Diogène Laërce rapporte une parole adressée par Platon à un de ses esclaves :
« Tu aurais reçu le fouet, si je n’étais pas en colère. » (III 38)
Je serais porté à la lire comme une leçon morale (condamnation de la passion, approbation de la sanction, détachement de l’association sanction/passion etc).
La grande philosophe anglaise Elisabeth Anscombe dans L'intention, livre majeur de philosophie de l’action, publié en 1957 et traduit en français en 2002 (!), s’en sert tout autrement :
La grande philosophe anglaise Elisabeth Anscombe dans L'intention, livre majeur de philosophie de l’action, publié en 1957 et traduit en français en 2002 (!), s’en sert tout autrement :
« C’est (…) le sens de l’expression « raison d’agir » que nous essayons d’élucider ici. Ne pourrait-on pas pas prédire les causes mentales et leurs effets ? Ou même leurs effets après que leurs causes se sont produites ? Par exemple, « cela va me mettre en colère ». Ici, il peut être intéressant de dénoncer l’erreur selon laquelle on ne pourrait pas choisir d’agir pour un motif : lorsque Platon dit à un esclave « Je devrais te battre si je n’étais pas en colère. », il fait un choix de ce genre ; ou encore, un homme pourrait avoir comme ligne de conduite de ne jamais faire de remarques sur une personne, parce qu’il ne pourrait pas en parler sans envie ni sans admiration. » (14 p.62)
Dans ce texte Platon n’est plus un mentor : il dit simplement ce que pourrait dire n’importe qui et ce qui sort de sa bouche n’apprend rien sur sa philosophie, ni même sur sa personne. Il réalise juste une possibilité humaine : tout homme est en mesure d’avoir comme raison d’agir le refus d’être déterminé à l’action par des causes mentales (ici la colère ou l’admiration). L’action de Platon pourrait être exactement contraire, il suffirait alors qu’il dise « je devrais ne pas te battre si j’étais en colère » pour que la distinction motif / cause mentale soit aussi lumineusement rendue. A vrai dire, Platon pourrait faire n’importe quoi, il suffirait seulement que l’action soit intentionnelle et ne puisse pas s’expliquer par une cause mentale.
Il ne faut surtout pas en conclure qu’Elisabeth Anscombe ainsi rabaisse le platonisme, voire la fonction philosophique. Ce serait pur délire. Il suffit d’ailleurs de réaliser les places tout autres qu’occupent dans l’ouvrage Wittgenstein et Aristote.
Reste que la lecture d’Anscombe est ici exactement l’inverse de la mienne : identifier ce ce qu’un philosophe a d’ordinaire. Mais il n’y a pas contradiction : en réalisant une possibilité anthropologique universelle, un philosophe pourrait soutenir une thèse tout à fait singulière.
Commentaires
"(...) ou encore, un homme pourrait avoir comme ligne de conduite de ne jamais faire de remarques sur une personne, parce qu’il ne pourrait pas en parler sans envie ni sans admiration."
A tout hasard, voici la traduction que Pierre Hadot donne du passage :
« S’il t’arrive de voir que quelqu’un est plus estimé que toi (Meunier ne rend pas du tout cette idée), ou très puissant, ou, pour d’autres raisons, jouit d’une très bonne réputation, prends garde de ne pas te laisser entraîner par ta représentation, en pensant qu’il est heureux. Car si la réalité du bien se trouve dans ce qui dépend de nous, il n’y a pas de place pour l’envie ou la jalousie. Et, quant à toi, tu ne voudras être ni préteur, ni prytane, ni consul, mais libre. La seule voie pour cela, le mépris des choses qui ne dépendent pas de nous. »
En passant, ce qui est à mes yeux condamné par ce passage, ce n’est pas la participation à la vie publique mais les désirs irrationnels qui lui sont liés de manière contingente. Outre cela, on retrouve ici l’idée d’un choix du rôle (je crois que l’idée est la suivante : quand on ne se convertit pas au stoïcisme en étant déjà aux responsabilités, ce n’est pas raisonnable de chercher d’y accéder. Le maître ne donnera donc pas les mêmes conseils au disciple-consul qu’au disciple-esclave affranchi.)
Par une note, Hadot met sur la voie d’un passage éclairant des Entretiens, le voici :
« Toute représentation nous saisit et nous laisse bouche bée ; parfois seulement, nous nous réveillons un peu à l’école ; mais, une fois dehors, en voyant un homme en deuil, nous disons : « Il en meurt » ; à la vue d’un consul : « L’heureux homme ! » » (III 3 17 trad. de Bréhier revue par Aubenque).
Ce passage aussi est intéressant qui fait nettement la distinction entre détention d’un poste et capacité de juger raisonnablement relativement au poste :
« Lorsque j’entendrai quelqu’un se féliciter d’être estimé par César, je dirai : que lui est-il échu ? Un poste de préfet ? De procurateur ? Lui est-il aussi conféré le jugement que doit avoir un préfet ? Ou la manière d’user de son poste de procurateur ? » (IV , 7, 21)