Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :
" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."
Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course :
" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."
Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.
Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.
RépondreSupprimerSyndrôme d'Iznogoud ? Mais la question est aussi de savoir si le statut du calife en place, auquel on aspirerait tant, repose bien sur un légitime mérite ou une nécessité naturelle, voire surtout sur un ordre bien fondé ou une part irréductible d'arbitraire. Les sociétés républicaines et démocratiques sont censées réguler juguler mieux cette part, même si elles doivent toujours composer aussi avec des limites naturelles, quelles que soient les utopiques intentions. On attend de ces sociétés au moins qu'elles ne rajoutent pas à l'arbitraire, ce serait leur raison d'être au delà de la simple utilité commune. Difficile de la garantir toutefois
L'époque souffre-t-elle d'un excès de caprice égalisateur ou d'une disparité démesurée des revenus proprement démente ? Il me semble que ça penche encore en faveur du second. Bien que les deux aspirations illégitimes procèdent bel et bien en fait de ce qu'engendre un seul et même système de l'argent roi et de la stimulation très poussée de l'appétit.
De nos jours en France, dans les entreprises du CAC 40, le rapport salarial moyen entre ouvrier de base et grand patron est environ de 1 à 250. Je vous laisse méditer le chiffre. Surtout que ça n'implique généralement pas de faire réussir davantage la boîte car est garanti un "golden parachute" en cas d'échec. Reste à connaître les compétences précises de ce grand patron. Aurait-il découvert un vaccin sauvant des milliers de vies ? Semblerait que non. Il est à remarquer également qu'un prix Nobel gagnera moins qu'une star de football. Mais je fais semblant de ne pas comprendre. Tout ça est d'une cohérence d'une limpidité d'une normalité et d'une logique indiscutable : celle de la Loi du marché libre, si tant est que ça ne se contredise déjà pas trop.
A voir si s'équilibre bien l'intérêt individuel et général au bout du compte. La question éminemment délicate de nos systèmes d'évaluation de hiérarchisation de rétribution et de répartition ... . Justifié ou irréductiblement arbitraire (et pour le coup : nécessaire à prendre en compte) ? Jusqu'où ? Certes, tous, ouvrier comme patron, bénéficient de plus de moyens qu'auparavant, mais au prix d'un écart de plus en plus grand entre base et sommet. Qui plus est, il est reconnu qu'en France l'ascenseur social a reculé par rapport aux trente glorieuses. Bon, il est parfois en plein boom ailleurs qu'en Europe. Si on compare la taille de deux individus, on ne peut le faire qu'en partant d'une même base, d'un sol égal, sinon le principe de la mesure perd de son sens. Si je compare deux compétences, j'aurais tendance à me contenter d'évaluer le résultat, à la rigueur : la méthode qui y participe, sans trop m'attarder toutefois sur les conditions de départ pour l'acquisition de chacune. Si je compare des qualités dites naturelles, et si elles existent bien comme parfaitement établies chez chacun en dehors des contextes de leur évolution, ce qui reste souvent contestable -mais passons, on se contente là-aussi en général de juger présentement sur pièce, plus ou moins d'ailleurs définitivement (ça aussi c'est un problème, l'irréversibilité ou non du jugement). La question donc proprement du mérite, elle, est encore plus saillante complexe et ambiguë : si le critère, une fois encore, tient avant tout du résultat ou prend en compte la façon dont on y parvient. Il est difficile de fonder intégralement et moralement un ordre social, bien que tenter de le faire soit en partie nécessaire, si on souhaite le stabiliser. Jusqu'où la sélection inévitable est justifiée, à vocation universaliste, ou a à reconnaître un soupçon insistant de chaos particulariste
Un thème sur lequel insiste Tolstoï dans "Guerre et Paix" : que l'histoire serait moins faite par de grands hommes que d'abord par de grandes circonstances qui convergent, et dont l'entière maîtrise nous échapperait quelque peu. Tant que le mirage des écrans procurateurs ne fait pas trop miroiter vainement aux grenouilles le rêve ambitieux de devenir boeuf hypertrophié à la place du boeuf. Que ce soit "y'en aura pour tout le monde" ou à chacun selon sa part juste, un certain réalisme constate la difficulté récurrente du défi. Mais c'est quoi déjà être boeuf ? Être le plus gros, le plus fort, le plus malin, le plus savant, le plus cultivé, le plus juste, etc ... Faudrait voir à ce que tout l'ensemble ne finisse pas par ne plus seulement faire péter quelques grenouilles mais exploser toute la structure.
