M'appuyant sur le livre de Christian Ingrao, '' Croire et détruire. les intellectuels dans la machine de guerre SS '' (2010), j'ai déjà mis en doute la vérité historique de l'interprétation présentée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. La lecture de KL, une histoire des camps de concentration nazis de Nikolaus Wachsmann (Gallimard, 2017) ne fait que renforcer ce doute :
" Le déni fut le moyen de défense par défaut employé par les captifs SS. Sous sa forme la plus extrême, il culmina dans l'affirmation que tout avait été bien dans les KL. " Dachau était un bon camp ", proclama Martin Weiss avant son procès, et Joseph Kramer protesta qu'il n'avait " jamais reçu aucune plainte des prisonniers " ; les anciens détenus qui parlaient de violence et de torture. Les enseignements majeurs de la SS des camps n'avaient pas été oubliés, les inculpés continuant à décrire les prisonniers comme des déviants et eux-mêmes comme des gens corrects. " J'ai servi comme soldat de carrière ", déclara Oswald Pohl du haut de la potence.
Cette image de soi comme simple soldat, omniprésente chez les inculpés des camps, fut une autre forme de déni. Après tout, les initiatives locales de SS dévoués, qui aspiraient à l'idéal du fanatique " soldat politique ", avaient fait beaucoup pour accentuer la terreur à l'intérieur des KL. Mais dorénavant, tout comme le ferait Adolf Eichmann à Jérusalem plusieurs années plus tard, un grand nombre d'accusés se dépeignaient comme des sous-fifres sans convictions idéologiques : ils avaient simplement fait leur devoir. Alors que ce conte du soldat discipliné était spécifique au sexe, les femmes SS inculpées avancèrent un argument similaire. L'ancienne responsable du bunker de Ravensbrück, par exemple, déclara au tribunal qu'elle avait été " un petit rouage inerte dans une machine ". (p. 821-822)
Il semble donc que la défense banalisante présentée par Adolf Eichmann en 1961 non seulement n'était pas sincère (ou du moins n'était pas éclairée par une bonne mémoire) mais en plus n'avait rien d'original : c'était la reprise d'un plaidoyer expérimenté des années avant. Dans son prologue, Nikolaus Wachsmann avait mis en garde contre les lectures philosophiques de l'histoire :
" Les écrits plus philosophiques sur les camps de concentration ont souvent été réducteurs également. Depuis la fin du régime nazi, d'éminents penseurs ont cherché des vérités cachées et prêté aux camps une signification profonde pour valider leurs croyances morales, politiques ou religieuses, ou pour saisir quelque chose d'essentiel à propos de la condition humaine. Cette quête de sens est légitime, bien sûr, car le choc que les KL portèrent à la foi dans le progrès et la civilisation en faisait des emblèmes de la capacité de l'humanité à basculer dans l'inhumanité. " Tous les systèmes qui reposent sur la bonté naturelle de l'homme en resteront ébranlés à jamais ", avertit François Mauriac à la fin des années 1950. Certains écrivains ont attribué depuis aux camps une qualité mystérieuse. D'autres sont parvenus à des conclusions plus concrètes et ont décrit les KL comme les produits d'une mentalité allemande particulière ou de la face obscure de la modernité. Une des contributions les plus influentes vient du sociologue Wolfgang Sofsky qui décrit le camp de concentration comme une manifestation du " pouvoir absolu ", au-delà de toute rationalité ou idéologie. Cependant, son étude stimulante souffre des mêmes limites que certaines autres réflexions générales sur les camps. Dans sa quête de réponses universelles, elle transforme les camps en entités intemporelles et abstraites ; l'archétype du camp chez Sofsky est une construction anhistorique complète qui voile le caractère central du système des KL, à savoir sa nature dynamique." (p. 26)
Dans quelle mesure la contribution de Hannah Arendt a-t-elle les défauts que Wachsmann dénonce chez Sofsky et autres philosophes ? Plus généralement, comment la philosophie, qui doit se rapporter à l'histoire pour éclairer certains de ses problemes, doit-elle le faire sans manifester ce que les historiens dénoncent comme des vices épistémiques spécifiquement philosophiques ?
Certes l'idée que l'histoire a une complexité défiant les mises en système philosophique est elle-même une idée philosophique plutôt simple.