Généralement on pense plus à Socrate comme vu, que voyant. Particulièrement, c'est bien connu, il est vu comme très laid. Pourtant deux textes, au moins, conduisent à réfléchir sur Socrate voyant. Le premier est tiré du Banquet de Xénophon. C'est Socrate qui parle et se compare à son interlocuteur, Critobule :
" - (...) tes yeux voient seulement droit devant eux, tandis que les miens voient aussi de côté puisqu'ils sont à fleur de tête.
- Alors, d'après toi, de tous les animaux c'est l'écrevisse qui a les plus beaux yeux ?
- Assurément ; car ses yeux sont les plus puissants." (5.5, Les Belles Lettres, 1961, p. 65)
Non seulement les yeux de Socrate captent excellemment le visible, mais son nez sent aussi tous-azimuts :
" Critobule : Bien ; mais voyons les nez : lequel est le plus beau, le tien ou le mien ?
Socrate : Le mien, à mon avis, si du moins c'est pour sentir que les dieux nous ont donné le nez. Tes narines, en effet, regardent vers la terre, les miennes sont retroussées, de manière à capter de partout les odeurs." (5.6)
On notera cependant que la vertu du nez, du moins quant à sa forme, est subordonnée à celle de la vue :
" Critobule : Mais comment un nez camus serait-il plus beau qu'un nez droit ?
Socrate : Parce qu'il ne fait pas barrière, mais permet aux yeux de voir sur le champ ce qu'ils veulent ; un nez haut, au contraire, dresse comme par arrogance un mur entre les yeux." (ibid.)
Un problème apparaît : à quoi peuvent bien servir des sens si performants chez un homme qui n'a jamais eu comme but d'explorer finement le sensible ?
Les textes semblent permettre une double réponse, du moins si l'on restreint l'enquête à la fonction visuelle.
D'abord, on peut attribuer une finalité cognitive à ces yeux ouverts sur l'ampleur du visible. Diogène Laërce écrit qu' à son avis, " Socrate s'est entretenu aussi de physique." (Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre II, 45, Le Livre de Poche, 1999, p. 248). Dans le Phédon (96 a-b), Socrate précise les questions naturelles qui l'intéressaient :
" Dans ma jeunesse, Cébès, je fus pris d'un appétit extraordinaire pour cette forme de savoir qu' on appelle " science de la nature ". Elle me paraissait éblouissante, cette science capable de savoir les causes de chaque réalité, de connaître, concernant chacune, pourquoi elle advient, pourquoi elle périt et pourquoi elle existe. Je ne compte pas les fois où l'examen de questions de ce genre me mettait la tête à l'envers." (Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1217)
Mieux vaut donc pour avancer dans ces quêtes empiriques avoir les yeux à l'endroit. Cependant la fonction cognitive de la vue n'a plus eu aucune utilité, semble-t-il, quand l'enquête est devenue proprement socratique, c'est-à-dire quand elle a cherché à disposer d'un savoir sur des objets intelligibles comme les réalités morales. Certes, mais un texte au moins permet de donner alors à la vue une fonction cognitivo-éthique : on le trouve dans le Banquet (221 a), c'est Alcibiade qui parle et qui décrit le comportement de Socrate soldat, lors d'une retraite de l'armée athénienne :
" D'abord, Socrate faisait preuve d'un sang-froid plus grand que Lachès (''je rappelle que Lachès est un fameux général"), et de beaucoup. Ensuite, j'avais l'impression - ce sont tes propres termes, Aristophane - que là-bas il déambulait comme il le fait ici,
se rengorgeant et regardant de côté,
observant d'un œil tranquille amis et ennemis, et faisant savoir à tous, même de fort loin, que si l'on s'avisait de se frotter à cet homme, il riposterait avec vigueur." (ibid., p. 155)
La traduction de Victor-Henri Debidour, plus " savoureuse ", comme on dit, donne :
" et toi, pour la façon dont tu te pavanes dans les rues, tes coups d'oeil en biais (...) " (Les Nuées, Théâtre complet, tome 1, Le Livre de Poche, 1965, p. 243)
La vue est donc ici mise clairement au service du courage. Et Lachès dans le dialogue éponyme pensait peut-être à Socrate quand Platon lui fait donner comme première définition du courage celle-ci, bien sûr, trop anecdotique, pour satisfaire Socrate :
" Si un homme est prêt à repousser les ennemis tout en gardant son rang, et sans prendre la fuite, sois assuré que cet homme est courageux." (190 e)
On en concluera en tout cas que les yeux protubérants de Socrate peuvent être interprétés comme un signe de son acuité visualo-morale.