisabeth Anscombe pour la pente glissante sur laquelle il ouvrait, est-il au moins devenu minoritaire ? Loin de là. Il semble plutôt justifié d’affirmer que le conséquentialisme se porte bien. Mais est-il si dangereux ? Pour ne pas rester dans le vague, on voudrait identifier cet essor du conséquentialisme à une œuvre qui, en langue française, le représente bien, celle du philosophe Ruwen Ogien.
Dans quelle perspective ce penseur aborde-t-il les problèmes d’éthique appliquée mentionnés ci-dessus ?
Il note d’abord que l’esprit du déontologisme s’est simplifié et condensé sous la forme d’une expression passe-partout, « la dignité humaine». Mais ce qui est remarquable est que la référence à la dignité humaine est dans la bouche par exemple autant de ceux qui s’opposent à l’euthanasie que de ceux qui n’y voient aucun mal : au nom de la dignité humaine, entendez le caractère sacré de la vie, on condamne le suicide assisté que d’autres approuvent précisément au nom de la dignité humaine, entendez cette fois l’idée qu’il appartient à chacun de décider si sa vie vaut ou non la peine d’être vécue. « Dignité humaine » voulant dire des choses contradictoires, il est préférable d’abandonner cette expression équivoque en vue de plus de clarté et de précision – deux valeurs suprêmes de l’argumentation philosophique dans le style analytique -. Comme Ruwen Ogien l’écrit dans L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes (2007), « il se pourrait que l’argument de la « nécessité de protéger la dignité humaine » soit plus politique que conceptuel ou éthique. Ce serait un de ces mots pompeux qu’on jette à la face du public pour l’impressionner, sans souci de cohérence et de justification ».
Dans le même esprit, le philosophe relève que la référence à une nature humaine - au cœur de l’éthique des vertus - ainsi que celle à une vie riche, réussie, pleine en tant qu’elle serait la réalisation maximale des meilleures possibilités humaines font courir le risque de transformer une conception particulière du bien en critère permettant de distinguer de manière prétendument absolue mais en fait relative le moral de l’immoral.
Mais que propose donc le conséquentialiste Ruwen Ogien ?
Ce qu’il appelle une éthique minimale, précisément l’idée que seul est immoral l’agent dont les actions nuisent réellement à autrui. Certes reste à déterminer ce qu’est un préjudice authentique par rapport à un préjudice imaginaire ou à une simple offense, ce à quoi s’emploie le philosophe dans, entre autres, La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007). Néanmoins surgit une thèse claire : qu’en morale, pas plus que dans le Droit, on n’a pas à condamner des pratiques qui ne nuisent pas à autrui. Est donc mise en question la thèse déontologiste et particulièrement kantienne que le rapport de soi à soi, comme le rapport à autrui, peut être caractérisé par son immoralité ou sa moralité.
Qu’en est-il alors des pratiques controversées, objets des discussions en éthique appliquée ? Que vaut par exemple la pornographie ? Ruwen Ogien s’attache minutieusement à défaire les associations d’idées qui la relient essentiellement à l’immoralité. Si elle peut être accidentellement immorale (on force quelqu’un à participer à un tournage pornographique ou à voir un film pornographique), elle ne l’est pas par nature, pas plus que ne le sont la prostitution, l’euthanasie, la gestation pour autrui, le clonage reproductif humain – pourtant le crime le plus sévèrement humain dans le Droit français -, le mariage homosexuel, l’homoparentalité, la consommation de drogues. Qu’on entende bien Ruwen Ogien : certaines de ces pratiques peuvent être destructrices, voire suicidaires, les faits sont là ; elles peuvent être aussi des signes d’imprudence, voire de bêtise. Ce qu’il refuse de défendre est l’idée de leur immoralité si elles ne concernent que soi-même et ne transgressent pas le principe de non-nuisance à autrui.
On réalise donc que la philosophie analytique est porteuse avec le conséquentialisme d’une morale en prise sur les problèmes présents et apte à contribuer, dans le dialogue avec les autres courants de la philosophie, analytique ou non, à leur clarification, voire même à leur solution progressiste.

mercredi 16 février 2011

"Plaidoyer pour une conception non romantique de la philosophie" ou "Non pas les mathématiques comme modèle d'intelligibilité mais les mathématiciens comme chercheurs modèles" ou "D'un ton anti-grand seigneur employé en philosophie"

" On pense souvent que le travail en commun, c'est bon pour les sciences, mais pas pour la philosophie. La collaboration intellectuelle nuirait autant à la rigueur et la créativité philosophique qu'elle nuit à la production artistique. C'est une opinion que nous ne partageons pas. S'il y a un modèle à suivre en philosophie, à notre avis, ce n'est pas celui de l'artiste romantique qui oeuvre en solitaire, loin des "foules vulgaires", mais ce n'est pas non plus celui de l'équipe de recherche massive, dont les membres sont plus ou moins concernés par les résultats. C'est plutôt celui des mathématiques : de petites équipes de deux ou trois chercheurs, qui passent leur temps, qui passent leur temps devant un tableau noir, à discuter, à faire des calculs, et à boire des cafés (pour les plus sobres).
Nous n'avons pas de calculs en philosophie, dira-t-on. C'est vrai. Mais nous avons des thèses et des hypothèses à formuler le plus précisément possible, et dont il faut envisager les conséquences éthiques et pratiques. Et nous avons des arguments pour et contre ces hypothèses, des exemples et des contre-exemples, ainsi que des expériences de pensées. Rien dans ces outils de travail ne requiert un travail en solitaire et bien des formes de coopération semblent possibles.
Nous avons opté pour un modèle démocratique, contre certaines (mauvaises) habitudes très hiérarchiques du "petit monde" qui nous entoure. On prend les décisions ensemble, selon des modes de délibération collective, parfois compliqués, parfois inefficaces, mais tellement plus adéquats lorsqu'il s'agit de réflexion philosophique" (Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de l'éthiquefaut-il être conséquentialiste ?, p. 24-25, 2008, Hermann)
Est-ce le modèle socratique revu et corrigé à la mode démocratique ?

Commentaires

1. Le mercredi 16 février 2011, 23:04 par Adrien
C'est intéressant comme méthode. Toutefois, en mathématiques, nous avons l'habitude aussi, dans nos petits groupes de travail, de se diviser les tâches : l'un fera ci, l'autre fera cela. On se fait confiance et on compte sur l'avancée des autres. Est ce possible en philosophie? Une vision globale n'est elle jamais sous-jacente?
Ensuite, nous vérifions ce que font les autres. Est ce possible de relire et voir les fautes? Je le pense d'une certaine manière en philosophie analytique, mais on est loin déjà de l'artiste romantique.
Pour revenir à la première raison, j'ai l'impression que les techniques et résultats étant "rodés" en mathématiques, on peut presque faire faire une partie du travail à un stagiaire (ou un thésard) ravi d'apprendre à maitriser de nouvelles choses. Mais la méthode fait elle consensus en philosophie?
En tout cas, c'est une tentative qui me ravit : on progresse tellement mieux à plusieurs, et c'est bon de relativiser son absolue subjectivité!
2. Le jeudi 17 février 2011, 11:22 par Philalèthe
1) Le partage des tâches me paraît possible avec comme arrière-plan une "vision globale" (au sens de partage de certaines positions à l'exclusion d'autres, jugées pourtant défendables par d'autres philosophes travaillant sur le même problème).
2) La vérification en philosophie est en effet une pratique qui implique une certaine conception de la philosophie, ordinaire dans la tradition analytique. Ceci dit, même en dehors de la tradition analytique, elle est tout à fait envisageable (par exemple entre historiens de la philosophie, spécialistes d'un même auteur).
3) Déléguer une tâche à un "apprenti" me paraît délicat car fait défaut le protocole assez précis qui le permettrait. Pour deux raisons fondamentales, je crois : il n'y a pas de consensus sur les méthodes en philosophie à cause des différences de courant (il n'y en a même pas sur les problèmes) et, à l'intérieur même d'un seul courant, la question de la bonne méthode ou des bonnes méthodes reste un problème.
4) Quant à la relativisation de l'absolue subjectivité, comme vous dites, elle est le but de tous les philosophes : par définition, ils visent à soutenir des positions universellement partageables ou du moins universellement compréhensibles, même si certains jugent que l'accès à ces thèses passe par l'attention portée à sa subjectivité, même si d'autres jugent que la finalité de la philosophie n'est pas la connaissance de la vérité.

dimanche 6 février 2011

Une lourde charge anti-naturaliste de Ruwen Ogien.

Dans La honte est-elle immorale ? (2002), le philosophe Ruwen Ogien cherche à cerner ce qu'est la honte.
Philosophe analytique, sa méthode est l'enquête conceptuelle qu'il décompose en trois approches :
a) l'analyse linguistique (en accord avec certains textes de Wittgenstein et aussi avec une tradition d'analyse du langage ordinaire fondée par Austin, il s'agit de réfléchir en fonction de ce qu'il est sensé de dire ou de ne pas dire de la honte).
b) l'étude de cas significatifs.
c) l'examen logique des théories psychologiques et anthropologiques.
