lundi 31 octobre 2011

Une autobiographie qui est une hétérobiographie.

Les années d' Annie Ernaux dénoncent à leur manière le mythe de l'intériorité, d'où une autobiographie tournée vers le monde extérieur, vers les autres, plus précisément vers la société :
" Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu'on l'entend généralement, visant à la mise en récit d'une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l'imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu'elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu'auront connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070 (...)
Quand elle désirait écrire, autrefois, dans sa chambre d'étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d'une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond, un accomplissement supérieur, une gloire - que n'aurait-elle pas donné pour devenir "écrivain" de la même façon qu'enfant elle souhaitait s'endormir et se réveiller Scarlett O'Hara. Par la suite, dans des classes brutales de quarante élèves, derrière un caddie au supermarché, sur les bancs du jardin public à côté d'un landau, ces rêves l'ont quittée. il n'y avait pas de mots inspirés et elle n'écrirait jamais qu'à l'intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait." (p. 251-252)
Ce n'est ni un ouvrage qui dévoile une admirable intériorité ni une étude objective des conditions historiques et sociales qui ont formé l'auteure. C'est à travers les souvenirs d'Annie Ernaux la redécouverte d'une vie commune en France à elle et à bien d'autres entre 1940 et 2006.
Suivant son regard, on voit non l'intérieur de ses yeux mais ce qu'il vise.
Ce que Jacques Schlanger écrit de Montaigne lui convient aussi :
" Non pas un esprit égocentrique qui ramènerait tout à soi, mais plutôt un penseur qui voit son monde se déployer autour de lui, lui-même faisant partie de ce monde." (Du bon usage de Montaigne, Hermann, 2012, p.15)

dimanche 30 octobre 2011

Faire de la philo en Terminale à la fin des années 50.

C'est ainsi qu' Annie Ernaux dans son autobiographie Les années (2008) décrit son rapport avec la philosophie au lycée (elle vient de décrire une photo de classe datant de la même époque et va dire ce que de sa réalité d'autrefois elle ne trouve pas sur le cliché) :
" Aucun signe de cette lourdeur du vivant à laquelle elle doit s'arracher pour s'approprier le langage de la philosophie. Pour, à force d'essence et d'impératif catégorique, refouler le corps, l'envie de manger, l'obsession du sang mensuel qui ne coule plus. Réfléchir sur le réel pour qu'il cesse de l'être, qu'il devienne une chose abstraite, impalpable, d'intelligence. Dans quelques semaines, elle va arrêter de manger, acheter du Néo-Antigrès, n'être qu'une conscience pure. Quand elle remonte après les cours le boulevard de la Marne bordé par les baraques de la fête foraine, le hurlement de la musique la suit comme un malheur." (p.79)
Y a-t-il encore aujourd'hui des élèves invités à l'ascétisme par la découverte de la philosophie ?
Quand il existe, l'intérêt pour la philosophie parvient, me semble-t-il, à faire bon ménage avec l'extrême soin du corps. Il n'y a plus à choisir entre la gourmandise (ou n'importe quel désir relatif au bien-être de son corps) et le goût des concepts. L'enseignement de la philosophie n' est pas perçu comme appel à la conversion mais comme plaisir, ou du moins gain d'intelligence. C'est une des marchandises pour l'esprit, particulièrement sophistiquées, comme il y en a tant pour le corps. S'occuper bien de soi, c'est se procurer autant ce dont a besoin la tête que le corps, pour plaire, pour se plaire.
Mais je parle de l'enseignement de la philosophie à des jeunes gens issus de milieux aisés.

mercredi 26 octobre 2011

Un exemple d'acrasie (et une ébauche d'explication de celle-ci) ou (plus simplement) d'une condition nécessaire pour être un philosophe respectable.


Philippa Foot écrit dans Morality as a System of Hypothetical Imperatives (Philosophical Review 81, Duke University Press, 1972) .
" If one wants to be a respectable philosopher one should get up in the mornings and do some work, though just at that moment when one should do it the thought of being a respectable philosopher leaves one cold."
Je traduis :
" Si on veut être un philosophe respectable, on doit se lever le matin et travailler, bien que juste au moment où on doit le faire la pensée d'être un philosophe respectable laisse froid."

lundi 24 octobre 2011

Une critique de l'argument d' Épicure sur la mort.

