C’est dans un discours sur la vertu que Thémistius écrit à propos d’Héraclite :
« Les Ephésiens étaient habitués au luxe et au plaisir, mais quand on leur déclara la guerre, leur ville fut encerclée et assiégée par les Perses. Cela ne les empêcha pas de continuer à se divertir selon leur habitude. Mais les vivres vinrent à manquer dans la ville. Et quand la faim se fit plus pressante, les habitants se réunirent pour délibérer afin de savoir ce qu’il convenait de faire pour que la nourriture ne fît pas défaut ; mais personne n’osa leur conseiller de mettre un frein à leur vie facile. Comme ils étaient tous rassemblés à ce propos, un homme du nom d’Héraclite prit du gruau d’orge, le mélangea avec de l’eau, et, assis par terre, le mangea. Ce fut là une leçon silencieuse pour tout le monde. L’histoire dit que les Ephésiens comprirent aussitôt la leçon et qu’ils n’en avaient pas besoin d’autre ; ils s’en allèrent convaincus d’avoir à réduire leur vie luxueuse, pour que la nourriture ne vînt pas à manquer. Quand leurs ennemis surent que les Ephésiens avaient appris à vivre modérément et qu’ils prenaient leur repas comme le leur avait conseillé Héraclite, ils levèrent le siège et, bien qu’ils eussent été victorieux par les armes, ils levèrent le camp face à l’orge d’Héraclite. »
Combien de leçons dans ce court passage ? Au moins huit:
1) La recherche du plaisir est une prison dans laquelle on s’enferme.
2) Elle n’est pas compatible avec la vie civique.
3) Le raisonnement y est réduit au seul moyen de prolonger le plaisir.
4) Il faut du courage pour s’opposer à une foule qui mène « une vie bestiale » (pour reprendre l’expression utilisée par Aristote dans Ethique à Nicomaque I 3 pour qualifier ceux qui identifient le bonheur au plaisir)
5) Le philosophe ne dit rien mais montre par sa vie la voie à suivre.
6) Il a le pouvoir d’orienter la foule insensée.
7) Celle-ci ne change de vie qu’in extremis et dans le seul but de ne pas perdre tout à fait le plaisir qu’elle recherche. La vie philosophique est pour elle, dans certaines circonstances, un moindre mal.
8) La valeur morale est supérieure à la valeur militaire.
Thémistius avait-il lu Plutarque qui avait écrit:
« Ceux qui parviennent à exprimer ce qu’il faut par geste symbolique et sans user de la parole ne sont-ils pas loués et admirés particulièrement ? Ainsi Héraclite, prié par ses concitoyens de faire une proposition pour ramener la concorde, monta à la tribune, prit une coupe d’eau froide, y jeta de la farine d’orge, remua le mélange avec un brin de menthe, le but et s’en alla. Par là il leur fit voir que se contenter de ce que le hasard offre et savoir se passer du luxe maintient les cités dans la paix et la concorde. » (Du trop parler 17, 511 b)
Dans cette version, l’action d’Héraclite est ouvertement didactique alors que le texte de Thémistius n’exclut pas que ce soient les Ephésiens qui voient comme une leçon ce que fait le philosophe . Son degré d’indépendance par rapport à la foule est bien plus grand dans ce dernier texte, alors que Plutarque le décrit jouant le jeu que la foule lui fait jouer, certes à sa façon . Il me semble aussi que la leçon héraclitéenne est premièrement politique et secondairement morale chez Plutarque et que c’est exactement l’inverse chez Thémistius. Reste l’idée commune aux deux qu’il n’y a pas de contradiction entre la fin éthique et la bonne fin politique, car de toute façon atteindre l’une des deux, c’est atteindre l’autre. Rien de plus étranger à ces textes que la posture épicurienne qui tendra souvent à faire du souci politique un obstacle à la réussite éthique.
Héraclite, lui, était encore en position de faire d’une pierre deux coups.