Ruwen Ogien commence alors son étude, à sa manière : ironique, subtile et un peu hésitante. On lit ainsi avec plaisir, et quelquefois scepticisme, sept chapitres moins affirmatifs que dubitatifs et enquêteurs. Quand on ouvre le huitième chapitre, intitulé La honte est-elle une réaction naturelle ou dégoût et au mépris ?, on est donc un peu surpris de lire des lignes dures à l'égard des investigations naturalistes, qui dans une perspective évolutionnaire visent à faire la genèse empirique de la honte :
" Des ouvrages de vulgarisation scientifique proposent, en six cents pages au moins pour faire sérieux, un panorama complet de l'évolution humaine et une explication de la raison ultime pour laquelle il nous arrive d'avoir honte ou de ressentir des remords, des regrets, de la jalousie, de l'envie, de la colère, du ressentiment, de l'amour, de la pitié, de la bienveillance, etc. Cette raison ultime, c'est que Mère Nature, comme l'appelle Daniel Dennett, a choisi ou "sélectionné" à notre insu ces traits psychologiques, Pourquoi ? Parce qu'ils étaient plus utiles, plus avantageux, plus favorables à notre survie en tant qu'espèce que d'autres. Quels autres traits psychologiques ? Nous ne le saurons jamais, hélas, puisque précisément, ils n'ont pas été sélectionnés. Ils ont disparu sans laisser de trace. Dommage. On aurait aimé savoir ce qu'étaient ces traits de la psychologie humaine qui n'ont pas été sélectionnés dans l'histoire naturelle de notre espèce, c'est-à-dire connaître, aussi, l'histoire des perdants de l'histoire. Certains humains étaient-ils incroyablement plus mauvais ou vertueux que nous ? Ont-ils disparu parce qu'ils étaient trop bons ou trop mauvais ? Avaient-ils des émotions que nous ne pouvons même pas imaginer ? On ne peut que spéculer sur ces questions en s'inspirant de la "Planète des Singes".
En fait, le "naturalisme", comme les philosophes ont pris l'habitude de l'appeler, nous propose une histoire du point de vue des supposés vainqueurs seulement, dont l'idée sous-jacente est la suivante : si un trait psychologique, fût-il peu sympathique (l'envie, la haine, la jalousie, la honte, etc.), existe encore aujourd'hui, c'est que, tout bien considéré, il est utile à quelque chose. À quoi exactement ?
À cette question, les réponses sont plus évasives et souvent contradictoires. En tout cas, elles ne manquent pas : trouver une utilité à ce qui existe est un jeu dans lequel il n'y a pas de perdants.
Je n'ai aucune idée des raisons pour lesquelles ces ouvrages ont tant de lecteurs (à ce qu'on dit) et je n'essaie pas d'en trouver. Ce qui m'étonne seulement, c'est que les philosophes (certains du moins, et pas les moins importants) puissent être fascinés par les explications simplistes qu'ils proposent. Ce sont des expressions, à mon avis, de l'"obsession du facteur unique" (une maladie philosophique dont la description clinique reste à faire). Tout s'explique par la sélection "naturelle" de traits physiques ou psychologiques, "naturelle" signifiant : la sélection se fait de façon involontaire, tout au long de l'histoire de l'espèce, en dehors de notre contrôle, à notre insu." (p. 87-89)
En écho au Pourquoi tant de honte ?que Ruwen Ogien écrira trois ans plus tard en 2005, puis-je me laisser aller à écrire : pourquoi tant de mépris ?
Aborder la honte dans le cadre de l'évolutionnisme n'implique pas identifier toutes les causes de la honte à celles que résume l'expression "sélection naturelle". L'approche évolutionnaire n'exclut pas des enquêtes culturalistes, comme celles des ethnologues, des sociologues, des historiens des mentalités etc. En plus pourquoi l'enquête conceptuelle et l'enquête empirique s'excluraient-elles ? Ainsi est-ce tout à fait sensé de dire que la honte a des causes et pas seulement des raisons (j'entends ici par raisons toutes les justifications que donnera le honteux quand on lui demandera pourquoi il a donc honte). Les hontes les plus intellectuelles, celles de laisser voir son ignorance dans un congrès de philosophes par exemple, ont bien évidemment entre autres des causes neurologiques et celui qui les fera comprendre ne rendra en rien impossible l'intelligence des raisons précises de la honte.
Plus généralement doit-on se sentir offensé en philosophie quand des scientifiques abordent certains problèmes philosophiques à leur manière, remplaçant par exemple "pour quelles raisons les hommes ont-ils honte ?" par "y a-t-il des causes de la honte dans le passé de l'espèce humaine ?" Peut-on se prévaloir de l'autorité de Wittgenstein ? Ce dernier a-t-il condamné la science ou la philosophie qui singe la science ?
" Notre soif de généralité a une autre source importante : nous avons toujours à l'esprit la méthode scientifique. Je veux dire cette méthode qui consiste à réduire l'explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint possible de lois naturelles primitives ; et, en mathématiques, à unifier le traitement de différents domaines par généralisation. les philosophes ont constamment à l'esprit la méthode scientifique, et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions, et d'y répondre à la manière de la science. Cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité." (Le cahier bleu, p. 58, NRF, Gallimard, 1996)
Ce texte est clair : Wittgenstein ne condamne pas la science et donc on ne peut pas, en son nom du moins, disqualifier l'approche naturaliste des hommes. Ce qu'on peut en revanche mettre en question, c'est l'idée que cette approche a le monopole de la prétention à la vérité, sur la honte ou quoi que ce soit d'humain. Mais n'est-ce pas seulement dans les cauchemars des plus pessimistes des culturalistes que les naturalistes ont des présomptions si démesurées ?

Commentaires

1. Le mercredi 9 février 2011, 23:14 par ¿'
Bonjour,
Ce billet - et déjà le texte d'Ogien - me semble poser non pas un, mais tout un écheveau de problèmes variés.
Commençons par le texte : Ogien intitule son livre « La honte est-elle immorale ? ». On comprend que, pour un philosophe qui écrit un livre sur le sujet, la réponse « naturaliste » – si la honte existe, c'est qu'elle a une utilité, et donc elle ne peut pas être immorale – est un peu courte. D'abord parce que, comme le note Ogien, il est difficile de déterminer dans quelle mesure la honte a été « sélectionnée » par l'évolution de l'espèce ; ensuite parce même si on montrait que la honte nous est utile pour survivre, on pourrait continuer à la trouver mauvaise (on dit bien parfois que « la nature humaine est mauvaise »...).
Bon, à vrai dire le statut scientifique du discours évolutionniste est déjà problématique, mais je laisse de côté cette question.
Il me semble plus intéressant de s’attarder sur le titre du chapitre : « La honte est-elle une réaction naturelle au dégoût et au mépris ? ». Cette question peut être interprétée de deux façons différentes. La première est philosophique, ou logique. Elle pourrait être reformulée : « Le mot honte est-il synonyme de "réaction naturelle au dégoût et au mépris" ? ». À cette question, il ne me semble pas difficile de répondre que non, le mot "honte" n’a pas cette signification, puisque la honte désigne le plus souvent un sentiment, qui se manifeste dans un certain nombre de comportements caractéristiques comme le rougissement, la nervosité, l’embarras, éventuellement la culpabilité, etc. Bref, si la question est prise en son sens logique, elle ne fait pas vraiment débat.
L’autre interprétation de cette question est, cette fois, empirique : « La honte est-elle causée naturellement par le dégoût et le mépris ? ». Mais alors, nous ne sommes plus dans le cadre d’une discussion philosophique, mais scientifique. Pour répondre à cette question, il faudrait par exemple observer différentes cultures pour voir si ce que nous appelons « la honte » existe dans toutes les sociétés ; ou bien se pencher sur les livres d’histoire et se demander si on y trouve des témoignages de honte à toutes les époques. Ensuite, si la honte se révélait un phénomène universel chez l’homme (ce qui m’étonnerait fort, mais peu importe), on pourrait voir si on trouve des comportements voisins chez d’autres animaux (singes, dauphins, mammifères, fourmis, etc.) ; à partir de là on pourrait commencer à construire des hypothèses, qu’on pourrait par exemple essayer de vérifier par des hypothèses génétiques... Bref, la question serait difficile, et de nombreux points mériteraient, en cours de route, d’être clarifiés ; mais enfin on voit à peu près sur quelles bases l’enquête scientifique pourrait s’appuyer. Quoi qu’il en soit, ce n’est plus une question philosophique mais bel et bien une question scientifique, et je ne vois vraiment pas ce que le philosophe aurait à y redire.
Il n’y a imposture que lorsque Dennett, ou d’autres, prétendent avancer comme une évidence que la honte a forcément une cause naturelle, et que par conséquent elle serait moralement justifiée. Je ne sais pas, et Dennett non plus, et Ogien non plus, si la honte est une réaction naturelle – et même si une étude le montrait (!), la question morale ne serait pas réglée pour autant (l’étude modifierait seulement, on peut l’imaginer, la façon dont nous considérons moralement la honte).
