Jean-Jacques Rosat a édité début 2012 un numéro de la revue Agone intitulé de manière un peu énigmatique La philosophie malgré eux. Il est en réalité consacré à Jacques Bouveresse et il reprend donc, à sa manière, le projet réalisé en 1994 par la revue Critique et incarné par le numéro 567-568 dont le titre était, lui, plus explicite : " Jacques Bouveresse : parcours d'un combattant ". Deux auteurs ont écrit dans les deux numéros : Claudine Tiercelin et Jean-Jacques Rosat.
Ce dernier expose clairement dans l'éditorial du numéro d' Agone la fin qu'il vise : " dresser un inventaire de la pensée de Bouveresse " (p.8). Aux lecteurs de juger de la réussite du projet dans un double sens : 1) Jacques Bouveresse est-il l'auteur d'une philosophie ? et si c'est le cas, 2) le numéro lui rend-il justice ?.
Il va de soi que, même si on jetait le doute sur la réalité d'une philosophie de Jacques Bouveresse (comme on parle d'une philosophie de Descartes ou de Marx) - ce qui d'ailleurs ne reviendrait ni à refuser d' inscrire son travail dans une certaine ou dans plusieurs traditions philosophiques ni à ne pas lui accorder des opinions philosophiques - , il serait indéfendable car faux de nier l'ampleur et l'intérêt de l'oeuvre.
Modestement et pour éclairer, quoique faiblement, le premier problème, je souhaite rappeler quelques lignes concluant l'avant-propos du premier ouvrage de Jacques Bouveresse, La parole malheureuse (1971) :
" On ne trouvera dans nos exercices philosophiques rien qui ressemble à une philosophie, pas même à proprement parler celle de Wittgenstein, dont la présence constante sera pourtant aisément perçue tout au long du livre (...) Nous avons dans tous les cas subordonné résolument la préoccupation critique au souci de clarification et le désir de juger au devoir de comprendre, estimant que la désinvolture avec laquelle est traitée en France une certaine catégorie d'auteurs autorise à dire, en reprenant une remarque polémique de Karl Kraus, qu "une des maladies les plus répandues est aujourd'hui le diagnostic"", et qu'il faut y regarder de beaucoup plus près qu'on ne le fait généralement pour tirer parti d'erreurs aussi positives que, par exemple, celles du Cercle de Vienne.
Peut-être est-il bon d'avertir le lecteur, précisément parce que certains des auteurs dont il est le plus souvent question dans ce livre constituent pour beaucoup de philosophes des curiosités inutiles, malsaines ou inaccessibles, que nous ne prétendons à aucune espèce d' originalité et que nous avons voulu simplement, dans un grand nombre de cas, faire connaître ou mieux connaître au public philosophique français des choses qui sont ailleurs tout à fait familières et même, pour certaines, relativement banales. C'est dire que notre but serait entièrement atteint si nous avions pu encourager et faciliter l'approche de certains textes à la fois dédaignés et redoutés, et apporter une contribution de quelque valeur à un secteur malheureusement fort négligé en France de l'histoire de la philosophie contemporaine." (p.12-13).
D'aucuns pourraient juger que cette auto-présentation écrite au seuil de la carrière de Jacques Bouveresse continue de décrire plutôt bien malgré le temps passé l'intégralité de son oeuvre.
Les mêmes ne devraient pourtant pas en conclure que l'auteur est finalement et simplement un historien de la philosophie, comme Émile Bréhier ou Geneviève Rodis-Lewis l'ont été. En effet Jacques Bouveresse, aimant les textes "dédaignés et redoutés" dont il parlait, a pris parti pour eux et s'en est servi pour diagnostiquer moins des philosophies que des maux de la philosophie, voire des vices d'une époque.
Doit-on alors voir en lui, sur le modèle de Wittgenstein, un thérapeute de la philosophie, plus largement un défenseur de la raison (je renvoie sur ce point à l'article de Claudine Tiercelin qui cherche à déterminer quel genre de défenseur de la raison, quel genre de rationaliste est Jacques Bouveresse ) ?
Le problème " y a-t-il une philosophie propre à Jacques Bouveresse ?" dépend bien sûr du sens accordé à "philosophie". Entend-on par là un système original comprenant des thèses jusqu' alors inédites (comme ceux de Leibniz ou de Schopenhauer) ou un ensemble de prises de position philosophiques donnant à celui qui les défend une place précise mais éventuellement partagée dans le champ philosophique ?
Il va de soi (et c'est presque une injure faite que je lui fais de l'écrire) que dans le deuxième sens Jacques Bouveresse a une philosophie. Mais, dans le premier sens, qu'en est-il ?
Ma question n'est pas rhétorique. Même si ce billet plaide plutôt pour le scepticisme, je dois me reconnaître dans l'ignorance. De cette ignorance, en tout cas, le numéro d' Agone ne m'a pas sorti, il a juste vivifié le problème.