Dans Les vices du savoir (2019), Pascal Engel analyse la foutaise, en anglais bullshit et pose cette question :
" La philosophie française postmoderne est-elle du bullshit ? " (Agone, p.389)
L'auteur ne répond pas explicitement, cependant une note associée à la question met dans la bouche d'un autre philosophe une réponse particulièrement cruelle :
" G. A. Cohen inclut parmi les discours de foutaise typique celui des intellectuels français et soutient que la raison pour laquelle il y en a tant en France vient du fait qu'on y enseigne la philosophie au lycée."
La cruauté de la thèse de Cohen, qu'on peut au moins reprendre comme hypothèse, est facile à identifier : les professeurs de philosophie au lycée défendent souvent (mais y croient-ils vraiment ?) leur enseignement comme une exception française d'un prix inestimable. En effet une de ses finalités est d'armer l'élève intellectuellement en lui donnant et la capacité d'argumenter rationnellement et celle de repérer et de combattre les opinions, les idéologies en nourrissant son esprit critique. On peut même alors aller jusqu'à penser que la philosophie arme le citoyen contre les abus et l'emprise des pouvoirs politique, médiatique etc.
La thèse de Cohen, très iconoclaste, attristante aussi pour qui a consacré sa vie à un tel enseignement, affirme que, loin de minimiser le bullshit, l'enseignement de la philosophie en Terminale le maximiserait. Parlerait à l'appui de la position de Cohen le fait que l'institution scolaire, ayant l'ambition de produire en 9 mois, des centaines de milliers de petits philosophes, doit bien en persuader à tort quelques milliers qu'ils en sont. Il est vrai aussi que les meilleures copies de philosophie écrites par des élèves de Terminale n'ont rien de la foutaise et peuvent aller jusqu'à impressionner par leur valeur le correcteur, même expérimenté. Ce sont ces élèves et ces copies qui permettent aux professeurs de philosophie en Terminale de continuer à croire, malgré la difficulté de cet enseignement, dans la valeur de leur métier. Certes, de telles copies sont rares et beaucoup de dissertations entrent dans la catégorie du sous-bullshit, si on me permet l'expression, la raison en étant qu'elles n'ont pas un niveau de français suffisant, pour avoir l'effet engageant et séducteur de la foutaise, effet sans lequel on chercherait sans doute moins à l'analyser et à la neutraliser, comme on le fait d'un sophisme ravageur.
Cela dit, même si Cohen a raison, la condition de la foutaise française qu'il met en relief, ne suffit sans doute pas à expliquer ce qu'il dénonce. Dans cette logique, il faudrait identifier aussi et entre autres deux facteurs post-bac : d'une part, des enseignements visant le développement de la rationalité dans le domaine des idées mais et n'atteignant leur but que pour une minorité (alors classes prépas, Universités, grandes écoles pourraient avoir leur part dans cette malheureuse responsabilité) et d'autre part des enseignements visant explicitement la production de bullshit (à chacun ici de faire sa liste). Rendons d'ailleurs ici justice à Pascal Engel qui, loin de se centrer sur le lycée, aide son lecteur à évaluer sans indulgence et l' Université et le journalisme.
En tout cas, Platon dans la République avait clairement affirmé que l'enseignement de la philosophie à de jeunes esprits court le risque de produire le contraire de ce qu'il vise : non l'acquisition d'une pensée rationnelle mais le renforcement par la sophistication de la pensée irrationnelle.
Commentaires
et s'en est distancé. Il notait entre autre que les anglophones produisent, malgré un enseignement de la philo uniquement à l'université, autant de bullshit que les français, et même bien plus
car leur masse est plus grande.
publié dans les Actes du colloque La normativité , presses de l'U.
de CAen 2001. et sur divers sites de l'auteur.
Mais si l'on interprète charitablement Cohen, il ne dit pas que la philo médiatique est causée par l'enseignement de la philo au lycée. Il dit que le fait que tout le monde croit avoir accès à la philo du moment qu'elle est une matière du curriculum renforce l'emprise des media. Et là il n'a pas tort. Car les media ont pris
le pouvoir partout, y compris sur l'enseignement de la philosophie.
Avant ou après le bac, l'enseignement de la philosophie, qu'il soit analytique ou continental, génère peut-être de la foutaise. Mais est-ce évitable ? Certes l'enseignement des maths n'engendre pas des pseudo-mathématiciens car la frontière y est nette entre l'objectif et le subjectif mais dans les arts, en philo, voire dans les sciences humaines, c'est problématique de trouver les critères permettant de distinguer faire correctement de ne pas faire correctement ! Or, même si le bullshiter ne croit pas faire de la philo par exemple, son succès a comme condition que son public croie qu'il en fait correctement.