Voilà pour le texte. Ensuite, les commentaires que vous ajoutez soulèvent d’autres questions.
Je vous rejoins complètement quand vous affirmez que diverses approches « scientifiques » de la honte sont possibles et conciliables – même s’il est possible que les différentes approches puissent s’appuyer les unes sur les autres. L’enquête conceptuelle et l’enquête empirique, par ailleurs, ne s’excluent bien sûr jamais.
En revanche, je ne suis pas tout à fait d’accord quand vous dites que « Les hontes les plus intellectuelles (...) ont bien évidemment entre autres des causes neurologiques (...) ». Le « bien évidemment » me paraît excessif : qu’il y ait un lien de causalité entre le sentiment de honte et certains phénomènes nerveux ou cérébraux n’est rien d’évident, et il faudra d’abord observer des régularités avant de s’avancer sur le sujet. Tout au plus peut-on dire que nous pouvons imaginer qu’on trouvera de telles régularités, ce qui peut éventuellement guider nos recherches ; mais le succès n’est en rien garanti d’avance.
Enfin, concernant la conclusion sur Wittgenstein : je ne crois pas que Wittgenstein avait quoi que ce soit contre la science. En revanche, il détestait la philosophie qui prétendait résoudre des problèmes scientifiques (comme, justement, « La honte est-elle une réaction naturelle ou dégoût et au mépris ? »), ou celle qui croyait pouvoir calquer sa méthodologie sur celle des sciences – et c’est en ce sens que va sa critique de la métaphysique. La science et la philosophie sont des discours légitimes, mais c’est leur confusion qui est néfaste.
Merci pour ce billet, et désolé de m’être épanché si longuement :)
2. Le jeudi 10 février 2011, 21:34 par Philalèthe
Merci beaucoup pour vos commentaires.
Concernant Wittgenstein, je ne comprends pas en quoi ce que vous écrivez est distinct de la fin de mon billet. Je n'ai pas écrit que Wittgenstein était hostile à la science.
Quant à la question de la cause neurologique de la honte, j'a raisonné ainsi : si je reprends votre définition de la honte : " un sentiment, qui se manifeste dans un certain nombre de comportements caractéristiques comme le rougissement, la nervosité, l’embarras, éventuellement la culpabilité ", quelles sont les causes d'un tel comportement ? Elles sont sans doute innombrables mais si la personne honteuse avait eu un AVC quelques secondes avant de ressentir la honte, l'aurait-elle ressentie ? Bien évidemment non, car une des conditions de cette conduite est un fonctionnement neurologique normal, comme une autre condition est la compréhension par exemple des reproches qu'on lui a adressés, ce qui implique des causes sociales - sans l'apprentissage de sa langue maternelle la personne n'aurait pas compris le reproche - . C'est vrai que je prends pour une évidence que le comportement humain est toujours conditionné par l'état du cerveau, il ne l'est pas toujours par l'état d'un poumon ou d'un bras droit. Cette évidence dite, tout le problème est de déterminer avec précision la relation esprit / cerveau, ce qui est la tâche de la philosophie de l'esprit. C'est clair que ma remarque excluait la possibilité d'une réalité de l'esprit indépendante de l'existence du cerveau, ce qui en aucune manière ne veut dire que "le cerveau" et "l'esprit" signifient la même chose.
3. Le vendredi 11 février 2011, 00:11 par ¿'
Merci pour votre réponse. À vrai dire, je crois que nous sommes d'accord sur l'essentiel.
Sur Wittgenstein, d'abord, je ne prétendais pas que ma remarque contredisait vos dernières lignes. Au contraire, je pensais abonder en votre sens, tout en soulignant un élément de la pensée de Wittgenstein qui me paraît décisif, à savoir le fait que sa critique porte presque toujours sur la confusion entre deux types de discours. Cette confusion, du reste, n'est pas l'apanage du discours philosophique : des scientifiques peuvent également croire que leurs énoncés ont une portée philosophique (par exemple les astrophysiciens sur l'existence de Dieu, ou les neurologues sur l'esprit), et ils tombent alors dans les mêmes erreurs. Et je ne parle pas des économistes, des psychologues ou des sociologues :)
Ensuite, concernant les causes neurologiques des manifestations de honte, je voulais simplement dire que nous ne pouvons pas avoir a priori la certitude que certains événements cérébraux (l'activité d'une région précise, par exemple) pourront être isolés comme des causes de la honte.
Pour autant, je vous accorde qu'après un AVC, généralement, la honte est moins vive. Mais vous m'accorderez alors que si mes poumons sont remplis de sang, la honte est également moins probable. Et en tout état de cause, ces énoncés sont empiriques et non philosophiques (c'est un fait empirique - et vérifiable - qu'après un AVC la honte est impossible ; cela n'appartient pas au sens du mot "honte").
Enfin, et sans vouloir pinailler, je ne pense pas qu'un rôle essentiel revienne au philosophe de l'esprit quand il s'agit de déterminer la relation esprit/corps.
La philosophie de l'esprit, à mon avis, ne se soucie que de la logique des termes "esprit", "cerveau", et tout ce qui gravite autour. Par exemple, elle pourrait montrer à un neurologue un peu embrouillé que ce que nous appelons honte n'est pas un événement cérébral, mais un certain type de comportement. Mais après, la question de déterminer dans quelle mesure la honte dépend de l'état du cerveau est une question empirique, scientifique, et le neurologue est dans son bon droit quand il essaye de la résoudre. C'est un fait empirique qu'on ne peut pas avoir de honte sans cerveau ; et on peut même imaginer l'expérience qui falsifierait cette thèse : il suffirait que le crâne d'un homme ayant montré de la honte se révèle, à l'examen, vide :D
4. Le dimanche 13 février 2011, 19:47 par Philalèthe
Vous écrivez :
"des scientifiques peuvent également croire que leurs énoncés ont une portée philosophique"
Ça me semble difficile de nier l'importance des connaissances scientifiques du point de vue des réflexions philosophiques : prenez l'impact de l'évolutionnisme ou celui des neurosciences sur la question de la définition de l'homme. Maintenant ce qui est sûr, c'est qu'une connaissance scientifique dynamise plus la réflexion philosophique qu'elle n'y met fin (c'est un problème qui n'a pas réglé de savoir si tous les problèmes philosophiques pourront être transformés en problèmes scientifiques et résolus - je vous renvoie sur ce sujet au blog de Julien Dutant
Mais je crois que vous avez en vue l'idée naïve de certains scientifiques qui prennent une avancée scientifique pour ipso facto une avancée philosophique, voire la suppression d'un problème philosophique. Reste que des livres de philosophie écrits par des scientifiques peuvent être estimés par les philosophes parce que ce sont des oeuvres de philosophie : pensez par exemple aux oeuvres de Poincaré.
Quant au sens conceptuel du mot honte, il est tout de même difficile de le séparer des faits empiriques au moins à deux niveaux : ce sont des faits qui ont causé le fait que je dispose du concept de honte et ensuite le concept de honte contient des faits comme ceux se rapportant au corps du honteux, à ses actions etc. On pourrait envisager que des changements biologiques au sein de la population humaine modifient le sens conceptuel de la honte si par exemple les nouveaux humains se mettaient à être victimes de démangeaisons au sommet du crâne
au moment où ils sont envahis par la honte.
Quant à votre dernière remarque, elle réduit abusivement à mes yeux la philosophie de l'esprit à l' interprétation wittgensteinienne que l'on pourrait en faire. À vrai dire, on s'entend assez vite sur le fait qu' "esprit" et "cerveau" sont conceptuellement distincts, mais l'enjeu de la philosophie de l'esprit est de clarifier ce que sont les choses auxquelles ces mots se rapportent. Cependant je crois avoir compris que pour vous il s'agit de science et plus de philosophie - que vous limitez à la clarification de la grammaire des mots, au sens de Wittgenstein.
5. Le lundi 14 février 2011, 01:13 par ¿'
Merci pour cette réponse ; je vais essayer de préciser ma position.
Quand je disais : « des scientifiques peuvent également croire que leurs énoncés ont une portée philosophique », je ne faisais bien sûr pas référence à Poincaré, ni aux nombreux philosophes qui se trouvaient également être des scientifiques (dresser une liste de ces penseurs à double casquette, même en se restreignant aux plus grands philosophes, serait déjà une tâche effroyable). N’importe qui peut écrire de la philosophie, qu’il soit ou non scientifique de profession.
Je pensais davantage à des scientifiques comme S. Hawking, qui périodiquement nous annonce que Dieu existe, puis qu’il n’existe plutôt pas, en prétendant appuyer tout cela sur des montagnes de calculs et de théories quantiques. (cf. http://www.lemonde.fr/planete/artic... , par exemple). Ou bien encore à des psychologues qui nous expliquent que nous ne sommes pas libres (cf. par exemple cet amusant article sur la « mobilité » : http://www.internetactu.net/2010/03... ). Les scientifiques qui imaginent prouver que les miracles n’existent pas, ou que le déterminisme est vrai, me semblent également tomber dans ce genre de travers.