Dans Just the arguments : 100 of the most important arguments in Western philosophy(ed. Michael Bruce et Steven Barbone, Wiley-Blackwell, 2011), Steven Luper présente l'argument célèbre d' Épicure destiné à supprimer la peur de la mort (pour rappel, le voici dans la traduction de Jean Brun : "celui des maux qui fait le plus frémir n'est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n'est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus"). Puis il le critique en ces termes :
" Unfortunately, it is not clear that this argument accomplishes what Epicurus wanted it to do. The problem is that the term "death" might mean at least two different things. First, it might signify an event : our ceasing to live. Call this "dying". Second, il might signify a state of affairs : the state of affairs we are in result of our ceasing to live. Call this "death". Both dying and death appear to harm us, and hence both threaten our equanimity. But Epicurus' argument shows, at best, that death is nothing to us." (p.99-100)
Je traduis : " Malheureusement, il n'est pas clair que l'argument réalise ce qu' Épicure voulait qu'il fît. Le problème est que le terme "mort" peut signifier au moins deux choses différentes. En premier, il peut signifier un évènement : le fait que nous sommes en train de cesser de vivre. Appelons-le "le fait d' être en train de mourir". En second, il peut signifier un état de choses : l'état de choses dans lequel nous sommes comme résultat du fait que nous avons cessé de vivre. Appelons-le "la mort". À la fois "le fait d'être en train de mourir" et "la mort" semblent bien nous nuire et par conséquent les deux mettent en danger notre sérénité. Mais l'argument d' Épicure montre, au mieux, que la mort n'est rien pour nous."
Il me semble que la critique ne porte pas car, tant que l’évènement n'a pas eu lieu, on est vivant comme on l'a toujours été. Épicure paraît concevoir en effet la mort comme un évènement instantané et donc personne n'est jamais en train de mourir. Certes cette conception instantanéiste de la mort n'est pas en accord avec les manières de parler : "on met du temps à mourir", "on est entre la vie et la mort" etc. mais on peut retraduire toutes ces expressions dans un idiome épicurien (par exemple, pour la première, on peut dire que les souffrances qui précèdent la mort n'en finissent pas). Certes ce que Steven Luper appelle le fait que nous cessions de vivre est bel et bien l'expérience de souffrances mais il ne faut plus aller chercher un remède dans l' argument examiné mais dans l'argument selon lequel la souffrance physique n'est pas à craindre car soit elle est terrible et courte soit elle dure mais est supportable (certes cet argument empirique, a posteriori n'est guère en accord avec l'expérience : lui est donc faible en revanche). Sur cette question, on peut se rapporter à l'un ou l'autre de mes anciens billets

vendredi 14 octobre 2011

L'histoire de la philosophie : une remarque de Pierre Hadot.

Dans Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature (2004), Pierre Hadot part d'une citation d' Héraclite qui sert de fil directeur à l'ouvrage : phusis kruptestai philei qu'on traduit habituellement par " La Nature aime à se cacher ".
L'auteur explique d'abord qu'on peut comprendre la pensée d' Héraclite de cinq manières distinctes puis il montre ensuite que la formule a été très tôt largement défigurée par la postérité et les commentateurs successifs. Terminant son premier chapitre en expliquant comment Félix Ravaisson a mal compris Léonard de Vinci, Pierre Hadot conclut : " écrire l'histoire de la pensée, c'est parfois écrire l'histoire d'une suite de contresens." Renouant avec la même idée au début du chapitre suivant, il l'énonce alors plus radicalement : " Nous venons de dire qu'écrire l'histoire de la pensée, c'est écrire l'histoire des contresens ".
Peut-on aller jusqu'à énoncer l'alternative suivante : ou on crée quelque chose de nouveau dans la philosophie et alors on défigure les philosophes antérieurs ou contemporains, ou bien on leur est fidèle mais on se cantonne dans ce cas à un rôle d'historien de la philosophie ? Si cette alternative reflétait toujours la réalité, ça serait singulièrement inquiétant.
À supposer que Hadot ait généralement raison (que les philosophes contruisent leur philosophie contre des philosophes antérieurs mal compris), cela différencierait franchement l'histoire de la philosophie de celle des sciences. En effet on ne peut pas dire que Galilée a mal compris Aristote : au contraire ses réfutations mettent en évidence qu'il l'a très bien compris. On peut pour finir se demander si cette hypothétique singularité de la philosophie constitue un de ses atouts ou au contraire manifeste un vice récurrent. Les philosophes seront partagés sur la valeur d'un effort de transformation de l'évolution de la philosophie sur le modèle de l'évolution des sciences. Certains iront même jusqu'à crier : " Scientisme, positivisme !".
Mais si un philosophe cherche la vérité sur un problème donné, comment peut-il être satisfait d'une évolution reposant sur le fait que ceux qui écrivent ont mal compris les textes antérieurs ? Que vaut la nouveauté dans un domaine théorique si elle ne correspond pas à un pas de plus vers la vérité ?

