J’ai déjà analysé dans le billet du 2 Juin 2005 ce que Solon répond à Crésus lui demandant quel est l’homme le plus heureux qu’il a vu : il cite en premier Tellos et en second les frères Cléobis et Biton.
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
Je voudrais aujourd’hui m’attarder sur les raisons qu’il donne pour justifier une hiérarchie qui n'attribue pas à Crésus la première place. Comme Diogène Laërce est muet sur ce sujet (il me donne quelquefois l’impression de résumer « à la hache » Hérodote et Plutarque), il faut aller chercher les raisons dans les textes de ces deux derniers.
En fait c’est le texte le plus ancien, celui d’Hérodote, qui les articule le plus explicitement :
« Seigneur, reprit Solon, vous me demandez ce que je pense de la vie humaine : ai-je donc pu vous répondre autrement, moi qui sais que la Divinité est jalouse du bonheur des humains et qu’elle se plaît à le troubler ?(Plutarque présente une autre figure de la divinité, étrangement double : d’une part elle accorde et retire aux hommes les biens (« l’homme a qui la divinité a accordé la prospérité jusqu’au bout… » Vie de Solon 27-9), d’autre part elle fonde l’éthique et plus précisément la tempérance dans l’usage de ces mêmes biens (« la divinité nous a donné, à nous autres Grecs, de nous comporter en tout avec modération, et cette modération nous confère une sagesse qui paraît craintive et vulgaire, et n’a rien de loyal ni d’éclatant.. » ibid. 27-8) car dans une longue carrière on voit et l’on souffre bien des choses fâcheuses (plus tard autant les épicuriens que les stoïciens penseront avoir trouvé des remèdes à une telle souffrance). Je donne à un homme soixante-dix ans pour le plus long terme de sa vie (Montaigne s’appuyant précisément sur ce passage d’Hérodote écrira dans De l’expérience ( Essais III 13) : « Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante dix ans »). Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille deux cents jours, en omettant les mois intercalaires ; mais si chaque sixième année on ajoute un mois, afin que les saisons se retrouvent précisément au temps où elles doivent arriver, dans les soixante-dix ans vous aurez douze mois intercalaires, moins la troisième partie d’un mois, qui feront trois cent cinquante jours, lesquels, ajoutés à vingt-cinq mille deux cents, donneront vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours (ces considérations savantes - qui tourneraient à la digression si elles n’étaient pas peut-être une manière sophistiquée de faire réaliser à Crésus la durée et donc l’incertitude d’une vie- ont disparu du texte de Plutarque). Or de ces vingt-cinq mille cinq cent cinquante jours, qui font soixante-dix, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable (Marc-Aurèle : « Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détail. » Pensées VI 37). Il faut donc en convenir, seigneur, l’homme n’est que vicissitude. Vous avez certainement des richesses considérables et vous régnez sur un peuple nombreux (Solon ne met pas du tout en question l’idée que la richesse et le puissance sont des biens) ; mais je ne puis répondre à votre question que je ne sache si vous avez fini nos jours dans la prospérité; car l’homme comblé de richesses n’est pas plus heureux que celui qui n’a que le simple nécessaire, à moins que la fortune ne l’accompagne, et que, jouissant de toutes sortes de biens, il ne termine heureusement sa carrière (ce n’est pas que l’argent ne fait pas le bonheur, c’est plutôt qu’il ne fait pas seul le bonheur). Rien de plus commun que le malheur dans l’opulence (ce n’est pas que l’opulence rend malheureux, c’est qu’elle ne suffit pas à rendre heureux), et le bonheur dans la médiocrité. Un homme puissamment riche, mais malheureux, n’a que deux avantages sur celui qui a du bonheur ; mais celui-ci en a un grand nombre sur le riche malheureux. L’homme riche est plus en état de contenter ses désirs (voici un énoncé que réfutera entre autres la doctrine épicurienne) et de supporter de grandes pertes ; mais, si l’autre ne peut soutenir de grandes pertes ni satisfaire ses désirs, son bonheur le met à couvert des uns et des autres (j’entends : la fortune ne lui cause pas de grandes pertes et ne lui fait pas ressentir des désirs qui ne pourraient être satisfaits que grâce à la richesse), et en cela il l’emporte sur le riche. D’ailleurs il a l’usage de tous ses membres, il jouit d’une bonne santé, il n’éprouve aucun malheur, il est beau, et heureux en enfants (cinq conditions du bonheur qui ne dépendent pas de la volonté : on est loin de l’autonomie des philosophes hellénistiques). Si à tous ces avantages vous ajoutez celui d’une belle mort (belle mort de Tellos = mourir glorieusement pour son pays, belle mort de Biton et Cléobis = mourir sans souffrance et sans chagrin), c’est cet homme-là que vous cherchez, c’est lui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant sa mort, suspendez votre jugement, ne lui donnez point de nom ; dites seulement qu’il est fortuné. Il est impossible qu’un homme réunisse tous ces avantages, de même qu’il n’y a point de pays qui se suffise, et qui renferme tous les biens : car, si un pays en a quelques-uns, il est privé de quelques autres ; le meilleur est celui qui en a le plus (c’est étrange: la comparaison de l’homme heureux avec le pays caractérisé par une indépendance économique totale incline plus à penser à l’autarcie du stoïcien qu’à cette dépendance toujours comblée par rapport à la fortune). Il en est ainsi de l’homme : il n’y en a pas un qui se suffise à lui-même : s’il possède quelques avantages, d’autres lui manquent (puis-je traduire en termes kantiens : le bonheur absolu est un idéal de l’imagination ?). Celui qui en réunit un plus grand nombre, qui les conserve jusqu’à la fin de ses jours, et sort ensuite tranquillement de cette vie ; celui-là, seigneur, mérite à mon avis, d’être appelé heureux. Il faut considérer la fin de toutes choses, et voir quelle en sera l’issue ; car il arrive que Dieu, après avoir fait entrevoir la félicité à quelques hommes, la détruit souvent radicalement (reprise de la conception potentiellement maléfique de la divinité) » (Histoires I 32 trad. Larcher)
Le texte de Plutarque, bien qu’il reprenne en gros la thèse de Solon, lui adjoint une dimension volontariste, sans doute en partie illusoire : on serait porté à s`attribuer le mérite d’avoir les biens dont on jouit :
« Au spectacle des vicissitudes qui agitent sans cesse la vie humaine, la divinité nous empêche de nous enorgueillir des biens que nous avons, ou d’admirer chez un homme un bonheur que le temps peut altérer » (ibid.)
Reste que dire d’un homme qu’il est heureux alors qu’il est encore vivant « ressemble à proclamer vainqueur et à couronner un athlète qui combattrait encore » (ibid.)
Autant chez Plutarque que chez Hérodote est soulignée l’idée que le bonheur ne dépend en fin de compte pas de nous, mais il me semble que Plutarque, en même temps qu’il moralise la divinité, a une position ambiguë concernant la part de responsabilité qu’on a dans la possession des biens ; s’il encourage à penser l’orgueil et l’admiration comme déplacés (au sens où les biens échoient à celui qui en profite), la métaphore de l’athlète mène vers une autre piste: la volonté a certes une efficace mais elle ne peut rien contre la Fortune.
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