Et bien sûr je ne conteste pas leurs réponses en tant qu’elles sont fausses, mais en tant qu’elles prétendent résoudre des problèmes qui en sont pas de leur ressort : ces questions ne sont pas scientifiques puisqu’aucune expérience n’est susceptible de les trancher.
Enfin bref, on peut discuter dans quels cas telle ou telle théorie scientifique sort de son domaine et devient ainsi illégitime ; ce n’est pas mon objet ici : je voulais seulement souligner qu’il arrive à certains scientifiques de prétendre résoudre des problèmes philosophiques, et qu’en cela ils font la même erreur que des philosophes qui se hasarderaient, sur la base de raisonnement fumeux, à des thèses scientifiques (du genre : « la honte a des causes génétiques »).
Vous parlez également de l’influence des connaissances scientifiques sur les réflexions philosophiques, par exemple « l'impact de l'évolutionnisme ou celui des neurosciences sur la question de la définition de l'homme ». Je suis partiellement d’accord avec vous : l’évolutionnisme ou les neurosciences ont certainement influé sur la façon dont nous considérions notre propre espèce, et par ricochet sur les interrogations des philosophes. Pour autant, ces avancées scientifiques ne nous font pas avancer d’un pas dans notre questionnement philosophique : le fait que l’homo sapiens sapiens soit le fruit d’une évolution graduelle ne nous renseigne en rien sur la question « Qu’est que l’homme ? » (car la question n’est pas « D’où provient l’homme ? », mais « quel est le sens du mot ‘‘homme’’ » ou encore, « quelle est l’essence de l’homme ? »).
Autrement dit, je crois qu’aucun problème philosophique ne peut être résolu par la science ; et non pas – comme le suggère J. Dutant – parce que le problème est encore trop indécis pour devenir proprement scientifique, mais parce que les questions philosophiques sont logiques, conceptuelles, et ne portent jamais sur les faits, mais sur les mots décrivant ces faits.
Bon, tout cela est un peu abstrait, mais l’exemple de la honte permettra je crois d’y voir un peu plus clair. Pour contredire ma séparation stricte entre les plans conceptuel et empirique, vous affirmez que les deux plans se rejoignent à deux niveaux :
« ce sont des faits qui ont causé le fait que je dispose du concept de honte » : oui, le fait que nous utilisions le concept de honte est bien un fait, et à ce titre nous pouvons en chercher les causes empiriques. Mais il me semble que cette démarche, précisément, serait scientifique et en aucun cas philosophique : on pourrait ainsi imaginer des protocoles d’expérience et de vérification des conjectures, une falsification, etc.
« ensuite le concept de honte contient des faits comme ceux se rapportant au corps du honteux, à ses actions, etc. ». Oui : le concept de honte sert bien à décrire des faits, et on pourrait dire que la question philosophique de l’essence de la honte se résume à une discussion sur les comportements que nous qualifions de « honteux » – au sens où ils manifestent la honte, et non au sens où ils seraient scandaleux, bien sûr :). Pour autant, je crois qu’on voit très bien la ligne de séparation science/philosophie ici : le philosophe se demande quels faits on décrit ordinairement par le mot « honte » – ou invente, bien sûr, un nouveau sens au mot « honte » –, tandis que le scientifique pourrait se demander quelles sont les causes physiologiques de la honte, ou génétiques, ou psychologiques, ou sociologiques, etc. En revanche, le scientifique qui prétendrait nous apprendre, à la suite de calculs abscons, qu’en réalité nous nous trompons dans notre usage du mot « honte », et que nous devrions en fait l’utiliser pour désigner un comportement d’orgueil, celui-là commettrait la confusion dont je parlais plus haut.
Ensuite, bien sûr, je vous accorde que le sens du mot « honte » peut évoluer au fil du temps : il est possible que ce que les Romains ou les Grecs appelaient « honte », ou simplement ce que les hommes du XIXème siècle appelaient « honte », soit assez différent du sens que nous donnons à ce mot aujourd’hui.
Concernant votre dernier paragraphe, je crois bien avoir une interprétation wittgensteinienne de la philosophie de l’esprit (et peut-être de la philosophie tout court, mais peu importe), mais il ne me semble pas que ce soit scandaleux ni même abusif. Vous dites « on s'entend assez vite sur le fait qu' "esprit" et "cerveau" sont conceptuellement distincts, mais l'enjeu de la philosophie de l'esprit est de clarifier ce que sont les choses auxquelles ces mots se rapportent. » Là, j’ai du mal à vous suivre : « clarifier ce que sont les choses auxquelles ces mots se rapportent », n’est-ce pas décrire le sens de ces mots ? I.e se livrer à une description de la façon dont nous utilisons ces mots ? Cela, oui, on peut dire que c’est la tâche de la philosophie. En revanche, comprendre de quoi est composé le cerveau, quelles relations il entretient avec le reste du corps, à quelles mutations biologiques il doit son origine, etc., tout cela est du strict ressort de la science, et la philosophie n’a rien à nous apprendre là-dessus.
Merci de m’avoir lu jusqu’au bout : toutes mes excuses pour ce long développement, j’espère du moins qu’il jettera quelques lumières sur le problème dont il est question.
6. Le lundi 14 février 2011, 21:31 par ¿'
Merci pour votre réponse, qui une fois de plus va droit au cœur de notre désaccord, et qui en ce sens m’est très précieuse. Par ailleurs, je vous remercie pour votre patience à mon égard.
Concernant le premier point, ma thèse demanderait un peu trop de développements pour vous paraître crédible – et nous éloignerait trop, je crois, de notre discussion. En deux mots, je dirais néanmoins que je ne souscris pas à la définition de Pascal, parce que je ne crois pas qu’elle s’accorde avec ce qu’entendent généralement les croyants quand ils parlent de « miracle ». Au sens de Pascal, on peut en effet affirmer que la science démontre que tel événement n’a rien de miraculeux ; mais au sens qui me paraît le plus commun dans le langage religieux, il n’en est pas de même : l’explication miraculeuse et l’explication scientifique me paraissent plutôt des descriptions parallèles d’un phénomène. (De même que pour l’hostie, aucun croyant ne croit qu’elle est matériellement composée par des éléments issus du corps du Christ, et donc aucune analyse chimique ne pourrait démontrer la « fausseté » de l’eucharistie). cf. les brèves mais excellentes Remarques sur le Rameau d’or de Frazer, de Wittgenstein.
Le deuxième point, en revanche, me paraît décisif, et engage l’essentiel de la révolution philosophique proposée par Wittgenstein.
- Sur l’exemple du Soleil. À mon avis, nous ne faisons absolument pas erreur quand nous disons que « le Soleil se lève », dans la mesure où ce n’est pas une thèse scientifique. En ce qui me concerne, je continue de parler de « lever » et de « coucher de soleil », sans avoir pour autant une conception géocentrique de notre Univers ; et je dis même que le soleil est « haut dans le ciel », qu’il « décline », etc. Pourquoi ? Parce que notre langage est ainsi fait, et que pour notre usage quotidien cette façon de parler me paraît absolument claire et dépourvue d’ambiguïté.
(Du reste, il me semble que la théorie de la relativité elle-même valide cette façon de parler : car si on prend pour référentiel la planète Terre, il est tout à fait exact d’affirmer que le Soleil tourne autour d’elle, de la même façon que si je suis à bord d’un train j’ai le droit d’affirmer que le quai s’éloigne de moi à toute vitesse.)
Pour autant, même en admettant que le géocentrisme soit « faux » et l’héliocentrisme « vrai », il me semble que les arguments qui me convaincraient de la fausseté de l’un et de la vérité de l’autre devraient être scientifiques, appuyés sur des expériences, et en aucun cas « ontologiques ». Je ne vois sincèrement pas en quoi une enquête ontologique pourrait m’enseigner quoi que ce soit là-dessus.
- Sur l’exemple de l’esclave : il me semble justement que, si on lit les textes législatifs grecs où il est question d’esclaves, si on s’intéresse dans les textes antiques aux témoignages sur les pratiques esclavagistes de l’époque, on aura une idée assez précise de ce que les Grecs entendaient par « esclave », aussi bien dans ses dimensions institutionnelles que dans les valeurs véhiculées par ce terme à cette époque. C’est cela – l’usage effectif du mot – qui constitue à mon avis son sens ; et j’ai du mal à voir en quoi l’analyse philosophique pourrait, ici comme ailleurs, différer d’une analyse sémantique. Que serait donc l’essence, si elle diffère du « sens » tel que je le décris ?
