“Pour finir, il prit les hommes en haine, et vécut à l’écart dans les montagnes, se nourrissant d’herbes et de plantes. » écrit Diogène Laërce en IX 3.
La misanthropie héraclitéenne est-elle de tempérament ou philosophique ? La conduite d’une fin de vie exprime-t-elle la nécessité d’un caractère ou illustre-t-elle la conclusion d’une longue réflexion ? A moins que son expérience n’ait jamais démenti ce que sa nature le portait à penser ?
« Un seul en vaut pour moi dix mille, s’il excelle » comme le rapporte le médecin Galien (131-201) dans Du discernement du pouls VIII
Si je vois une relation possible entre sa hauteur (« il était d’esprit hautain, plus que personne » IX-1) et le choix de la montagne comme lieu de retraite, je me demande quel lien existe entre la misanthropie et le végétarisme. Certains cyniques, refusant de cuire la viande, la mangeaient donc crue, signifiant ainsi leur refus de la cité et précisément de ses rites sacrificiels. Puis-je tirer Héraclite en ce sens ? Un fragment cité par le manichéen Aristocrite (5ème siècle ap. JC) rendrait-il vraisemblable une telle interprétation ?
« Ils se purifient en se souillant d’un autre sang
comme si, après avoir marché dans la boue,
quelqu’un se lavait avec de la boue : il paraîtrait en délire
à quiconque le verrait agir ainsi.
Et à ces statues ils adressent leurs prières
comme qui ferait conversation avec des murs
Sans avoir conscience de ce que sont dieux et héros. » (Théosophie, cité par Origène Contre Celse VII 62)
Que cette alimentation soit philosophique ou non, il est clair que le corps du philosophe ne le supporte pas :
« Pourtant, ayant contracté une hydropisie à ce régime, il redescendit en ville, et demanda aux médecins de manière énigmatique, s’ils pourraient produire une sécheresse à partir d’une pluie diluvienne. » (IX 3)
Comment interpréter un tel retour ? On peut y voir autant l’aveu d’une dépendance que l’ultime mise en évidence de la médiocrité du monde.
Dans l'Apologie de Raymond de Sebonde, Montaigne, lui, y lit la supériorité de la santé, bien réel des animaux, sur la sagesse, bien douteux des philosophes :
« Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle mesme respondre : ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l'innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche present, que nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu'Heraclitus et Pherecydes, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, et se delivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict » (Essais Livre II chapitre XII)
Je vois aussi bien quelque chose de socratique dans ce défi adressé aux spécialistes (certes sous forme d’une question sphynxienne qui n’est pas du tout, elle, dans la manière de Socrate) et comme dans les dialogues de Platon, ils échouent :
« Ceux-ci n’ayant rien compris, il s’enterra lui-même dans une étable à vaches, espérant que la chaleur de la bouse provoquerait une évaporation. N’ayant obtenu aucun résultat, même par ce moyen, il mourut, après avoir vécu soixante ans. » (3)
Ce philosophe, recouvert d’excréments animaux, est encore interprétable de multiples manières.
Jacques Brunschwig, le traducteur et commentateur de ce texte, l'identifie à une mise en scène vacharde de la mort du philosophe par un Laërce guère porté il est vrai à respecter ceux dont il narre la vie et rapporte les idées :
« Cette version de la maladie, de la médication et de la mort d’Héraclite, comme celles qui suivent, a probablement été élaborée, avec des intentions polémiques, au moins en partie, sur la base de certains de ses fragments et de ses théories sur l’âme, l’humidité, la sécheresse, la chaleur, etc » (note 1 p.1049).
On pourrait cependant tenter un rapprochement entre cette fin et le célèbre passage d’Aristote dans les Parties des animaux (I, V, 645 a 17) :
« Comme le disait Héraclite – à ce qu’on rapporte – aux étrangers qui voulaient le rencontrer, mais qui, entrant chez lui, le voyaient se chauffer dans la cuisine, et restaient cloués sur place – il les invitait à ne pas avoir peur d’entrer , puisque, « même dans un tel lieu, il y a des dieux » - il faut, en matière de recherche scientifique aussi, aller à chaque vivant sans répugnance, en se disant que chacun possède quelque chose de naturel et de beau. »
L’enterrement aux pieds des vaches exprimerait à la fois l’approbation de la réalité sous toutes ses formes et la volonté toujours vive de la connaître telle qu’elle est, une fois mises à l’écart les superstitions et autres pensées trop humaines.