Pierre Hadot dans la préface au Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par Richard Goulet écrit :
« Les écoles philosophiques ne renoncent jamais à exercer une action sur leurs concitoyens. Les moyens utilisés pour parvenir à cette fin sont différents sans doute. Certains philosophes essaient d’exercer une action politique, songent à prendre le pouvoir. D’autres se contentent de conseiller les dirigeants (on pense à Platon). D’autres se mettent au service de la cité en donnant un enseignement aux éphèbes ou en essayant de la secourir par des ambassades. » (p.14)
Servir de médiation diplomatique, c’est précisément ce que fit Xénocrate envoyé par Athènes avec d’autres auprès de Philippe, le potentat macédonien. L’accomplissement de la fonction peut se diviser en plusieurs temps :
1) « Tandis que les autres, amadoués par des présents, acceptaient les invitations et conversaient avec Philippe, lui ne fit ni l’une ni l’autre chose. » (IV 8)
Tout en ayant accepté la mission diplomatique, Xénocrate ne respecte donc pas les règles du jeu homonyme. J’imagine qu’il vise ainsi à poser de nouvelles règles, qui feraient peut-être l’économie des préliminaires et des flatteries en privilégiant l’accès direct au contentieux. Mais on n’invente pas tout seul une nouvelle institution :
« Pour cette raison Philippe ne le reçut pas. » (9)
2) « Aussi, en revenant à Athènes, les ambassadeurs dirent que Xénocrate étaient venus avec eux inutilement et les Athéniens étaient prêts à le punir. » (9)
Les Athéniens ont beau avoir Philippe comme adversaire : identiques à lui, ils défendent les règles de ce jeu qui permet quelquefois à des adversaires de cesser de l’être.
3) « Mais, après avoir appris de sa bouche qu’ils devaient alors plus que jamais s’inquiéter pour leur cité – « car Philippe, dit-il, savait que les autres avaient accepté ses présents, mais que moi, il ne trouverait aucun moyen de me séduire », ils l’honorèrent, dit-on doublement. » (9)
Ce que dit ici Xénocrate, c’est qu’il y a deux armes politiques : la plus économique, la corruption et l’ultime, la violence. Le retournement des Athéniens s’explique ainsi : ce qu’ils voyaient comme usage normal, ils le voient désormais comme vice. Du coup qui n’a pas joué le jeu devient qui n’a pas triché. Perdant le jeu diplomatique, les Athéniens par la grâce d’un mauvais joueur gagnent moralement, d’où les honneurs doubles, les simples étant peut-être réservés aux bons joueurs du jeu diplomatique.
4) « Et Philippe déclara plus tard que seul Xénocrate, parmi ceux qui étaient venus chez lui, ne s’était pas laissé corrompre. » (9)
Surprise ! Philippe est double : grand joueur du jeu politique, il connaît tout de même les règles du jeu moral et apprécie la valeur des bons coups.
Certes on ne sait pas dans ce cas si cette conduite morale en milieu diplomatique a été diplomatiquement payante. En revanche la deuxième anecdote ne laisse pas de doutes :
« Ajoutons qu’envoyé en ambassade auprès d’Antipatros au profit de prisonniers athéniens capturés durant la guerre lamiaque et invité à un repas (par Antipatros) il lui cita les vers suivants :
Ô Circé, quel homme s’il est sensé,
Supporterait de manger et de boire
Avant que ne soient libérés ses compagnons et qu’il ne les ait vus de ses yeux ?
Et (Antipatros) reconnut l’à-propos de la citation et relâcha immédiatement les prisonniers. » (9)
Antipatros n’a pas cherché à jouer le jeu diplomatique qui aurait consisté à mettre fin à l’entretien ; non seulement il accepte de participer au jeu moral mais en plus il n’est pas mauvais perdant.
Au fond, Xénocrate prêche dans ces anecdotes des convertis ; malgré quelques résistances, Philippe, ses compatriotes, Antipatros croient à la primauté de la morale. Pas un seul ne lui donne l’occasion de montrer jusqu’où il pourrait aller dans son refus de jouer à un autre jeu qu’à celui dont il estime les règles.
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