Dans un article intitulé Langage ordinaire et exercice spirituel, Sandra Laugier caractérise ainsi le stoïcisme :
" Le monde n'est pas tel qu'il devrait être, chacun en convient. Mais ce n'est que dans ce monde que je puis changer (et qu'il y a un sens à parler de changement) ; il n'y en a pas d'autre. C'est là ce qui définit le stoïcisme et sa forme d'exercice spirituel (changer ici et maintenant, comme par des exercices physiques)." (Davidson et Worms (ed), Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Editions Rue d'Ulm, 2010, p.75)
Ces lignes, que l'auteur, dans l'article en question, répète plus ou moins identiquement à deux reprises (cf p.68) , sont surprenantes.
Certes le stoïcisme est aussi une éthique à laquelle on a accès par une modification de ses désirs, de ses croyances, de ses actions. Mais une telle transformation est-elle justifiée par le fait qu'il faut s'adapter à un monde qui "n'est pas tel qu'il devrait être" ? Qui est en fait le "chacun" auquel Sandra Laugier se réfère ?
En réalité c'est chacun de tous les insensés (appelons ainsi qui n'est ni sage ni progressant), de tous ceux qui, aveuglés par l'ignorance, déplorent l'état du monde. Mais le stoïcien lui sait que le monde est tel qu'il doit être. En tout cas, les Entretiens d'Épictète ne laissent aucun doute sur la conception providentialiste et finaliste qui est au centre de cette philosophie :
" Chaque événement arrivant dans le monde est une occasion facile de louer la providence, si l'on possède deux qualités, la faculté de voir d'ensemble les événements qui arrivent à chacun et le sentiment de reconnaissance." (I, VII, trad.Brehier-Aubenque)
Aussi le stoïcien n'a-t-il même pas à se soucier d'écrire une théodicée, en vue de défendre la justice de Dieu face aux innombrables maux qui affectent les justes, pour la raison que ce que l'insensé juge être des maux (la mort, la maladie, la souffrance, la spoliation etc) n'en sont réellement pas. Le seul mal est la présence en soi de désirs, de croyances et d'actions qui ne sont pas justifiés par une connaissance vraie de la réalité - réalité réussie, parfaite, rationnelle, insurpassable -. Or, il est dans le pouvoir de chacun de conformer ses désirs, ses croyances et ses actions à la vérité, ce que veut dire la formule "vivre selon la nature". Le monde est bien fait puisque l'homme éclairé peut y vivre heureux quoi qu'il y arrive car son bonheur dépend de sa volonté et de sa raison libres.
Bien sûr, si le mode de vie stoïcien repose systématiquement sur une conception finaliste et providentialiste de la réalité, vu que la science moderne s'est construite au 17ème siècle sur le rejet des causes finales dans l'explication des phénomènes naturels, un problème se pose : comment aujourd'hui peut-on à la fois reconnaître et la vérité des sciences expérimentales et la valeur du mode de vie stoïcien ?
Juger que les sciences apportent un savoir vrai (certes révisable et améliorable) semble amener à conclure que le stoïcisme se fonde sur une physique dépassée (mutatis mutandis comme l'astrologie) ; en revanche affirmer la valeur du stoïcisme dans sa totalité systématique doit conduire à douter des vérités des sciences expérimentales.
On se demande donc si le prix à payer pour sauver le stoïcisme n'est pas identique au prix à payer pour sauver une religion, par exemple la religion chrétienne : le réduire à une éthique sous peine d'avoir à sacrifier comme on l'a dit la science au stoïcisme.