" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)
Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné.
Dans un monde social donné certes, mais fort construit. Et pas seulement : aussi dans une réalité, une nature, voire une vérité, ou simplement un monde qui ne se limite justement pas à notre monde social. Et qui se rappelle à nous de façon de plus en plus pressante. Dont les conséquences potentielles risquent pour beaucoup d'échapper à la vocation de maîtrise et de contrôle qu'était censée nous apporter le savoir. Bien qu'il ne se résume peut-être pas qu'à cela et qu'il serait plus que temps de se rappeler nos limites. Nous sommes focalisés sur ce que nous construisons entre nous et nous négligeons ce qui se tient hors : le base environnementale dont nous continuons à dépendre, malgré les apparences illusoires du contraire (Mais il est vrai que vous en parlez dans un autre de vos billets et qu'au moins vous différez ici d'une grande partie de l'élite intellectuelle qui, curieusement, ne se prononce guère sur l'enjeu central, névralgique, écologique, qui interroge le fondement précaire de notre civilisation, "regarde ailleurs" alors qu'elle se montre fort prolixe d'habitude ... Là même où nous aurions besoin d'une véritable mobilisation). Le problème n'est certes pas simple à traiter, assez douloureux, mais il le sera encore davantage si on s'entête à ce point à si peu le traiter, alors qu'il n'engage rien de moins que notre destin en tant qu'espèce à une échelle jamais vue jusqu'ici. Il y a bien quelques intellectuels qui osent aborder le sujet difficile, certains pas toujours de la meilleure façon, il s'agit de demeurer réaliste (même si une question importante se pose aussi au niveau de l'axiologie de nos valeurs, pas seulement de la physicalité des ressources) mais enfin ils essaient de ne pas l'esquiver. Quand on voit en général la tendance des intellectuels à s'engager sur telle ou telle position socio politique, c'est tout de même aberrant de constater soudain le mutisme, voire le déni, là où le problème devient fort sérieux et nous implique tous.
RépondreSupprimerIl y a certes des explications (on est bien meilleurs à discuter de ce qui se passe entre nous que pour prendre en compte ce qui le dépasse). Plutôt que des justifications réellement conséquentes. Nous comprenons tout de même les causes, et nous ne sommes pas totalement irresponsables de celles-ci, mais sommes-nous bien encore capables quelque peu de nous montrer responsables de quoi que ce soit ? Ou s'agit-il déjà de se rendre à un Amor Fati généralisé ? Il n'y a certes pas de solution miraculeuse. Pas sans sacrifice difficile probablement. Mais de là à se comporter comme s'il n'y avait rien à y faire, voire d'ailleurs sur pas mal de points ne serait-ce qu'à un peu moins faire ? On est dans la dilapidation des ressources artificieusement universalisée et on semble peu aptes à nous accorder et prendre les devants tant qu'on n'est pas au bord du précipice. Sapiens, nous nous sommes nommés ... là où hélas nous risquons de rester : primates prométhéens ... Toutes les sagesses classiques ont pointé du doigt le risque de cette avidité compulsive sans frein et rappelé des nécessités : que ce soit détachement, renoncement, tempérance, sobriété, mesure, etc. Il serait plus que temps de les rappeler encore et encore, et de se retrousser les manches pour commencer à les appliquer, là où l'urgence l'exige, trier les priorités, commencer déjà par le vautrage dans le gaspillage superflu, reconnaître les faux besoins, ce serait au moins un début (urgence : certes pas celle de l'immédiateté locale temporelle habituelle, c'est un des points du problème ... C'est quand même LE grand défi pour l'humanité. Et on ne le considère guère en proportion.).
RépondreSupprimerQuand j'entends Luc Ferry dire que remettre en cause l'usage libre de la bagnole c'est atteindre à un droit fondamental, je me dis : vu sous cet angle, on est clairement pas prêt de sortir de l'auberge. Suis-je bête : la bagnole, c'est le bonheur, bien entendu. Le philosophe, on l'aime quand il guide de façon pertinente, pas quand il se sclérose dans un conditionnement.