lundi 14 octobre 2024

Spinoza, équivoque sur la cruauté.

À Maxime, qui ne la connaît pas encore !

Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -. 
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :

" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."

Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :

" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."

Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions  apparaissent : deux  qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :

" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret" 
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."

C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.







5 commentaires:


  1. Est-ce que en deçà ou au delà des raisons, on ne pourrait pas se contenter de décrire la cruauté comme une tendance à nuire à autrui, non plus seulement dans le fait de lui faire obstacle ou le rendre impuissant ou le détruire, mais dans celui spécifique d'insister plus que nécessaire, avec le dessein d'éprouver et surtout de lui faire éprouver proprement sa sensibilité (quels que soient donc la motivation ou l'objectif poursuivi, la cruauté semble impliquer un débordement de la proportion et donc de sa justification, contrairement à une punition mesurée par exemple, c'est même autre chose que "simplement" condamner, et c'est là sans doute la difficulté à la discerner hors subjectivité ? Mais il y a des exceptions : l'usage de la torture en temps de guerre poursuit un but précis ...), à faire souffrir bien plus que tuer, voire donc à torturer en faisant plus ou moins durer, mais comme une forme d'activité trouvant sa fin en elle-même ? D'un côté, l'aspect guère rationnel semble ramener la cruauté vers la pulsion ou l'appétit plus ou moins aveugle plutôt que vers le désir conscient. De l'autre, elle implique souvent une sophistication spécifique des manières et des moyens dans son processus. C'est une expression de la puissance d'agir dont le développement semble court, mais dont les motivations sont peut-être quand même assez profondes. Il y a un lien au rapport de forces, à passer une résistance, physique et morale. Difficile toutefois de ne pas y voir un paradoxe : qui tiendrait d'une réaction d'affect quelque peu élémentaire et cependant souvent fort élaborée en sa réalisation (en tâter... non plus seulement d'une résistance, mais d'une sensibilité autre, à la fois donc objective et subjective, dont on pourrait tirer une jouissance trouble de sa puissance à réduire la seconde vers la première, mais pas trop vite ... Le sadisme, quoi. Voire s'il n'y a rien de masochiste dans un tel méthodisme de violence avec application ?). Ou alors en plus profond : la cruauté peut procéder d'un désir de revanche d'abord légitime mais qui perdrait sens de la mesure ensuite (car quand bien même proportionné au préjudice subi, ce désir de vengeance se rabaisserait alors au même niveau que son ancien bourreau et perdrait donc sa légitimité morale par le vice complaisant. Beaucoup de films populaires exploitent ce filon narratif de la vengeance qui exploite sans doute quelque aspect pulsionnel discutable sous le vernis d'un prétexte de "justice" biaisée.), une sorte de rage dé-frustrante en tous cas, mais apparemment plus froide appliquée méthodique que bouillonnante, et sous sa version systématisée la plus excessive sans même souci de justification : envers toute vulnérabilité en général et sans doute alors une tentative biaisée alambiquée d'exorciser la sienne (?), en défiant et jouant avec les limites, non seulement de tolérance physique et mentale d'autrui, mais aussi celles morales sociales

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  2. C'est vrai qu'il y a aussi quelque chose de curieux dans le fait que la cruauté s'exprime moins nécessairement face à un ennemi voulant nous nuire que par rapport à des proches qui nous aiment ou des démunis qui nous font pitié (en raison du rappel à l'estimation sociale de soi et à son exigence difficile?).

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  3. Il est possible que je comprenne pas tout du raisonnement que vous exposez. La première définition de Spinoza, ne pouvant intégralement se réduire aux actes et comportements, ne me semble pas tant plus objective que la seconde (qui plus est, s'il n'y a pas de raisons à la détestation d'autrui). Et la seconde, pouvant aussi se manifester au moins en partie par des attitudes et dispositions comportementales, ne me semble pas tant plus subjective que la première. En revanche, je suis d'accord que dans les deux cas, il reste un flou entre ce qui relève de l'objectivité et de la subjectivité.

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  4. On revient quand même à l'habituelle difficulté à trancher sur l'objectivité pleine commune ou l'irréductible subjectivité de chacun quant au jugement ou l'établissement d'une norme morale. Il y a tout de même au moins une récurrente tendance générale, à travers la complexité des relations entre des puissances d'agir, à défaut peut-être d'en saisir l'essence définitive. On s'accorde en gros sur le fait que la cruauté soit répréhensible, mais on ne la reconnaît pas tous de la même façon ou à partir d'un même degré précis de conditions ou de violence suffisante. Il me semble tout de même que cette dernière demeure souvent assez manifeste et révélatrice pour suffire à en juger le caractère cruel, et ce même indépendamment des conditions relationnelles tortueuses à son origine (C'est qui qui a commencé, provoqué ? Ces conditions ne me semblent pas forcément nécessaires à la définition de la cruauté comme telle, ou bien alors certes : elles sont souvent aussi complexes à établir qu'à démontrer l'innocence morale en dehors des actes et comportements par exemple, la teneur réelle de l'intention ou l'ambiguïté en chacun, le "faire" demeure tout de même le critère d'évaluation ajusté principal, même si pas le seul). Sauf en les cas plus subtils d'emprise et manipulation psychologique ? Je me trompe donc peut-être en étant tenté de penser que la cruauté relève d'un comportement plutôt flagrant, c'est sans doute plus complexe : on le voit dans les cas d'harcèlement scolaire ... où le corps enseignant semble fréquemment tout de même guère réactif (même si ce n'est pas sa première fonction) ou pencher peu spontanément en faveur de la victime (qui n'est vraiment reconnue comme telle, la plupart du temps, qu'une fois suicidée. Remarquez : tous les cas où les enseignants sont intervenus efficacement ne sont, eux, pas recensés médiatiquement). Et il y a souvent, ou toujours (?), une "tête -de-turc" dans les écoles, du moins chez les plus jeunes. Celui souvent le plus faible ou jugé ainsi. Et peut-être que les réseaux dits sociaux ... amplifient l'effet d'escalade. On ne se rassemble jamais aussi bien qu'autour d'une cible commune ? Une forme de formation sélection non dite implicite quasi viscérale, à laquelle même les enseignants souscriraient inconsciemment, à laisser un peu faire la vie en collectivité (pour pas dire ici en ... meute), et à la nécessité de devoir aussi apprendre à se défendre seul dans des rapports sociaux ici plutôt inter-personnels ? Mais on n'est plus du tout alors dans le recouvrement par l'institution officielle du droit positif républicain. Curieux ou non ? Peut-être alors : un naturalisme a-moral mais non réductionniste ou bien un réalisme modéré de la morale, limitant la possibilité d'expliquer et définir objectivement en tous points la cruauté (le consensus de principe ne réduisant pas la confrontation aux divergences de sa reconnaissance en application) ?

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  5. Sans doute une question de degrés plutôt que de frontière nettement cernée, la différence par exemple entre dureté justifiable ou excessive par rapport à la fragilité d'un individu, selon qu'elle-même est jugée complaisante ou constitutive. Un exemple illustrant la difficulté de l'évaluation : les cas de harcèlement scolaire lorsqu'ils passent inaperçus ou sont sous-estimés. Sans parler de cet effet de cohésion de groupe autour d'une cible commune ...

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