Je ne crois donc pas que la philosophe ne soit « que la mise en forme des croyances ordinaires ou extraordinaires » (même si, en effet, « elle ne nous apprend rien »). À vrai dire, je crois que la philosophie n’a rien à voir avec les croyances. Par exemple, ce n’est pas une croyance qui me fait dire qu’un célibataire ne peut pas vivre en couple : c’est parce qu’en général, quand nous disons de quelqu’un qu’il est célibataire, nous entendons par là qu’il ne vit pas en couple ; c’est le sens même du mot célibataire qui entraîne cette conclusion. Quelqu’un qui me dirait : « je suis célibataire, mais je vis en couple » me surprendrait beaucoup, et il utiliserait en tout cas le mot « célibataire » dans un sens différent de celui qu’il a d’ordinaire. Après tout, il a bien le droit, mais cette personne ne pourra pas ensuite me dire que je faisais erreur en croyant que les célibataires – au sens où moi je l’entends – ne peuvent pas vivre en couple !
Le raisonnement est identique pour le cas de l’esprit et du cerveau : dans l’usage ordinaire que nous faisons des mots « esprit » et « cerveau », ces deux termes ne sont pas synonymes. Si vous voulez dire que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau, très bien, mais vous prenez « esprit » dans un sens différent de celui qu’il a d’ordinaire.
En revanche, votre dernier exemple, un peu provocateur, est complètement différent, puisqu’il ne s’agit plus ici du sens des mots « femme » et « homme », mais d’un jugement de valeur comparatif – rien à voir avec la logique, donc. Certes, pour pousser votre exemple plus loin, on peut imaginer que ceux qui portent un tel jugement de valeur donneront ensuite un sens péjoratif au mot « femme », et par exemple pourront traiter un homme de « femme » sans qu’il y ait contradiction (ils ne prendront plus alors « femme » comme un mot indiquant le sexe de la personne, mais comme une insulte, par ailleurs assez répugnante). En ce qui me concerne, je trouve bien sûr un tel jugement – et un tel usage linguistique – scandaleux, mais en tant que philosophe je n’ai aucune objection logique contre tout cela.
Alors, à quoi peut bien servir la philosophie ? Il me semble que cette conception descriptive et sémantique de la philosophie lui permet d’assumer pleinement son rôle critique. Par exemple, quand un physicien prétend prouver l’existence ou l’inexistence de Dieu, le rôle du philosophe (et de tout individu lucide et critique, d’ailleurs) est de montrer que Dieu n’a rien à voir avec la physique quantique, et que le scientifique n’a pas à s’ingérer dans le domaine des croyances religieuses. De même, si un homme politique ou un économiste prétend s’appuyer sur des « lois économiques » ou sur « la nature humaine » pour montrer que le capitalisme est le seul système économique viable, le rôle du philosophe est de rappeler le statut des lois économiques pour corriger cette affirmation aberrante, etc.
Le rôle que j’attribue à la philosophie est donc rien moins que celui, passif, d’un enregistrement ou d’une mise en forme des croyances usuelles. Il consiste au contraire, sur la base d’une analyse sémantique précise, dans la critique de tous les discours s’appuyant, volontairement ou non, sur des confusions linguistiques. La tâche est peut-être moins séduisante à première vue que la construction de systèmes métaphysiques ou logiques, mais je ne la trouve ni moins respectable, ni moins difficile, et même – en définitive – je la trouve encore plus belle.
7. Le mardi 15 février 2011, 00:38 par Nicotinamide
Sans parasiter votre échange, permettez-moi de noter quelques éléments troublants :
"l’explication miraculeuse et l’explication scientifique me paraissent plutôt des descriptions parallèles d’un phénomène."
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. En effet, prenons des miracles : multiplication du pain, transformation de l'eau en vin, réssuscitation, marcher sur l'eau... Il me semble que les miracles ne sont pas des phénomènes. Par conséquent, je ne vois pas comment un scientifique pourrait apporter une description parallèle à celle d'un croyant.
"De même que pour l’hostie, aucun croyant ne croit qu’elle est matériellement composée par des éléments issus du corps du Christ"
Les catholiques y croient (par transsubstantiation). Néanmoins aucune analyse chimique ne pourrait contredire cette idée car elle est invérifiable.
Ainsi, je me demande quelle peut être la force critique d'une analyse sémantique précise de l'ambiguité des mots chantants (dieu, liberté, bonheur...) Par exemple, comment se placerait un philosophe dans le débat religieux qui oppose catholiques et protestants au sujet de l'eucharistie (corps du Christ ou pas ?) Qu'apporterait l'analyse sémantique dans un débat au sujet d'éthique ? (mise à part de préciser le sens des propositions de chacun des protagonistes). Est-ce que vous voulez dire que "l'exercice réfléchi et raisonné du jugement" se limite à réaliser une analyse sémantique et une recherche des confusions linguistiques ?
8. Le mardi 15 février 2011, 08:45 par Philalèthe
@ i'
1) "l’explication miraculeuse et l’explication scientifique me paraissent plutôt des descriptions parallèles d’un phénomène"
Il me semble que "miracle" a alors un sens très affaibli, comme quand on dit " c'est un miracle qu'il soit sorti indemne de cet accident de voiture !". Par miracle, j'entends par exemple la guérison de la nonne parkinsonienne qui est dans le dossier de Jean-Paul II. Quant à la transsubstantiation, il me semble qu'il s'agit d'un mystère et non d'un miracle et que le dogme catholique est précisément la croyance dans la présence réelle du corps du Christ dans chaque hostie. Concernant l'interprétation wittgensteinienne du miracle, j'ai l'idée qu'elle reviendrait à ne voir en lui qu'une manière extraordinaire et collective d'interpréter un fait ordinaire. Mais est-ce rendre justice à ce qu'on appelle miracle quand on croit dans les miracles ? Je pense que Pascal sur ce point rend compte de la dimension transcendante de l'évènement.
2) Concernant l'expression "le soleil se lève", je suis bien sûr d'accord avec ce que vous écrivez à propos de son usage et donc de son sens. Mais il n'en reste pas moins qu'on a cru un jour dans la vérité de cette proposition, que l'erreur était au coeur même du concept de soleil et que ce n'est pas l'analyse du langage ordinaire qui a permis de débarrasser nos paroles ordinaires des erreurs qu'elles contenaient (mes remarques sur l'esclave et la femme sont des illustrations à mes yeux de la même idée).
3) Concernant l'esclave, certes les recherches que vous évoquez permettent de connaître les croyances des Grecs sur l'esclave mais elles ne fournissent pas une connaissance de l'esclave. L'esclave n'était pas réellement ce que les esclavagistes croyaient qu'il était. Là encore l'analyse conceptuelle quelquefois ne fait qu'expliciter les préjugés d'une époque. La lettre 47 de Sénèque peut me servir ici d'exemple : mon esclave est autant homme que moi et n'est pas comme les croyances des esclavagistes disent qu'il est. Quant à dire que l'analyse philosophique ne se distingue pas d'une analyse sémantique, cela revient à dire que la philo ne s'intéresse pas aux choses, mais à ce qu'on en dit. Je comprends bien sûr le point de vue mais il me semble trop restrictif. Par exemple la philosophie de la religion ne fait-elle que clarifier les usages du mot dieu ou ne cherche-t-elle pas aussi à clarifier la question de son existence ?
4) Par enquête ontologique, je voulais dire enquête sur les choses, par opposition à enquête sémantique sur le sens des mots qui les désignent. Quand je demande "qu'est-ce l'eau ?" je ne demande pas la même chose que si je demande "qu'entendez-vous par le mot eau ?".
5)"ce n’est pas une croyance qui me fait dire qu’un célibataire ne peut pas vivre en couple"
Si, car on peut dire : je tiens pour vrai, je crois que "célibataire" veut dire etc. Ce n'est pas une croyance tirée par moi d'une observation comme "le célibataire en haut est bruyant".
6) Concernant l'exemple du mot "femme", il n'y a aucune provocation ! L'analyse conceptuelle révèle ce qu'on croit être la femme (et bien sûr on ne se contente pas alors de dire "être humain de sexe féminin", non on explicite le sens, d'où la formulation des jugements évaluatifs) et encore une fois pour connaître la femme, il a fallu faire autre chose que vénérer l'usage ordinaire des mots. Vous allez me dire qu'il a fallu faire autre chose que de la philosophie mais je vous répondrai alors que si la philosophie ne fait que de l'analyse conceptuelle (je ne remets pas en question qu'une telle analyse est souvent éclairante !), elle risque d'être une ratification des préjugés d'une époque relativement aux problèmes qu'elle aborde.
9. Le mardi 15 février 2011, 10:44 par ¿'
Merci à vous deux pour ces objections.
@ Nicotinamide et « Philalèthe 1) »
Encore une fois, le sujet du miracle est complexe et demanderait d'amples développements. Je vais laisser tomber (pour le moment) les miracles proprement dits et me concentrer sur l'hostie.
Nicotinamide reconnaît qu'aux yeux d'un catholique "aucune analyse chimique ne pourrait contredire cette idée [la transsubstantiation] car elle est invérifiable". C'est justement ce que je voulais dire quand je parlais de description "parallèle". Si une proposition ne peut pas être vérifiée ni réfutée (et ce non pas parce que la vérification serait trop difficile, mais parce qu'aucune vérification ne serait tenue pour pertinente), c'est qu'elle n'est pas scientifique. Lorsque les catholiques affirment que l'hostie est le corps du Christ, ils n'entendent pas par là qu'une analyse chimique révélera la présence d'atomes issus du corps du Christ - parce que cela, il est évident que c'est faux, mais pensez-vous sérieusement que les catholiques l'ignorent ?