RépondreSupprimerLa question n'est pas celle d'une égalité aussi extrémiste démesurée et irréaliste que son contraire qui a souvent cours et qui règne plutôt, mais celle d'une équité réellement proportionnée et raisonnée. Je ne parle même pas des conséquences de faire miroiter un modèle de réussite qui engendre des armées de frustrés complotistes qui finissent par se ranger en ordre de marche pour ... les milliardaires populistes qui les exploitent et manipulent et que la plupart envie moins de façon haineuse qu'elle ne les admire plutôt à tant rêver d'être à leur place. Bon, le meilleur des mondes est celui possible, de là à considérer que celui qui a cours est bien le seul possible et donc le meilleur. Mais quelle solution proposer qui soit sans risque de mener à pire, qui lui aussi demeure possible ...?
Soyons précis et plus proches de nous. Qu'un professeur compétent touche 3 à 5 fois plus qu'un maçon compétent avec le dos en miettes au bout de vingt ans de service civilisé, eh bien, oui, ça me paraît tout de même légitime, justifié. On parle tout de même de former correctement les générations futures et c'est une compétence plus rare que celle de savoir maçonner (bien que nos générations futures auront aussi besoin d'un toit sur la tête). Plus exigeante ? Plus délicat à juger ... Mais la difficulté et même la fatigue nerveuse intellectuelle peut valoir celle physique à manier la truelle et porter le ciment, je l'accorde aisément. Et encore une fois il est plus accessible ou du moins plus courant d'apprendre à être maçon qu'à être professeur, c'est un fait indéniable. A remarquer toutefois qu'à l'arrivée l'espérance de vie n'est pas non plus la même dans les deux professions. On paye décidément jusqu'au bout et de bout en bout sa moins bonne aptitude de départ aux études (mais allez savoir si dans les mêmes conditions sociales de départ, l'individu concerné ne se serait avéré pas si inapte que cela après tout, ça arrive -bien ok, c'est pas le plus fréquent, mais entre ce qui revient à la part de capacité innée ou d'acquis insuffisant, et jusqu'où le manque de travail fourni relève de la responsabilité individuelle ou de ne pas avoir bénéficié des outils d'enseignement assez tôt ... le problème est de tendre à les lire comme une seule et même nécessité déterministe, or l'acquis ne relève pas en principe de la seule fatalité causale naturelle qui s'impose) ... Bon, les droits de l'homme d'accord, mais on n'est pas non chez les Bisounours, admettons-le. Et puis c'est si inhumain comme sacrifice d'être payé trois fois plus au lieu de quatre, n'en demandons pas trop aux aisés qui tiennent à le rester ? La seule chose que je demande, c'est : à partir de 10 ou 20 fois plus, est-ce qu'on pourrait au moins se réunir autour d'une table pour en discuter ? Quand bien même on parlerait d'un renard commercial hors-pair avec du flair, ce qu'il vend, il le fabrique pas tout seul, non ? Jusqu'à combien de fois de plus un homme seul peut valoir plus que les autres ?
Certes, il y a la connaissance et compétence rigoureuses, notamment scientifique, c'est peut-être le domaine où la sélection soit la plus indiscutable. Et encore pas sans accident de parcours parfois. Mais une hiérarchie sociale ne tient rarement qu'à elle de toutes façons. De même, l'écart constant entre principe moral et justice appliquée. On en revient à des rapports de puissance en espérant qu'ils mènent davantage à l'équilibre raisonné qu'à l'escalade instable. Quant au succès de l'efficacité technique, c'est une autre histoire, notamment celle de sa durabilité véritable.
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