C'est un passage des Curiosités esthétiques, je l'extrais de la cinquième partie consacrée à l' exposition universelle de 1855. Charles Baudelaire vient d'évaluer la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres avec quelques réserves, puis, louant en revanche franchement les toiles de Delacroix, il écrit :
" Un poëte a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté par des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p.708)
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p.708)
On reconnaît une des strophes des Phares, un des premiers poèmes des Fleurs du mal. Qu'un poète se cite avec humour amuse. Et cette distance est-elle dérision ? Une raison d'en douter : quelques pages plus haut, Baudelaire a écrit en la soulignant la phrase célèbre : " le Beau est toujours bizarre ". Bien sûr comme il n'a pas ajouté plus haut que tout le bizarre est beau, il y a peut-être déjà dans cette mise à distance de soi une ombre de dérision. Mais c'est la suite qui surprend par sa dureté :
" Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur."
Tel un professeur simplifiant à destination d' élèves égarés, le poète devient le pédagogue brutal de son oeuvre, soucieux seulement de faire mieux comprendre par ses mots réducteurs la grandeur de l'oeuvre de Delacroix et devant pour cela massacrer sa propre oeuvre poétique.
Générosité de Baudelaire ? L'hypothèse me plaît. Oui, certains ne verront là que coquetterie d'auteur ; ils ont peut-être raison.
Générosité de Baudelaire ? L'hypothèse me plaît. Oui, certains ne verront là que coquetterie d'auteur ; ils ont peut-être raison.
Commentaires
On pourrait dire que dévoiler leurs recettes poétiques était pour eux une sorte de déontologie.
Il reste que les livres de critique d'art font toujours rêver. On attend d'avoir de très longues vacances pour pouvoir enfin lire les "Curiosités esthétiques" de Baudelaire, les "Salons" de Diderot ou l'histoire de la peinture du XVIIIème siècle des Goncourt. Pour l'avant-garde new-yorkaise, on ne voit pas trop qui a remplacé Greenberg et Rosenberg. Peut-être ne fait-elle plus que se répéter. En France, la "Logique de la Sensation" de Deleuze ne semble pas avoir fait école. Il y a aussi un philosophe étonnant, Yves Michaud, très branché sur l' art contemporain, qui s'en fut diriger l' École des Beaux-Arts, à une époque de sa carrière.
Oui, dommage que La logique de la sensation n'ait pas fait école !
Baudelaire regrettait déjà qu'il n'y ait plus d'école mais que des individus :
Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise.
Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la fatalité de son organisation.
Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère parun système d'emprunts contradictoires." (Salon de 1846, XVII. Des écoles et des ouvriers)
Quant à Yves Michaud, je me rappelle qu'il avait scandalisé certains alors qu'il dirigeait, sauf à me tromper, l'École des Beaux-Arts en lançant un appel à ne pas voter Chirac au moment du deuxième tour contre Le Pen... Un de mes collègues avait alors jugé bon d'adresser un courrier au Monde, que le Monde a publié en forme d'article. En réaction et en privé, Michaud avait envoyé deux mots au dit collègue : " Pauvre con ".
Comment un peintre comme Géricault a-t-il pu passer aussi facilement du classicisme au romantisme ? Baudelaire aimait à la fois le "Marat" de David et "Le Radeau de la Méduse" de Géricault. Il y aurait aussi à dire sur la peinture d'histoire, que Baudelaire détestait chez Horace Vernet, mais qu'il admirait chez Delacroix. Et sur la photographie, que tout le monde utilisait, y compris Delacroix à la fin de sa vie, sans le dire. Avec David, ce fut le retour de la peinture d'école, et ses drames humains et artistiques liés aux rapports entre maître et élève. Mais l'école de David produisit aussi l'artiste moderne, confronté au pouvoir de l'État (les commandes) et à celui de l'opinion publique (les Salons).
Pour ma part, j'aurais plutôt un peu le même intérêt que Stendhal pour la peinture, toujours associée à des épisodes de ma vie. Ce doit être le Syndrome de Stendhal. Pendant mon enfance, j'étais fasciné par un tableau du pompier académique Paul Delaroche, "Les Enfants d'Édouard", même s'il était en noir et blanc et reproduit dans un vieux Larousse de 1948. Il y avait aussi un tableau sordide d'un pompier, "Robert le Diable", qui ressemblait de façon sinistre à de la photographie.