mercredi 14 septembre 2005

Anaximandre et les enfants.

Diogène Laërce est le seul à rapporter, concernant Anaximandre, une étrange anecdote:
"Alors qu'il chantait, dit-on, les enfants se moquèrent: lui, s'en étant aperçu, dit: "En effet, pour un public d'enfants, il nous faut chanter mieux." (II, 2)
Bien sûr cela rappelle la moquerie dont Thalès est l'objet (cf note du 09-05-05), mais les différences sont importantes. En premier lieu, ce n'est plus une femme qui se moque mais des enfants. Certes on peut penser qu'il n'y guère de différences au sens où autant les enfants que la femme ne semblent pas pouvoir rivaliser en raison avec le philosophe. Ensuite l'activité d'Anaximandre n'a rien de contemplatif (il n'a pas le regard tourné vers le Ciel et son ordre), elle est ordinaire et ludique: il chante (c'est, si ma mémoire est bonne, le premier philosophe à qui Diogène attribue une telle action). Du coup la raison de la moquerie est énigmatique, alors qu'il n'est pas difficile de comprendre la femme moqueuse: en effet on peut trouver ridicule de chercher à s'orienter dans le ciel si l'on ne sait pas déjà cheminer sur terre. Mais pourquoi donc ces enfants se moquent-ils ? Anaximandre chante-t-il mal tout simplement ? Un philosophe n'aurait-il pas dû chanter ? Enfin, alors qu'on ne sait rien de la réaction de Thalès mais qu'on la devine (j'imagine que les rires féminins le laissent froid), celle d'Anaximandre va de manière surprenante à premiere vue dans le sens de la moquerie. Le philosophe se rendrait-il compte du modèle qu'il représente pour les enfants ? Veut-il dire que ce qu'on peut se permettre devant des adultes on ne le peut pas devant des enfants, tant ils sont portés à imiter ? Ceci dit, l'hypothèse selon laquelle des enfants seraient juges des mérites et donc instructifs par leur critique même me paraît bien douteuse, vu qu'aucun autre texte ne donne à l'enfant une telle clairvoyance. Faut-il donc appliquer plutôt à cette histoire le pseudo-proverbe: "à moqueur, moqueur et demi" ? Par son apparente approbation, Anaximandre tournerait ironiquement en dérision la prétention enfantine. Reste qu'une telle attention prêtée à la moquerie n'annonce pas du tout ce que des philosophies plus tardives s'attacheront à faire (1). Par exemple qu'est-ce que le stoïcisme, sinon l'apprentissage de l'indifférence à la moquerie ? Et les cyniques déjà s'entraînent à rester impassibles face aux rires ignorants. Certes ils étaient eux des moqueurs mais du haut de leur perfection ! J'ai beau avoir cherché à clarifier cette histoire: je ne sais pas si Anaximandre prend ou non les enfants au sérieux. Certes la traduction que Jean-Paul Dumont donne du passage pousse nettement à déprécier les petits juges, vu qu'il ne s'agit plus d'enfants mais de "marmaille". Il est vrai que m'entraîne dans le même sens un passage de la biographie que Diogène consacre à Empédocle:
" Diodore d'Ephèse, écrivant à propos d'Anaximandre, dit qu'Empédocle l'imita, en affectant une superbe théâtrale et une pompeuse tenue vestimentaire." (VIII, 70).
Cela sent sérieusement la vanité mais d'un autre côté j'ai appris à me méfier des philosophes quand ils parlent des philosophes...
(1) Ajout du 01-12-14 : s'il s'agit d'une attention moqueuse, la distance n'est pas si grande.

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