Le philosophe n'a donc pas à arbitrer le débat religieux entre catholiques ou protestants (ou athées) puisqu'à mon avis aucun argument ne permet de décider la vérité ou la fausseté d'une religion ou de l'autre, le débat n'étant pas scientifique. Tout ce que peut faire le philosophe– ici comme ailleurs – est de critiquer les discours aux prétentions démesurées ; par exemple, il pourrait rappeler qu'une analyse chimique ne fournirait aucun argument en faveur (ou en défaveur) du protestantisme, et que de manière générale aucune découverte scientifique ne peut constituer une réfutation ou une confirmation d'une position religieuse. Cela vous paraît peut-être dérisoire, mais il me semble que cette lucidité intellectuelle fait cruellement défaut dans la plupart des discussions actuelles, qu'elles soient philosophiques ou non ; et en cela le rôle du philosophe est capital.
Pour le reste « Philalèthe 2) à 6) », je crois mieux comprendre ce que vous reprochez à Wittgenstein : il se contenterait de « ratifier » les croyances et les préjugés de l’époque, alors que le philosophe devrait au contraire les critiquer pour nous rapprocher de la vérité. Mais je pense que ce reproche est injuste, dans la mesure où Wittgenstein ne ratifie rien : aucune croyance, aucun préjugé et même – au risque de vous étonner – aucun usage sémantique.
Imaginons que nous vivions à une époque où la plupart des gens (ou même tous) seraient convaincus que « les femmes sont moins intelligentes que les hommes ». C’est à coup sûr un préjugé, et une croyance. On pourrait sans doute – dites-moi si cela vous choque – la reformuler de la façon suivante : « Les êtres humains de sexe féminin sont moins intelligents que les êtres humains de sexe masculin ». Cette croyance est falsifiable : il suffirait par exemple de constater que, toutes choses égales par ailleurs (milieu social, éducation, etc.), les femmes auraient des résultats égaux ou supérieurs aux hommes sur une série de tests « intellectuels ».
D’après vous, la tâche du philosophe serait donc (si je vous comprends bien) de redresser ce préjugé ; mais il me semble que seul un scientifique – un psychologue menant une étude comparative, par exemple – pourrait montrer la vacuité de cette croyance ; et si vous-mêmes essayez de démontrer que ce préjugé est faux, votre propos sera nécessairement, comme le sien, d’ordre théorique et scientifique.
Maintenant, que dirait un wittgensteinien ? Que l’énoncé est scientifiquement faux et moralement douteux, mais logiquement impeccable, puisque la phrase a un sens (et même un sens assez clair), et que le problème n’est donc pas philosophique. Doit-on dire que le concept de femme véhiculé par ce préjugé est inexact, au sens où il ne correspondrait pas à la réalité ? Non. Car par « femme », on entendait seulement « être humain de sexe féminin » et non « être humain de sexe féminin et intellectuellement inférieur aux êtres humains de sexe masculin » ; sinon la phrase « les femmes sont moins intelligentes que les hommes » serait une tautologie !
La philosophie n’a donc à mon avis rien à voir avec les préjugés, et ne peut s’intéresser qu’au sens des mots et à leurs relations logiques (au sens large que donne Wittgenstein à ce mot à partir des Recherches philosophiques). Voilà pourquoi je disais que Wittgenstein ne ratifie aucun préjugé ni aucune croyance.
Ces remarques valent aussi bien pour l’exemple de la femme que pour celui du soleil, de l’esclave ou de l’eau.
Vous dites ensuite : « je tiens pour vrai, je crois que "célibataire" veut dire etc. ». Votre remarque est pertinente : quand j’utilise un mot, c’est parce que je crois qu’il a tel sens ; et il arrive que je me trompe. Néanmoins, que veut dire « croire que ce mot a tel sens » ? Seulement que mon usage du mot s’accorde avec l’usage ordinaire (et par exemple avec la définition donnée par les dictionnaires). Autrement dit, on estimera qu’un usage d’un mot est déviant s’il est différent de l’usage ordinaire, l’usage que la plupart des gens font de ce mot. Est-ce à dire qu’on ne peut pas inventer de mots, ou modifier le sens d’un mot ?
Bien sûr que si, et c’est pourquoi je disais que Wittgenstein ne ratifie aucun usage linguistique. Wittgenstein est le premier à reconnaître que les significations des mots évoluent dans le temps (cf. De la Certitude, notamment), et il accepte tout à fait que l’on donne aux mots un sens différent de celui qu’ils ont d’ordinaire. On peut par exemple appeler « célibataires » tous ceux qui portent des chaussettes sales ; et dès lors on trouvera certainement des « célibataires » qui vivent en couple, ainsi que des gens qui vivent seuls et qui néanmoins ne sont pas « célibataires ». Mais ce qui sera interdit – par l’usage des mots eux-mêmes, et non pas par Wittgenstein, ou Dieu, ou n’importe qui – ce sera de jouer sur la confusion des deux mots en disant par exemple : tous ceux qui vivent seuls sont célibataires ; or les célibataires portent des chaussettes sales ; donc tous ceux qui vivent seuls portent des chaussettes sales. Là, le philosophe – ainsi que tout individu quelque peu lucide – pourra s’insurger parce qu’on a fait un mauvais usage du langage.
10. Le mercredi 16 février 2011, 09:11 par Philalèthe
1) "Le philosophe n'a donc pas à arbitrer le débat religieux entre catholiques ou protestants (ou athées) puisqu'à mon avis aucun argument ne permet de décider la vérité ou la fausseté d'une religion ou de l'autre, le débat n'étant pas scientifique"
Je comprends tout à fait ce que vous voulez dire mais c'est intelligible seulement dans le cadre d'une conception non-réaliste de la religion. En revanche, si on considère que les croyances religieuses prétendent être des connaissances, on cherchera philosophiquement à les mesurer à l'aune de la raison : ainsi on s'interrogera sur la rationalité des preuves de l'existence de Dieu ou sur les relations possibles entre Dieu et le mal.
Dans un tel cadre, si l'analyse chimique en effet ne risque pas de venir confirmer ou infirmer le dogme de la Transsubstantiation, ce n'est pas parce que le corps du Christ n'est pas réellement dans l'hostie mais parce que sa présence réelle y est inintelligible. La différence entre votre perspective d'inspiration wittgensteinienne (à ma connaissance bien défendue par D-Z. Phillips) et cette dernière est que la vôtre ne limite pas la raison dans sa capacité de connaissance de la réalité alors que celle que je présente est portée à le faire, du moins concernant les mystères et les miracles par exemple. C'est la position pascalienne et à un moindre degré cartésienne aussi dans la mesure où Descartes a reconnu clairement que certaines croyances religieuses sont au-delà de ce que la raison humaine peut justifier.
2) "je crois mieux comprendre ce que vous reprochez à Wittgenstein : il se contenterait de « ratifier » les croyances et les préjugés de l’époque, alors que le philosophe devrait au contraire les critiquer pour nous rapprocher de la vérité"
Je n'avais pas comme fin de reprocher à Wittgenstein quoi que ce soit ! J' ai plutôt voulu cibler les limites d'une analyse grammaticale du langage ordinaire qui en rappelant l'usage n'est pas en mesure de nous aider à identifier ce que cet usage des mots peut avoir d'erroné du point de vue de la connaissance.
3) "Maintenant, que dirait un wittgensteinien ? Que l’énoncé est scientifiquement faux et moralement douteux, mais logiquement impeccable, puisque la phrase a un sens (et même un sens assez clair), et que le problème n’est donc pas philosophique"
Vous faites parler ici un wittgensteinien éclairé par la science mais la science qui l'éclaire a été rendue possible par une conception de la philosophie heureusement non wittgensteinienne en ce sens qu'elle cherchait à savoir ce qu'il en était des choses et pas seulement des mots. Je ne veux bien sûr pas dire par là que l'analyse conceptuelle favorise l'obscurantisme mais qu' elle peut conduire à voir comme des vérités analytiques (conceptuelles) des croyances non justifiées. Alors "les femmes sont moins intelligentes que les hommes" est comme vous le dites une tautologie comme "les célibataires ne vivent pas en couple" ou " une figure géométrique n'a pas de sentiments". La distinction que vous faites entre le sens objectif d'un concept et les croyances fausses qui lui sont associées n'est pas réalisable en restant dans le cadre du quiétisme wittgensteinien.
11. Le mercredi 16 février 2011, 16:50 par Philalèthe
En complément de ma réponse, ces lignes de Ruwen Ogien tirées de "La honte est-elle immorale ?" (elles expriment ce que j'ai cherché à faire comprendre dans notre échange et elles ont d'autant plus de poids qu'elles sont écrites par un philosophe qui donne de la valeur à l'analyse conceptuelle) :
" Les programmes politiques fondés sur la honte reposent, en partie au moins, sur un ensemble de prémisses que les philosophes appellent des truismes, des platitudes, des vérités "conceptuelles", "analytiques", "a priori", qui semblent à l'abri de toute objection (...) Mais, en dépit de leur allure de vérités intangibles, ces prémisses ont suscité des controverses. Ce n'est pas étonnant. En fait, une bonne partie de ce qui est présenté par certains philosophes comme des truismes, des platitudes, des vérités conceptuelles, analytiques, a priori, semble exposée à des objections platement empiriques." (p. 157-158)
12. Le mercredi 16 février 2011, 20:32 par ¿'
Merci pour vos stimulantes réponses.
1) Vous avez raison sur le fait que tous les croyants n'ont vraisemblablement pas une approche "non-réaliste", comme vous dites, de la religion. Certains font probablement dépendre leur foi de preuves logiques ou de théodicées morales (et à vrai dire je les plains), et d'autres encore sont dans la simple superstition. Il n'est donc sans doute pas possible de livrer une interprétation univoque de la foi religieuse (et c'est pourquoi, notamment, le sujet du miracle est si complexe). Il me paraît intéressant de souligner malgré tout que cette foi "non-réaliste" est possible et existe (je la crois même majoritaire), et que contre elle aucun argument scientifique ni logique ne peut être retenu - que par conséquent la foi en un Dieu, quel qu'il soit, peut ne pas être une erreur ni une preuve d'irrationalité.
2), 3), et la citation d'Ogien :
Je partage totalement la critique que vous adressez aux philosophes qui font passer pour des vérités logiques des propositions empiriques qu'ils ne mettent simplement pas en doute - et qui souvent se révèlent fausses. Il me semble même que le rôle principal du philosophe dans la société doit être de dénoncer ces paralogismes, qui foisonnent dans les milieux économiques et politiques autant que philosophiques. Ainsi, le prétendu truisme selon lequel "chacun cherche à maximiser son intérêt personnel", censé fonder notre organisation économique libérale, n'est en aucun cas une vérité logique, et n'est même à vrai dire qu'une pure stupidité.
Là où je ne vous suis plus, c'est quand vous affirmez que le "quiétisme (?) wittgensteinien" trouverait sa limite dans son incapacité à discerner les vérités analytiques des croyances empiriques (vraies ou fausses, d'ailleurs). Il me semble au contraire que Wittgenstein s'est montré particulièrement attentif à la distinction de l'empirique et du logique - qui correspond d'ailleurs à la distinction scientifique / philosophique dont nous avons déjà parlé longuement.
C'est d'ailleurs cette distinction empirique/logique qui hante la totalité du De la Certitude ; parce que précisément, il est parfois très difficile de déterminer si un énoncé est logique ou empirique ("Un triangle a trois côtés" est logique, "je mesure 1m80" est le plus souvent empirique, mais qu'en est-il de "je suis vivant" ?).
Wittgenstein reconnaît par ailleurs (et c'est peut-être son meilleur argument contre son Tractatus et le formalisme logique en général) qu'une même phrase peut, selon le contexte, être une proposition logique ou empirique ("le soleil se couche à l'Ouest", par exemple), et que ce n'est donc pas en vertu d'une "forme" particulière que telle phrase est empirique tandis que telle autre est logique.
Bref, le sujet est complexe. Pour autant, il demeure que le statut de la phrase (empirique ou logique) est étroitement lié à son sens : "Qu'une proposition puisse se révéler fausse après coup, cela dépend de ce que j'accepte comme pouvant déterminer le sens de cette proposition." (DC, §5) Autrement dit, une phrase a son statut grammatical d'emblée, et il est bien sûr impossible qu'un énoncé logique se révèle après coup être un énoncé empirique (vrai ou faux). Donc certes, on peut toujours se tromper dans une analyse sémantique, et il ne faut pas voir des tautologies partout, mais ce n'est qu'une raison supplémentaire de prêter une attention particulière au statut de ce que nous disons.
Et en ce qui me concerne, je trouve la lecture de Wittgenstein particulièrement éclairante et précieuse dans cette optique. Si vous connaissez néanmoins des textes où Wittgenstein fait passer ses croyances empiriques pour des vérités logiques, je suis preneur, car je ne les ai pas lus :)
13. Le vendredi 18 février 2011, 20:30 par Philalèthe
Il me semble que dans De la certitude Wittgenstein s'intéresse particulièrement à des propositions empiriques d'un type particulier comme " La terre n'est pas apparue 5 minutes avant ma naissance". Ce sont toutes ces propositions qui sans avoir à être prouvées sont les certitudes qui constituent l'arrière-plan non explicité et non contestable de toutes nos autres croyances. Or, dans ce cadre-là, Wittgenstein se réfère plusieurs fois à la Lune en envisageant deux propositions : "moi, Wittgenstein, je ne suis jamais allé sur la Lune" et "les hommes ne sont jamais allés sur la Lune". C'est cette dernière qui m'intéresse. Car il semble que Wittgenstein identifie l'énoncé "les hommes vont sur la lune" à un énoncé empirique impossible aussi nécessairement faux qu'un énoncé logique impossible. Je pense à DC 106 :
" Supposons qu'un adulte ait raconté à un enfant qu'il était allé sur la lune. L'enfant me le répète et je lui dis que ça n'était qu'une plaisanterie, que la personne en question n'était pas allée sur la lune, que personne n'était jamais allé sur la lune, la lune se trouvant très loin de nous, et qu'il y est impossible d'y monter ou d'y aller en avion. - Si l'enfant alors insistait en disant qu'il y avait peut-être bien un moyen de s'y rendre, seulement je ne le connaissais pas, etc, que pourrais-je lui répondre ? Que pourrais-je répondre à des adultes d'une tribu qui croient que des personnes se rendent parfois sur la lune (peut-être est-ce ainsi qu'ils interprètent leurs rêves), bien qu'ils concèdent qu'on ne puisse y monter ou y voler par les moyens habituels ? - Mais en règle générale un enfant ne s'obstinera pas à croire une telle histoire, et se laissera vite persuader par ce que nous lui disons sérieusement."
Notez déjà que Wittgenstein reprend la vieille équivalence (enfant / primitif) pour souligner à quel point l'énoncé "les hommes ne peuvent pas aller sur la lune" fait partie de l'arrière-plan indubitable à partir duquel les doutes justifiés peuvent, eux, apparaître.
107 est aussi très intéressant :
" N'est-ce pas là exactement la façon dont nous enseignons à un enfant à croire en Dieu ou que Dieu n'existe pas, et il pourra, selon le cas, produire des justifications apparemment plausibles pour l'une ou pour l'autre croyance ?"
Ce passage peut être lu comme une tentative pour identifier ces énoncés-gonds à des énoncés invérifiables et postulés du type des croyances religieuses. Or, il me semble qu'en 108 Wittgenstein les défend dans une perspective cohérentiste qui laisse penser qu'ils sont justifiés par tous les autres énoncés justifiés rationnellement.
108 : " Mais alors, n'y a-t-il pas de vérité objective ? N'est-ce pas vrai, ou faux, que quelqu'un est allé sur la lune ?" Vu de l'intérieur de notre système, il est sûr que personne n'est jamais allé sur la lune. Non seulement jamais rien de ce genre ne nous a été rapporté par des gens raisonnables, mais tout notre système de de physique nous défend d'y croire. Car cela exigerait de répondre aux questions "Comment a-t-il pu vaincre la pesanteur ?", "Comment a-t-il pu vivre en dehors de l'atmosphère ?", et mille autres pour lesquelles nous n'aurions aucune réponse. Mais supposons qu'au lieu de toutes ces réponses, nous soyons confrontés à la suivante : " Nous ne savons pas comment on accède à la lune, mais ceux qui y arrivent savent immédiatement qu'ils y sont ; et toi non plus, tu ne peux pas tout expliquer." Nous nous sentirions intellectuellement très éloignés d'une personne qui parlerait ainsi."
Il me semble que ces textes peuvent être interprétés ainsi : Wittgenstein ne fait pas pas passer des croyances empiriques pour des vérités logiques, il prend (ou plus prudemment : il reconnaît qu'il est tenté de prendre ) certaines certitudes empiriques contingentes pour des vérités empiriques aussi nécessaires que des vérités logiques.
14. Le lundi 21 février 2011, 22:26 par ¿'
Bonsoir Philalèthe,
Merci beaucoup pour votre réponse, qui donne au problème une complexité nouvelle.
Les textes du De la Certitude sont en effet, à mes yeux, les plus déconcertants de l’œuvre de Wittgenstein, dans la mesure où ils montrent que la frontière entre les propositions empiriques et les propositions logiques est labile : le statut des phrases n’est en effet pas fixe et immuable, mais il change suivant les contextes, les époques et les façons de penser. Mieux : les propositions empiriques n’acquièrent de signification qu’au sein d’un ensemble de conceptions qui constitue la structure logique de notre discours. Wittgenstein parle aussi de « système », au paragraphe 105, soit juste avant le passage que vous citez : « Toute vérification, toute confirmation et infirmation d’une hypothèse a lieu déjà à l’intérieur d’un système. Et ce système n’est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux de tous nos arguments ; il appartient à l’essence même de ce que nous appelons un argument. Le système n’est pas tant le point de départ de nos arguments que leur milieu vital ». C’est dans ce contexte, après cette description technique et un peu abstraite du fonctionnement de l’argumentation, que la séquence sur la Lune prend place. On peut donc penser que cette séquence est pour Wittgenstein une exemplification de la description qu’il vient de fournir.
Maintenant, venons-en à la situation concrète avec l’enfant. La réponse que lui donne Wittgenstein est la réponse d’un adulte à un enfant : elle est destinée à quelqu’un qui croit qu’il est possible d’aller sur la Lune parce qu’il a simplement cru ce que lui a dit un autre adulte. Dès lors, Wittgenstein peut seulement expliquer à l’enfant qu’on ne peut pas (empiriquement) « aller sur la Lune » au sens où l’on peut aller dans un autre pays, et énoncer les raisons pour lesquelles cela est impossible. Le contenu de l’explication est donc double : il porte à la fois sur les conditions (logiques) dans lesquelles nous dirions que quelqu’un va sur la Lune ; et sur le fait que ces conditions empiriques ne sont pas réunies (au moment où il écrit, soit entre 1949 et 1951). L’explication a donc ici un rôle d’enseignement à la fois logique et empirique : elle montre quels sont les obstacles empiriques, et ce faisant elle définit à quelles conditions on pourrait affirmer que ces obstacles ont été surmontés.
(On peut imaginer que Wittgenstein réagirait très différemment si un scientifique proche de la NASA lui disait que l’homme a marché sur la Lune : cette fois, il irait de soi que ce scientifique saurait à quelles conditions on peut affirmer que quelqu’un va sur la Lune – la discussion ne serait donc plus logique, mais porterait uniquement sur les moyens empiriques grâce auxquels des hommes ont pu accomplir cet exploit. Wittgenstein ne dirait donc plus « Il est impossible d’aller sur la Lune » ; et s’il le disait ce ne serait qu’un énoncé empirique falsifiable et parfaitement contestable – mais avec l’enfant cette phrase prend son sens du fait que l’enfant ne maîtrise par encore notre langage).
Ce qui est remarquable, c’est la seconde partie du §106. Wittgenstein imagine d’abord que l’enfant refuse son explication ; il suggère alors que ce refus n’est pas empirique (« si, on peut aller sur la Lune en avion ») mais logique : « peut-être peut-on grimper en haut de la voûte céleste puis sauter sur la Lune ? », etc.
L’exemple de la tribu est à cet égard explicite : car quand les membres de cette tribu affirment qu’on peut aller sur la Lune, « ils concèdent qu’on ne [peut] y monter ou y voler par les moyens habituels ». Ils n’entendent donc pas « aller sur la Lune » au sens où nous l’entendons, avec les mêmes critères de vérification, etc. Le « système », la conception du monde ou encore le langage sur lequel ils s’appuient pour dire qu’ils vont sur la Lune n’est donc pas le nôtre, et les propositions qu’ils font dans leurs systèmes ne contredisent donc pas les nôtres.
Du coup, il ne faut pas à mon avis lire dans ce passage une assimilation condescendante des « primitifs » à des enfants : Wittgenstein ne conteste absolument pas la légitimité du système de description en vigueur dans cette tribu, il dit simplement que ce n’est pas le nôtre et que cela rend la discussion impossible sur ce point. Car un système de description n’est pas « vrai » ou « faux », puisqu’on ne peut parler de vérité ou de fausseté qu’au sein d’un système de description ! Quant à l’enfant, il est possible qu’il refuse les règles logiques qui valent dans notre société, et qu’il développe sa propre logique (sa propre « mythologie »), mais l’un des rôles de l’éducation est justement de faire en sorte que le langage demeure homogène, que le « système » de description soit partagé au sein d’une même société pour que les jugements et les pratiques puissent s’accorder harmonieusement. C’est je crois le sens du célèbre §160 : « L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance. » Car l’enfant doit d’abord apprendre le système logique pour pouvoir ensuite contester les propositions empiriques au sein de ce système. Il se peut qu’il devienne Neil Armstrong ou l’un des scientifiques ayant contribué à son exploit, et qu’ainsi il rende possible ce qui jusque-là ne l’était pas : mais il ne pourra faire cela que s’il comprend pourquoi il est pour le moment impossible d’aller sur la Lune.

La « certitude » dont parle Wittgenstein quand il dit qu’il est certain que personne n’est jamais allé sur la Lune est donc bien une certitude empirique et, en ce sens, contestable : mais elle n’est contestable que par quelqu’un qui s’accorderait avec nous sur le sens que l’on donne à « aller sur la Lune » (i.e notamment sur les moyens de vérifier une telle assertion). Et dès lors, celui qui maintiendrait que l’homme est allé sur la Lune devrait expliquer comment on a surmonté la gravité, comment on a réussi à survivre en-dehors de l’atmosphère, comment on a pu se poser sur le sol lunaire, etc. (cf. §108), mais aussi comment il se fait que personne n’en ait entendu parler, par exemple. Bref, il devrait fournir de nombreux détails empiriques et vérifiables pour que sa thèse devienne crédible.
Quoi qu’il en soit, Wittgenstein ne dit bien sûr pas que l’impossibilité d’aller sur la Lune est une impossibilité logique, puisqu’au contraire il explique à quelles conditions on pourrait confirmer ou infirmer ce genre de faits. Pour en revenir à notre objet, donc, je crois qu’on ne peut pas dire que la conception wittgensteinienne « peut conduire à voir comme des vérités analytiques (conceptuelles) des croyances non justifiées ». La certitude de Wittgenstein sur le fait que personne n’était jamais allé sur la Lune au sens où la science de notre civilisation l’entend (au sens que ces mots ont au sein de notre système) était bien empirique. Simplement, Wittgenstein soulignait qu’il était absurde d’en douter 1) si on n’avait pas de bonnes raisons d’en douter et 2) si on ne s’accordait pas (logiquement) sur les moyens par lesquels on pouvait vérifier ou infirmer une telle proposition : car une proposition ne peut être contredite que par une proposition appartenant au même système logique.
Bien cordialement,
¿’
15. Le mercredi 9 mars 2011, 15:55 par Philalèthe
Pardonnez mon absence temporaire de réponse : elle a pour raison le manque de temps.
16. Le vendredi 11 mars 2011, 16:29 par ¿'
Merci pour votre prévenance ; mais je vous en prie, prenez tout votre temps : vos élèves et vos articles passent d'abord.
Au plaisir de vous lire,
¿'

mardi 1 février 2011

Diderot et Helvétius : des natures humaines ou une nature humaine ? ou y a-t-il une thèse philosophique sur la nature des hommes spontanément partagée par les professeurs ?

Dans sa Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'homme, Diderot prend position contre la thèse, attribuée à Helvétius, que tous les hommes normalement constitués partagent une nature humaine identique et que celle-ci les rend identiquement potentiellement capables de faire tout ce qui peut être appris. On peut voir dans cette thèse un élément d'une position culturaliste radicale définissant l'homme comme résultat des apprentissages auxquels la société l'a soumis.
Sans méconnaître le rôle de la société, Diderot s' appuyant sur l'expérience de l'échec de certains apprentissages, même obstinément poursuivis, soutient la thèse que le succès ou l'échec de l'apprentissage est relatif à la nature singulière de l'individu. Plus exactement Diderot range les hommes dans des groupes naturels à l'intérieur de l'espèce humaine (ainsi quand il oppose "les âmes tendres" aux " coeurs durs", il prétend déterminer deux types naturels d'homme sur lesquels par exemple l'enseignement de la poésie n'aura nécessairement pas les mêmes effets, toutes choses égales par ailleurs).
Pour convaincre le lecteur, il le renvoie à l'école et à l'expérience que les professeurs ont des élèves :
" Hélas ! les écoles sont pleines d'enfants si désireux de la gloire (j'ajoute : de parents si désireux de la gloire pour leurs enfants), si studieux, si appliqués ! ils ont beau travailler, se tourmenter, pleurer quelquefois de leur peu de progrès, ils n'en avancent pas davantage ; tandis que d'autres , à côté d'eux, légers, inconstants, distraits, libertins, paresseux, excellent en se jouant (...) Si Helvétius avait exercé la profession malheureuse d'instituteur d'une cinquantaine d'élèves, il eût bientôt senti la vanité de son système. Il n'y a pas un professeur dans tous nos collèges à qui ses idées ingénieuses ne fissent hausser les épaules de pitié " (p. 589, Oeuvres philosophiques, 1964, Garnier)
Diderot a sans doute raison mais quel bon usage faire de ce savoir-là dans l'enseignement ? Ne doit-on pas commencer l'année en Helvétius pour la finir en Diderot ?
Ultime consolation, mais pas au prix d'un défaut de lucidité.