mardi 8 mars 2005

Cratès (3) : la pauvreté comme moyen de séduction.

Les cyniques ont toujours d’une manière ou d’une autre affaire à l’argent. Cratès n’y fait pas exception. Lui, le riche, c’est le spectacle de la pauvreté qui le convertit :
« D’après les Successions d’Antisthène, Cratès fut attiré à la philosophie cynique quand il vit dans une tragédie Télèphe, du reste assez misérable, portant un pauvre petit panier. » (D.L., VI, 87)
Ce Télèphe a bien sûr tout pour plaire à un futur cynique : 1) c’est le fils d’Héraclès 2) s’il est condamné à la misère, c’est parce que sa mère, Augé, prêtresse d’Athéna, a renoncé à la virginité attachée à son ministère en couchant avec le héros des cyniques. Quand on sait à quel point la secte se moque des prêtres et des rites arbitraires des religions, être le fruit d’une transgression religieuse est à coup sûr un bon départ dans la vie !
« Il convertit donc en avoirs liquides – il était en effet du nombre des gens bien en vue – et ayant ainsi amassé quelque chose comme 200 talents (300.000 $, d’après Léonce Paquet !), il distribua cette somme à ses concitoyens. » (ibid.)
Fit-il donc aux Thébains un cadeau empoisonné ? Jeta-t-il sa fortune à la mer (VI, 87) ? La donna-t-il à l’Etat (Simplicius Commentaire sur le Manuel d’Epictète 64)? Quoi qu’il en soit, ce geste inaugural, qui a tout de même plus d’allure que la simulation de Monime, le rend célèbre ! C’est toute l’ambiguïté du cynique qui obtient par le mépris de la célébrité la célébrité du mépris ! Mais la pauvreté de Cratès a été aussi son arme pour séduire Hipparchia. Laërce raconte que la sœur de Métroclès ne prêtait « aucune attention à ses prétendants, à leur richesse, leur noblesse ou leur beauté : Cratès était tout pour elle. Elle menaçait même ses parents de s’enlever la vie si on ne la laissait pas épouser Cratès. Ses proches supplièrent donc ce dernier d’en dissuader leur fille : Cratès fit tout ce qu’il pouvait, mais à la fin, incapable de la persuader, il se leva, se dépouilla de ses vêtements devant elle et lui dit : « Voilà ton futur et tout son avoir, décide-toi en conséquence, car tu ne saurais être ma compagne à moins d’adopter aussi mes habitudes de vie. » (D.L. VI, 96) Je retrouve la méthode cratésienne : 1) donner la parole au corps quand l’argumentation est défaillante 2) faire le contraire de ce qu’il prétend faire (il imitait l’impuissance de Métroclès par une manifestation de puissance et ici il montre ce qui plaît, au moment même où il affirme faire la démonstration de ses limites). Bien sûr Cratès n’était pas beau (je n’oublie pas qu’Antisthène a été l’élève de Socrate, qui avait transformé sa laideur en argument de vente) « et l’on se moquait de lui quand il se dénudait pour ses exercices physiques. » (VI, 91). Mais c’est justement ce que désire Hipparchia, la possession de cette totale anti-valeur grecque qu’est Cratès : laid, pauvre, sans fonction politique, mais ô combien puissant pour cela même ! Mais ce qu’a pensé Cratès de son mariage avec Hipparchia (énigme : à quoi peut donc bien ressembler un mariage cynique ?), je n’en sais trop rien. J’ai du mal à interpréter ce qu’il dit à son fils Pasiclès :
« D’après Erastothène, Hipparchia (…) lui donna un fils du nom de Pasiclès ; quand ce dernier parvint à l’âge adulte, Cratès le mena dans un bordel : « C’est ainsi, lui dit-il, que ton père s’est marié. » Car les unions adultères, à son avis, sont des mariages de tragédie qui n’ont pour récompense que l’exil ou l’assassinat ; tandis que les unions des clients de maisons closes sont plutôt comiques : à partir de la débauche et de l’ivresse, elles n’ont pour résultat que la folie. » (VI, 88-89)
J’ai tendance à penser que ces dernières lignes font l’éloge de la prostituée aux dépens de la maîtresse mais elles identifient aussi bizarrement Hipparchia à une pensionnaire de maison close, signe donc de débauche, d’ivresse et de folie. Comme je préférerais m’appuyer sur la vieille traduction de Robert Genaille (1933) dont je sais pourtant qu’elle est définitivement disqualifiée mais qui était elle, grâce à son contresens, vraiment lumineuse et finalement tout à fait cynique :
« Il mena Pasiclès, quand il fut adulte, dans la maison d’une prostituée, il lui dit que c’était là le mariage que lui conseillait son père car etc. »
Il m’eût suffi de faire l’hypothèse que Cratès, tel Socrate, avait chèrement payé sa vie de couple !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire