vendredi 18 octobre 2024

Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?

Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :

" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."

"  La Lâcheté se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont la hardiesse de s'exposer."

Prise en elle-même, la référence aux égaux (aequales) pourrait être énigmatique mais l'explication de cette définition l'éclaire : par égaux, Spinoza entend ici " la plupart des  hommes " (plerique). On réalise que le lâche est d'abord un minoritaire au sein d'une société. Spinoza ne l'a pas envisagé, mais on pourrait préciser, en prenant nos libertés par rapport à Spinoza :  au sein d'une culture, ce qui conduirait à affirmer par exemple que x est lâche dans telle culture et non-lâche dans telle autre. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici.
Ce qui est troublant, c'est que, dans le seul autre texte où Spinoza clarifie ce qu'il entend par pusillanimitas, c'est-à-dire dans le scolie de le proposition 51 de la troisième partie de l'Éthique (il n'y a pas d'autre occurrence dans le reste de l'oeuvre), le point de comparaison pour déterminer si quelqu'un est lâche ou non n'est plus la plupart des hommes mais l'auteur de l'Éthique lui-même :

" Ensuite me semblera  peureux (timidus) celui qui a peur d' un mal que je tiens ordinairement pour négligeable (quod ego contemnere soleo), et si en outre je prête attention à ceci que son Désir est réprimé par la peur d'un mal qui ne peut m'arrêter, je le dirai lâche et ainsi jugera chacun."

Il est bien clair que Spinoza n' est ici rien de plus qu' un représentant de l'homme ordinaire. Il s'ensuit que, pour qu'on dispose, malgré la différence entre les deux textes, d'un critère univoque permettant de déterminer la lâcheté, on doit donc présupposer que chacun, en tant que juge pertinent de la lâcheté des autres, appartient à l'ensemble de la plupart des hommes. 
On retrouve exactement le même problème au niveau de la détermination de la hardiesse (audacia, traduit par Pautrat en 1988 par courage, puis en 2023 par hardiesse). Dans la définition de la hardiesse, Spinoza se réfère aux égaux et dans le scolie déjà cité, où il traite aussi de la hardiesse, il se réfère à lui-même.
Mais qu'est-ce qui assure celui qui juge qu'il n'appartient pas à la minorité, mais bien à la majorité ? Ou, plus précisément, qu'est-ce qui m'assure que mon idée que le mal qui contraint autrui à la lâcheté en est un, qui ne pourrait pas m' arrêter, si j'étais à sa place ? Suis-je bien certain de ne pas juger comme un intrépide ? 
Faisons l'hypothèse, vu l'absence de texte spinoziste sur le sujet, que ce qui m'assure que j'ai raison, c'est l'accord de la majorité, le désaccord ou accord d'un autre homme  ayant la même incertitude que mon propre jugement. Dit autrement, qualifier un homme de lâche ou de hardi ne nécessite aucun développement particulier de la raison, pas besoin d' appartenir à l'élite des philosophes pour pouvoir le faire. En revanche, pas possible de surmonter son intrépidité ou sa lâcheté sans avoir développé de manière exceptionnelle la raison (on entend ici par surmonter, transformer la passivité de l'affect en activité de la raison et non pas être dominé par un affect plus puissant que celui dont on désire se débarrasser).






6 commentaires:

  1. Les motivations du courage peuvent parfois passer par un détour plus égotiste qu'être directement altruiste. Mais il y a un lien entre l'estimation de soi ou des individus et son rapport avec la conception d'une norme, naturelle ou culturelle, voire autre chose de plus idéal qui tendrait à les dépasser, quant à savoir jusqu'où s'incarne et se réalise ... Mais le courage peut aussi varier selon les moments et pas seulement selon les personnes, sans parler de la mise à l'épreuve sur la durée et son articulation à de multiples facteurs tels que la fatigue, etc.
    Je suis parfois tenté de considérer que la responsabilité sur ce point se joue moins uniquement dans l'immédiateté que dans l'exercice, dans le fait de s'être préparé ou non à ce type de situation. Reste que dans nos sociétés occidentales plutôt confortables (pas partout) et extrêmement spécialisées qui ne favorisent pas la polyvalence des aptitudes, on ne tend pas à avoir prioritairement un tempérament de guerrier devant la violence. Mais il existe aussi, j'insiste, différents courages, par exemple : intellectuel et pas que physique ..., celui de demeurer intègre ou de se confronter à une mode dominante malgré la mise à l'écart qu'elle peut coûter, certains aussi plus apparemment modestes, comme celui d'assurer quotidiennement un travail fatiguant et peu gratifiant ou encourageant, que ce soit pour servir à la collectivité ou pour nourrir sa petite famille. Et il n'est pas dit encore une fois qu'être apte à une sorte de courage implique de l'être à un autre. Autre exemple encore, être courageux en groupe devant une charge de CRS n'est pas la même chose que devant une agression personnelle. Et aucun habitus ne garantit intégralement la teneur de la réaction sur le moment. Des durs peuvent craquer. Et des lâches, ne supportant plus leur condition soumise, s'avérer soudainement héroïques. La question aussi d'estimer avoir encore quelque chose à perdre ou non pèse également ... Le courage est un des sujets les plus subtils qui soient, je me suis interrogé un peu là-dessus (La lâcheté étant souvent considéré comme un des pires vices, plus que la méchanceté, étrangement ou non ? Mais en plus réaliste : ai relevé aussi ici et là des témoignages de soldats ayant été sur le "front" de guerre, révélateurs et instructifs ...) sans prétendre à l'exemplarité personnelle sur ce point. Disons que la position d'un certain Saint-Thomas ... quant à l'application incarnée de cette vertu ... me paraît assez pertinente. Et pourtant qu'on l'applique ou non, peu nierait que le courage n'en demeure pas moins une vertu (si on le distingue de la témérité plus aveugle). Et il y a aussi des exemples incroyables, mais justement parce que rares. Il est discutable en tous cas de juger définitivement du courage ou non en tous points d'un individu, même s'il y a des tendances et prédispositions, cependant le caractère est aussi lié à la capacité, même s'il ne s'y résume pas. Je répète : un courage là même où il n'y a aucune raison particulière d'avoir confiance en soi, c'est assez rare (mais certes : là où on est censé avoir confiance peut engendrer une autre forme de pression ... Et autant l'habitus peut aguerrir, autant l'excès peut traumatiser.). Mais je ne suis pas contre le fait d'être surpris et contredit par l'exception à ce sujet, ce qui arrive parfois. De savoir reconnaître un comportement admirable lorsqu'il survient. Et il serait intéressant de mieux étudier quels facteurs non seulement causaux généraux mais aussi d'histoires de vie propres ... sont les plus propices à son émergence