Commentaires

1. Le samedi 15 octobre 2011, 23:10 par Philalèthe
Vous avez raison : il ne faut pas idéaliser les sciences. Mais en sciences, un tel défaut me paraît disqualifier celui qui le manifeste alors qu'en philo ça n'est pas le cas. Par exemple on s'accorde pour dire que la lecture que fait Schopenhauer de l'esthétique transcendantale kantienne est erronée, il n'en reste pas moins qu'il est un grand philosophe alors qu'il n'a pas bien compris un philosophe antérieur important travaillant dans le même domaine que le sien. Certes on peut discuter l'idée que c'est un contre-sens dans la mesure où il est difficile en philo de s'entendre sur les sens légitimes d'une philosophie. Du coup on préférera parler d'une interprétation discutable, ce qui est tout à fait autre chose qu'un contre-sens.
Que penser par exemple de la manière dont Nietzsche caractérise Socrate dans La naissance de la tragédie ? Est-ce une interprétation originale ou un contre-sens ?
Un nietzschéen choisira le premier élément, un historien de la philosophie antique sera plutôt porté à voir ce que dit Nietzsche de Socrate comme éclairant ce que pense Nietzsche lui-même.
Quant à la fidélité que vous invoquez, bien sûr elle existe mais n'a-t-elle pas comme caractéristique de ne pas être fidèle à l'ensemble d'une philosophie mais seulement à certaines thèses qu'on juge fortes et qu'on soutiendra avec des arguments nouveaux ? Il s'agit d'une fidélité partielle et critique, que je trouve assez distincte de la fidélité totale et respectueuse de beaucoup d'historiens de la philosophie. Le récent livre anglais sur 100 arguments de la philosophie (Michael Bruce, Steven Barbone Just the Arguments: 100 Most Important Arguments in Western Philosophy) est très représentatif de cette attitude qui en un sens dépèce un système pour en garder ce qu'on juge en être la substantifique moëlle. À mille lieues de Guéroult, on pratique une lecture de la philosophie inséparable d'un effort destiné à la faire avancer -ce qui ne me paraît pas être la posture de l'historien classique de la philosophie - je pense par exemple aussi à Geneviève Rodis-Lewis sur Descartes. Peut-être je force les oppositions.

mercredi 12 octobre 2011

D'un point commun aux fables et aux maths et plus généralement de l'homme et des animaux (La Fontaine, Descartes, Montaigne).

Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 2 : Ce passage de La Fontaine est éclairé par quelques vers d'Ovide tirés des Odes (I, 16) : "On dit que Prométheus, contraint d'ajouter au limon primitif des parties prises de tous côtés, mit dans notre poitrine la violence du lion furieux".
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (Essais, Chapitre XLII, De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".

L'oxymore absolu ou qu' il est vraiment impossible que les oiseaux produisent du lait !

Pour illustrer ce qu'est - du moins hors contexte - un énoncé totalement inintelligible, précisément une contradiction interne (et par là même un objet impossible), je dis banalement et couramment : "un célibataire marié" ou " un cercle carré". Or, je découvre une expression proberbiale du grec ancien qui fera bien l'affaire aussi. Il s'agit de Όρνίθων γάλα , autrement dit du lait d'oiseau. Selon le manuel de grec ancien de Fontanier et Menu (PUR 2007), l'expression est "chère à Aristophane, Guêpes, v.508 ; Oiseaux, v.734, 1673, et à d'autres poètes comiques comme Eupolis et Ménandre, pour évoquer, à travers l'impossible, une chose extrêmement rare et précieuse, objet de tous les désirs, symbole à la fois de l'âge d'or et de l'utopie".
Prise au sens fort et à la lettre, l'expression associée au désir revient à identifier ce dernier comme nécessairement non satisfait. Prise au sens faible, elle véhicule l'idée qu'il est presque impossible de satisfaire le désir.

Commentaires

1. Le jeudi 13 octobre 2011, 15:13 par Florian Cova
Well, je suppose que les grecs n'avaient pas de pigeon qui caguaient sur la statue d'Athéna :
2. Le jeudi 13 octobre 2011, 18:22 par Philalèthe
Merci de ce lien qui vérifie la phrase de Hamlet : "il y a plus de choses au ciel et sur la terre Horatio que dans toute votre philosophie »...
Je vais donc garder ma bonne vieille expression de "célibataire marié"...