Dans l’introduction de son grand ouvrage Les anti-Lumières. Du XVIIIème siècle à la guerre froide (2006) le célèbre historien Zeev Sternhell reprend à son compte « l’idée selon laquelle une grande œuvre a toujours deux significations : celle que lui donne l’auteur et celles que lui prêteront les générations ultérieures. » Il se demande alors si toutes les interprétations sont justifiées et précise sa pensée par deux exemples dont le dernier explique ce billet :
« Herder peut-il être en même temps grand humaniste et précurseur d’un nationalisme biologique ? Nietzsche serait-il lui aussi dans la même mesure un individualiste forcené, antinationaliste et philosémite et l’un des fondateurs du nazisme ? » (p.37)
L’expression « fondateur du nazisme » retient mon attention. Je me demande alors si on peut être fondateur de quelque chose sans le savoir: autant Littré que Larousse m’assurent que fonder quelque chose implique la volonté de l’établir. J’en conclus que l’un des fondateurs du nazisme ne peut être que quelqu’un ayant eu la volonté d’instituer le parti nazi (car « nazi » reste l’abréviation allemande de « national-socialiste »). Mais poursuivons la lecture, elle va d’abord nous faire faire un détour par Derrida :
« Existe-t-il quand même des critères qui puissent nous permettre, contrairement à ce que pensait Jacques Derrida, de comprendre, au-delà des contradictions qui émaillent fatalement toute œuvre importante, les intentions de l’auteur ? N’est-il pas évident que le texte ne peut pas être lu autrement qu’à la lumière des objectifs que l’auteur s’était fixés ? »
Si tel est le critère, il va alors de soi que Nietzsche en aucune manière ne peut être qualifié comme étant « un des fondateurs du nazisme ». Mais une seconde évidence vient contrebalancer la première :
« Mais n’est-il pas évident que, du moment où elle est lancée sur la place publique, une œuvre acquiert une existence et une signification qui lui sont propres et exerce une influence qui n’était pas toujours, et souvent n’était pas du tout dans l’intention de l’auteur ? »
Fonder et exercer une influence désignent déjà des actions clairement différentes quand le sujet en est un homme (entre autres, on peut exercer une influence sans le savoir) mais la différence s’accroît encore quand ce qui exerce une influence n’est plus un auteur mais son œuvre, comme c’est le cas dans les lignes citées. Mais reprenons le texte :
« Quand une œuvre est accaparée et pillée sans vergogne comme celle de Nietzsche par les nazis, ne convient-il pas quand même de se demander si elle n’y prêtait pas le flanc ? »
L’argumentation est-elle cohérente ? Sternhell soutient deux thèses à première vue contradictoires : 1) l’œuvre de Nietzsche a exercé une influence sur les nazis 2) les nazis ont « nazifié » l’œuvre de Nietzsche. Une telle contradiction paraît évitée par la relation de cause à effet implicitement établie entre 1 et 2 : si les nazis ont « nazifié » l’œuvre de Nietzsche, c’est parce qu’elle a exercé une influence sur eux. La responsabilité de Nietzsche paraît alors reculer d’un cran : très loin de fonder le nazisme, il aurait écrit une œuvre que les fondateurs du nazisme aurait récupérée. Mais Sternhell va parvenir à rétablir la responsabilité de Nietzsche :
« Le long combat de l’auteur de Par-delà le bien et le mal contre les Lumières, l’humanisme, l’égalité, la démocratie, en jouant un rôle de premier plan dans l´éducation de toute une génération d’Allemands, n’a-t-il pas contribué à ouvrir une brèche qui a permis cette usurpation inacceptable en soi ? Pourquoi une telle mésaventure n’a-t-elle pu arriver à l’œuvre de Tocqueville ou à celle de Benjamin Constant ?»
Il me semble qu’ici Sternhell justifie, à ses yeux du moins, la qualification de Nietzsche comme « un des fondateurs du nazisme ». Loin d’avoir une œuvre qui aurait exercé une influence sur les nazis, encore plus loin d’avoir exercé lui-même une influence sur eux, il aurait établi des thèses anti-Lumières reprises par les nazis. Son rôle de fondateur aurait consisté non à établir le parti politique nazi (la chronologie s’y oppose : Nietzsche est mort en 1900) mais à détruire les valeurs opposées à la naissance d’un tel parti. Il me semblerait plus exact alors de dire que Nietzsche n’est pas un des fondateurs du nazisme mais un de ceux qui ont discrédité les croyances qui lui faisaient obstacle.
Plus loin dans l’ouvrage, Sternhell traite à nouveau de Nietzsche mais ne dissout pas les ambiguïtés que j’ai relevées dans la manière qu’il a de déterminer les responsabilités du philosophe :
« Certes, le plus grand ennemi que la pensée des Lumières ait jamais connu est incontestablement Nietzsche. Sa figure formidable domine le tournant du XXème siècle. Pourtant, par son antinationalisme violent, par son anti-antisémitisme intense, par son cosmopolitisme sans faille, par son individualisme aristocratique, par sa francophilie, Nietzsche occupe une place à part. Il contribue à nourrir la révolte contre les droits de l’homme, le libéralisme et la démocratie, il donne le cachet du génie à l’antirationalisme et l’anti-universalisme et nul n’a fait plus que lui pour tourner en dérision la prétention à l’égalité. Il est, contrairement à ce que l’on prétend souvent, un penseur politique très conscient de la signification de son œuvre (j’imagine que la référence à une telle conscience pourrait venir rétroactivement justifier l’emploi de « fondateur »). Cependant, cet aristocrate de la pensée ne descend pas dans la rue. La campagne politique sur le terrain sera menée par les hommes qui prendront sur eux la tâche de traduire en termes de politique des masses aussi bien le travail de Nietzsche que celui de la génération précédente. Ils se feront sciemment publicistes, simplificateurs et vulgarisateurs. »
Ce n’est pas clair : Sternhell suggère autant que les hommes en question sont des hommes de main auxquels on fait faire ce qu’on ne veut pas faire soi-même que des activistes inspirés par Nietzsche et par d’autres. On hésite entre un Nietzsche fondateur par personnes interposées et un Nietzsche inspirateur des fondateurs ! Dans un des derniers passages consacrés à Nietzsche, Sternhell écrit :
« La génération du tournant du siècle se nourrit d’un nietzschéisme primitif et vulgarisé, mais en politique et comme force historique, ce sont les interprétations de Nietzsche qui comptent et non les finesses de sa philosophie. » (p.473)
On est loin désormais du penseur qui contribue à fonder intellectuellement la conception nazie…
En conclusion, il me semble patent que, même à la lumière de sa propre argumentation et en prenant en compte toutes ses hésitations, c’est un abus de langage de la part de Sternhell d'identifier Nietzsche à « un des fondateurs du nazisme ».