mardi 25 février 2025

Qui se moquerait aujourd'hui de la grenouille ?

Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :

" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."

Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course : 

" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."

Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.

Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont  plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.



mardi 18 février 2025

Le profiteur déguisé en chercheur de vérité : le renard et le corbeau.

Bien que la première fable de La Fontaine n'explicite pas la leçon, il est facile d'identifier ce dont manque la cigale de la fable : elle est imprévoyante, imprudente. Plus précisément, elle ne prend pas l'avenir autant au sérieux que le présent et court donc le risque de souffrir plus tard. La fourmi est, à l'opposé, l'incarnation de la prévoyance. La fable met donc en garde contre l' hédonisme aveugle. 
Aussi un maître épicurien pourrait en recommander la lecture à ses disciples : être heureux ne veut pas dire tirer le plus de plaisir de chaque instant. 
Je me demande en revanche si la fable pourrait être retenue par un enseignement stoïcien, sachant que ce dernier encourage l'effort et qu' Hercule (et ses travaux) a été un modèle de cette philosophie. Il faudrait donc que la fourmi soit herculéenne en miniature et que la cigale exemplifie le laisser-aller : or la fable dit seulement la continuité imperturbable de son chant et le lecteur sait en général que c'est sa nature de cigale qui s'exprime par cette " musique ". De même, la fourmi fait ce qu'elle doit en accumulant. Aucune des deux activités n'est donc signalée comme peine ou comme passe-temps. 
On dira cependant que, dans les remarques de la fourmi, transparaît le mépris pour l'activité de la cigale, chant et danse apparaissant à ses yeux comme des divertissements. Alors pourquoi ne pas mettre finalement la fourmi du côté de l'homme qui fait ce qu'il doit, ce qui est convenable (travailler pour vivre) et l'opposer à l'homme qui n'a pas la force de faire ce qu'il est convenable de faire (d'abord travailler, se divertir ensuite) ? On pourrait en fin de compte enrégimenter la fable dans l'arsenal du pédagogue stoïcien. 

Mais quel usage philosophique faire de la seconde fable, Le corbeau et le renard ? C'est très simple, vu qu'elle met ouvertement en garde contre la flatterie : en effet, que l'enseignement soit platonicien, ou stoïcien ou épicurien ou autre (il suffit au fond que l'enseignement en question se propose de convertir un disciple à une vérité nouvelle, quel que soit son contenu), il est toujours utile au maître d'avertir l'élève qu'il court le risque de rencontrer un flatteur qui lui nuira en l'assurant qu'il sait déjà tout ce qu'il doit savoir et que ce serait donc à lui, le flatté,  de donner des leçons. 
Ce qu'il est plus difficile de déterminer dans cette nouvelle fable, c'est ce dont manque le corbeau. Le renard, lui, est tout d'une pièce en effet : il est rusé et totalement dépourvu de remords. En effet la leçon qu'il donne doit encourager le corbeau non pas à ne pas flatter mais à ne plus être victime des flatteurs. Ce renard transmet une leçon de Realpolitik en somme, laissant à l'oiseau deux options : la première, déjà dite, revient à se mettre à l'abri des flatteurs ; la seconde, non dite mais pas exclue par le texte, consiste à se conserver, à se développer en obtenant à son tour des biens grâce à la flatterie.
Mais revenons au corbeau : qu'a-t-il fait de faux ? S'il s'était contenté de jouir de la flatterie visant son plumage, il n'aurait rien perdu car il n'aurait pas ouvert le bec. S'il a laissé tomber son fromage, c'est par ce qu'il a voulu vérifier l'hypothèse ouverte par le renard qui, au fond, est un flatteur particulièrement habile parce qu'il accroît son pouvoir en se présentant comme ne sachant pas, par un scepticisme simulé, qui n'a aucune fin théorique (mieux connaître) mais une seule fin pratique (mieux vivre). L'erreur du corbeau est donc de croire que le renard cherche la vérité sur lui, alors qu'en fait il ne cherche que le profit pour soi. Le corbeau manque donc d'intelligence, comme il est dit dans la fable de Phèdre du même nom :

" Le corbeau dupé gémit de sa stupidité. Ceci montre combien l'intelligence a de valeur." (Fables, Hachette, 1929, p. 16)

Le corbeau prend le renard pour un chercheur et veut l'aider dans sa recherche de vérité, sans voir qu'il n'est qu'un profiteur qu'il va, malgré lui, aider dans sa recherche de profit. 