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  2. Il y a une raison à la disparition du premier commentaire qui avait été enregistré ? Trop long, répétitif, ou juste non pertinent ? Ou alors ... cause technique ?

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  3. A la question faite à la majorité : vous rentrez chez vous, seul, tard le soir, vous entendez soudain des cris au détour d'une rue, et assistez alors à l'agression d'une femme par quatre types ivres l'air pas commodes, que faites-vous ? Eh bien, beaucoup vous répondront avec assurance qu'ils interviendront, puisqu'il faut le faire. Quelques-uns, plus rares et prudents, tenteront un timide : "J'appelle la police ?", sentant bien l'insuffisance de leur proposition par rapport à l'urgence de la situation. Mais vous en entendrez très peu admettre simplement tout de go qu'ils n'oseront pas s'exposer directement physiquement. Or, en situation réelle, il y a toujours une différence certaine entre anticiper et y être. Il y a eu des cas répertoriés d'agression dans des trains devant de nombreux témoins sans qu'aucun n'intervienne. Ça n'ôte sans doute rien de la définition du devoir moral dans l'idéal, mais interroge où se situe bel et bien la raison commune en application au bout du compte. Je ne pense pas que la majorité des gens soit nécessairement égoïste ou "mauvaise", mais pas non plus spontanément héroïque et encore moins jusqu'au sacrifice, hélas ? Mais ça peut dépendre des circonstances, de sa propre expérience de la violence, etc. On observe aussi que sur la répétition progressive à l'exposition d'un risque, "aguerrir" comme on dit, l'individu tendra à réagir de façon de moins en moins passive. Et puis, s'exposer à un risque possiblement mesuré, pour sauver quelqu'un des flammes par exemple, semble en revanche plus courant. Et je ne me permettrai pas ici de toutes façons de juger trop à l'avance avant d'avoir fait moi-même mes preuves devant le fait accompli. De même, on remarquera que s'exposer à un tir d'arme à feu ou à une arme blanche ne relève pas tout à fait d'un courage identique, et le plus aisé ou difficile peut dépendre selon l'individu. Notamment donc de son expérience et ses capacités. Ou de la spécificité des craintes : pour certains il s'agira surtout de celle envers la douleur, pour d'autres plutôt d'y perdre la vie, elles ne se recoupent pas forcément, et on remarque qu'on peut avoir une sorte de courage sans avoir l'autre, ce qui est très curieux et a été fort peu commenté, à ma connaissance. La première fois que vous montez sur un ring, ce n'est pas la même chose que la dixième, l'appréhension est toujours là, et il vaut mieux d'ailleurs ..., mais on apprend à mieux discerner ce qu'elle a de nécessaire et ce qu'elle a d'invalidant, grâce à l'expérience. Alors bien-sûr, il existe des tempéraments hors-normes. Mais un courage, voire plutôt une intrépidité ici, qui dépasserait même la question de l'estimation du risque, de la confiance ou de la capacité dont on dispose, n'est tout de même pas le plus fréquent. Souvent à raison, certes. Mais entre celle d'idéal moral et celle d'application pratique, il peut y avoir des frictions ...

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  4. Bon, j'ai renvoyé le texte, mais à y réfléchir : ce n'est pas si important en soi, l'essentiel était que vous l'ayez lu. J'ai beau parfois m'étaler, mon but premier n'est pas tant d'être publié, mais d'abord de m'exposer à votre jugement et éventuellement d'apprendre, selon la façon dont mon commentaire vous parlerait plus ou moins ou non (sans fausse obligation d'y répondre). Comme je l'ai dit, mon questionnement est somme toute assez courant : la tension récurrente entre l'idée normative et son application empirique, et je trouve qu'une notion comme celle du courage ou de la lâcheté est des plus saillantes sur ce point. Non pas que je veuille discréditer l'idée de la valeur ou la valeur de l'idée en tous points, mais je suis souvent surpris entre d'un côté l'agitation de l'étendard quasi catégorique et la nuance qui s'impose dans les faits. Ça me donne parfois l'impression gênante de cacher la poussière sous le tapis. J'ai d'ailleurs parfois du mal à me retrouver chez Spinoza entre son nominalisme et son essentialisme, la différence entre idée adéquate et correspondante (Désir et joie procèdent de la préservation et du développement de sa puissance d'agir, ce qui a une portée certaine de clarté, demeure tout de même parfois la question de ce qu'est exactement la puissance d'agir ... Et j'imagine que si ces concepts ne sont pas des universaux, Spinoza y voit plutôt des tendances générales, des essences communes mais en actes (?) qui peuvent se différencier selon les individus et les causes externes ?). Reste que je trouve assez juste, et en avance sur son époque, sa façon de ne pas mettre en avant la responsabilité ou la culpabilité morale. Bien que cela pose d'autres problèmes de tout fonder sur la compréhension juste des causes. Wittgenstein semblait penser qu'une raison n'est pas qu'une cause interne, de par sa dimension d'assentiment actif, bien que je ne sois pas toujours sûr de bien comprendre la distinction (disons que parfois l'assentiment ne tiendrait pas qu'à découler de la compréhension des causes, pas sans quelque irréductible autonomie d'engagement qui ne soit pas que pur effet naturel de maturation ni que rationalité causale ?). Entre absence de finalité ultime et désir propre à notre nature, l'harmonie n'est peut-être pas si aisé. Et on peut se demander au final si l'éthique de Spinoza ne relève pas d'une forme de pragmatisme (est-ce que je dis là une énormité ?) par l'équilibre des rapports de puissances, entre préservation et développement, acceptation et action. Même s'il semble défendre l'idée de la contemplation comme fin en soi (est-ce le sommet du développement de sa puissance d'agir ou autre chose qui le dépasse ?). Que celle-ci puisse justifier une forme d'éternité de la substance, voire de ses attributs (?), peut-être, mais j'ai toujours eu du mal avec son enchaînement un peu prompt comme accréditation certaine de l'éternité de l'âme (est-ce encore celle de la personne ? De l'humanité ? Du conatus ? De la nature dans son ensemble quand bien même sans finalité ? Son parallélisme corps/esprit semble impliquer un panpsychisme en tous cas ... Or, argument connu en philo de l'esprit : s'il semble nécessaire que toute manifestation de l'esprit implique celle du corps, l'inverse est plus discutable. Mais certes : la réduction au corps ou le dualisme posent aussi des problèmes. Si tout se résorbe en l'unité de la substance infinie, c'est la façon dont elle s'articule avec ses modes distincts et divers, voire la part d'autonomie qui leur échoit, qui interroge. Mais soyons clairs : la cohérence de l'édifice philosophique dans son ensemble chez Spinoza demeure tout de même impressionnante.)

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  5. Le courage, n'est-ce pas la qualité d'investissement, et pas seulement l'aptitude, à s'opposer à une certaine dimension négatrice du réel lorsqu'elle tend à s'imposer à notre volonté et contre elle ?
    Ou bien en conception moins dualiste : ne serait-ce pas plutôt assentir à la nécessité du réel bien comprise qui s'impose à nous, sans cependant tout lui concéder et perdre trop de vue la nécessité propre à ce qui dépend encore de nous ? Moins la réalisation de notre but garanti, mais la visée comme fin en soi ? Moins la valeur réalisée à tous les coups et en tous points que sa vérité d'aspiration tendancielle ? Ce qui n'interdit pas de faire au mieux, mais que l'intention idéale et la tentative d'agir en adéquation y compteraient davantage que la réussite de l'action ? Bien que les conséquences ont aussi leurs mots à dire. Peut-être la peur réside-t-elle dans le trop grand attachement au résultat de l'acte plutôt qu'en sa valeur morale (mais cette dernière ne peut être sensée que si non seulement sa réalisation mais aussi sa consequence positive demeurent a minima possibles ... Mais on peut se sacrifier au nom d'une certaine idée qu'on se fait de sa dignité et qui ne revienne pas forcément directement à l'intérêt du plus grand nombre. Néanmoins elle supposerait que cette dignité non négociable n'ait pas qu'une valeur égotiste. Désintéressée personnellement ou intéressée dans un sens plus large et vaste ? Pour l'intérêt de tous ? Ou au delà ? Intérêt de type insurpassable non réductible à l'utile ou qui dépasse même la notion d'intérêt ?) ? Plus facile à concevoir qu'à demeurer cohérent en application, tout de même. Bah, je ne sais pas vraiment au fond, mais je m'interroge.

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