samedi 22 avril 2006

Xénocrate, le faux buveur.

Participer à un concours de beuverie n’est à première vue guère honorable: c’est rechercher les applaudissements du vulgaire en disputant la première place dans un domaine duquel il semblerait plus sage de se retirer. En tout cas, nul philosophe aujourd’hui ne s’y risquerait, tant il aurait à perdre à prendre le risque d’y gagner une reconnaissance sans prix.
Xénocrate, successeur de Speusippe à la tête de l’Académie, a su, lui, prendre part à la soûlerie rituelle de façon pourtant à en retirer indiscutablement un profit philosophique. Il faut dire que la voie avait été largement ouverte par le maître du maître, je veux dire Socrate, à l’esprit plus fort que tout spiritueux.
La scène se passe en territoire ennemi, si on me permet l’expression, à Syracuse, chez Denys le Jeune, celui qui ne fut jamais catéchisé par le maître. On y célèbre la fête des Conges (le conge est une mesure de capacité pour les liquides, valant un peu plus de trois litres). Xénocrate est là, peut-être est-ce à l’occasion du voyage qu’il fit en Sicile avec Platon (IV 6), dans ce cas, loin d’être encore scholarque, il ne serait pas bien vieux et ce que je vais rapporter aurait alors tout d’un exploit de jeunesse.
Quoi qu’il en soit, il remporte la victoire avec pour récompense une couronne d’or. Jusque-là, tout doit avoir été conforme aux règles du jeu, mais que penser de la suite ?
« En sortant il déposa (la couronne) sur la statue élevée à Hermès, là où il avait coutume de déposer les couronnes de fleurs. » (8)
Hermès, comme tant de divinités grecques, est un dieu aux facettes si multiples que je ne me hasarderai pas à interpréter l’offrande de la couronne à lui précisément. Je relève juste que Xénocrate se défait du présent et le banalise en ne lui donnant pas une autre destination que celle réservées aux couronnes florales (mais de quelles autres joutes tenait-il donc ces récompenses odorantes ?).
Mettre l’or au même niveau que la fleur, voilà bien un geste philosophique au sens clair mais néanmoins respectueux. J’imagine le cynique assez audacieux quant à lui pour jeter aux ordures un tel joyau. Quant au stoïcien, attentif à faire ce qui se fait, il ne commettrait pas un impair aussi marqué.
C’est clair: c’est le geste fait par un platonicien que je cherche à interpréter; il va de soi que, réalisé par un homme sans identité philosophique, il pourrait vouloir dire aussi bien (et entre autres !) qu’Hermès mérite, quand c’est possible, bien plus que des cadeaux éphémères.
Rêvons : Xénocrate, impeccable buveur, ne participe à la liesse populaire que pour illustrer son endurance. L’alcoolisé, le brûlant, le glacial, c’est tout un : autant d’occasions de présenter à la foule (et au maître sidéré ?) la manifestation jamais démentie de la maîtrise de soi.
Je ferai le pari que Xénocrate a même gardé « l’air grave et maussade » qui poussait Platon à lui répéter sans cesse : « Xénocrate, sacrifie aux Grâces » (6). Platon : maître exigeant qui demande et la domination de soi et la gaieté légère.
Platon et Speusippe disparus pour toujours, Xénocrate se retirera, comme le maître, dans l’Académie, mais il aura beau s’enfermer dans l’école elle-même très fermée (« A celui qui n’avait étudié ni la musique ni la géométrie, mais qui voulait fréquenter son enseignement, il dit : « Va ton chemin : il te manque les poignées de la philosophie. » (10)), il aura beau s’éloigner des prisonniers de la Caverne, quand il se mêlera de nouveau à eux, à l’égal de son maître reconnu par ceux qu’il ne reconnaît pas, il verra s’ouvrir devant lui la foule impressionnée des humbles :
« Tous les vendeurs à la criée et les porte-faix, dit-on, s’écartaient sur son passage. » (6)
Dois-je en conclure que dans l’allégorie de la Caverne les meurtriers du philosophe éclairé, loin d’être les hommes les plus simples du peuple, occupés à leurs tâches, sont bien plutôt tous les demi-savants quand ils perçoivent le danger des clartés philosophiques ? Les railleurs des philosophes sont leurs concurrents.

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