Reste que ce désir de contribuer à une recherche mal comprise quant à ses fins ne suffit pas à expliquer l'échec du corbeau : son erreur de base, qui est la condition du succès de la tactique du renard, est de ne pas avoir appliquer le principe de contradiction, si on peut dire ; ce principe commande qu' ou on ouvre la bouche et perd le fromage, ou on ferme la bouche et garde le fromage. Emporté par son désir de plaire (autre élément essentiel sans lequel le corbeau n'aurait pas participé à la vérification de l'hypothèse du renard), le malheureux " phénix " pense qu'il peut avoir le bec ouvert (pour chanter) et fermé (pour conserver le fromage). Reste à s'interroger sur la cause de cette erreur : est-ce le plaisir de la flatterie visant le plumage qui le conduit à une réflexion précipitée (" je vais donc ouvrir le bec ") ou la flatterie n'a-t-elle d'effet que parce que l'intelligence du corbeau est limitée et éclaire mal les conditions de ses actions ? Je penche d'abord pour le premier élément de l'alternative :

" À ses mots le corbeau ne se sent pas de joie, 
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laissant tomber sa proie."

Le corbeau manque certes d'intelligence, mais cette intelligence n'est pas celle des moyens en vue d'atteindre ses fins propres, c'est l'intelligence de soi : pas assez lucide sur le plaisir qu'il prend à entendre dire du bien de soi, il ne sait pas les effets désastreux de ce plaisir sur ses capacités cognitives.

La leçon de la fable est donc : méfions-nous des faux chercheurs qui nous font déraisonner, tant nous nous aimons.
On pourrait en somme choisir cette fable pour illustrer la proposition 55 de la quatrième partie de l'Éthique de Spinoza :

" Maxima superbia, sive abjectio est maxima sui ignorantia."

" L'orgueil maximal, comme la dépréciation maximale de soi, est l'ignorance de soi maximale." (traduction personnelle)


lundi 17 février 2025

La cigale et la fourmi aujourd'hui ?

Je me demande si on apprend encore à l'école la première fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Si c'est le cas, la fourmi doit être jugée bien sévèrement et la leçon donnée à la cigale de se retenir de faire ce qu'elle aime et sait faire (chanter) au moment opportun pour cela (l'été) est sans doute devenue incompréhensible. 
Et qui peut encore penser le chant (il est, d'après les commentateurs autorisés, la métaphore de la poésie - de la littérature, voire de l'art tout entier ? - ) comme une activité privée, strictement personnelle, sans bénéfice pour une société, même de fourmis ? 
Et cette bise qui souffle dès le quatrième vers, n'évoque-t-elle pas aux jeunes élèves les catastrophes naturelles,  associées alors à un " devoir de solidarité " que la fourmi devrait avoir honte de ne pas respecter ? 
C'est donc à la fourmi qu'il faut donner une leçon : elle ne représente plus le modèle, mais l'anti-modèle. On peut même aller jusqu'a faire de la fourmi la métaphore de la cupidité capitaliste, dont d'ailleurs la cigale, étonnamment, sait parler le langage quand elle promet à l' usurière, à l'esprit de banquier, le remboursement de la dette : " intérêt et principal ".

On opposera à cette lecture qui fait de la fourmi une légitime donneuse de leçon une interprétation apparemment plus subtile, basée sur les deux vers : 

" La Fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut." . 

Il allait par exemple de soi pour Jean-Jacques Rousseau dans l' Émile que l'ironie supposée de ces deux vers revenait à faire de la cigale le modèle à proposer au lecteur ; s'adressant au fabuliste, il écrivait :

" Vous croyez leur donner la cigale pour exemple "

Il est amusant sur ce point de remarquer que la réaction de l'élève, imaginée par  Rousseau, est exactement l'opposée de celle que j'attribue aux élèves d'aujourd'hui :
 
" et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier, ils prendront toujours le beau rôle : c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel."

En revanche la sensibilité du philosophe nous est très familière et parente de nos " réactions spontanées" généreuses : 

" Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.".

Sauf que cette interprétation qui rapproche le sens de cette fable de notre morale ordinaire aujourd'hui n'est en vérité pas défendable, du moins si l'on en croit l'article très convaincant de Patrick Dandrey https://www.persee.fr/doc/lefab_0996-6560_1998_num_10_1_1024.
En effet, selon lui, prêteuse ne veut pas dire génereuse mais usurière. C'est l'esprit usurier que La Fontaine condamne et donc aussi le discours favorable au prêt que tient la cigale ! Le fabuliste ne dénonce pas l'absence de générosité de la fourmi mais au contraire loue son absence d'esprit banquier, critique en accord avec la morale chrétienne de l'époque. Mais alors il n'y a plus moyen de réconcilier la leçon du fabuliste avec les attentes morales des élèves, pour la raison que l'idéologie moderne approuve à la fois et la générosité (dont La Fontaine ne fait pas l'éloge, dans cette fable du moins) et l'argent facile (combien d'élèves ai-je rencontrés rêvant d'être traders !).

Pour résumer, la morale de cette fable, fidèle à celle d' Ésope, revient à condamner sèchement l'imprévoyance. On peut penser qu'elle ne conviendra pas aux jeunes esprits : ils penseront que La Fontaine aurait dû écrire :

" La Fourmi n'est pas prêteuse ; 
Mais elle est généreuse."