C'est un défaut professionnel : quand je lis de la littérature, j'y trouve toujours de la philosophie (et réciproquement).
Par exemple, je pense au Phédon de Platon en lisant quelques lignes du Voyage au bout de la nuit. Socrate en effet dit dans le dialogue en question :
" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent le perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Luc Brisson, p. 1181, Flammarion)
Ou bien, un peu plus loin :
" Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons." (66b)
Dans un tel esprit, le point de vue sur le monde que j'ai grâce à ce que je perçois par mes sens n'a strictement aucune valeur cognitive : il ne me donne accès qu'à des apparences éphémères. Aussi, mourir de son vivant, si on peut dire, est le seul moyen d'accéder à une réalité éternelle. C'est par rapport à cette représentation platonicienne des rapports corps / esprit que se détachent ces quelques phrases du Voyage ; Ferdinand va entrer comme ouvrier dans une usine Ford à New-York, les miteux du texte sont les autres ouvriers, plus généralement les pauvres :
" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l'esprit n'est déjà plus tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224).
C'est l'opposé de la position du Phédon : plus l'esprit est ancré dans le corps, plus il connaît la réalité. Plus on veut fuir le corps (dans l'expérience douloureuse qui va par exemple avec les souffrances de la misère), plus on s'égare. C'est l'âme - le mot âme désignant ici l'esprit désarrimé du corps - du travailleur à la chaîne qui, entre autres, est ici visée.
Mais il ne faut surtout pas faire de cette idée une constante de la position de Céline (de son idéologie ? de sa philosophie ? de sa Weltanschauung ? de sa doxa, etc. ?). Prenez par exemple l'âme de la vieille Henrouille, exploitée et enfermée par son fils et sa belle-fille : elle ne fuit pas dans le délire irresponsable, elle se barricade dans le corps et se tient fixement à ce qu'elle pense, si fixement que. lisant les lignes où Céline la décrit, j'ai pensé cette fois à la belle indépendance de l'esprit du stoïcien, à l'abri de la fureur des événements extérieurs, des aléas de la fortune. Jugez plutôt :
" Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.
Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore." (p. 255)
Ce n'est bien sûr pas une stoïcienne, la vieille Henrouille, tant son âme est haineuse, mais cette âme haineuse a quelque chose en commun avec l'âme stoïcienne : l'imperméabilité, l'invulnérabilité par rapport aux intempéries, au gros temps du dehors.
Des trois âmes ici présentées, c'est sans doute l'âme du narrateur, aujourd'hui la plus attirante : amoureux des voyages, du mouvement, de la vie jamais terminée, plus d'un lecteur sera séduit !
Faut-il en conclure que la misère est fille de la sagesse, et inversement, que la misère porte à la philosophie ? Philosophie de la misère, et misère de la philosophie. En vérité, l'anarchiste de droite Céline était un clochard philosophe.
RépondreSupprimerOn pense aussi à Jean Genet, hanté par l'élévation spirituelle, teintée de mystique et de poésie, des mendiants du Barrio Chino à Barcelone.
C'est plutôt l'idée que la misère est mère du délire !
SupprimerA noter que la misère peut avoir de multiples visages : la richesse matérielle, la culture, le savoir, surtout à vocation technique, n'y mettent pas forcément et entièrement à l'abri, ni du délire ... Par exemple, la dérive d'un certain Elon peut valoir celle de Louis-Ferdinand. Mais la portée de leurs moyens de peser n'est sans doute pas équivalente, ce qui ne signifie pas nécessairement une meilleure maîtrise lucide des tenants et aboutissants.
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RépondreSupprimerSi, à mon humble avis, le Voyage et Mort à Crédit demeurent les meilleurs romans de Céline, c'est justement parce que l'auteur y alterne encore des registres différents. Par exemple, dans le Voyage, lorsqu'il est à Drancy, sa description du monde ouvrier passe du constat implacable de la misère avec des traits sarcastiques parfois très sombres, de critique exposant la plaie sans concession, mais aussi à des propos plus empreints d'empathie, d'un humour moins unilatéralement grotesque, de condition humaine partagée, voire de compassion, presque tendre, et même contemplative, presque apaisée (l'ouvrier qui médite sur le paysage tout en pissant sur la berge, ça lui donne "des airs d'éternité"). Céline peut être certes virtuose à décrire violence et frénésie, mais il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il joue sur le contraste, la nuance. C'est un écrivain qui joue souvent sur l'exacerbation sensible, émotive, la physicalité du corps (la bagarre avec son père dans Mort à C est sidérante, on s'y croirait presque), immersif, mais il lui arrive de jouer sur la distanciation, le recul (et pas que pour dénoncer ou en rire sardonique, mais bien avec une sorte de délicatesse qui ressort d'autant plus par contraste, une pudeur poétique, enfin une acuité de certains ressorts des motivations humaines, certes rarement les plus reluisantes). On remarque que dans les derniers romans, Céline tend plus à se répéter, sans parler de son discours de victimisation, dans le crescendo aux accents apocalyptiques, à part quelques rares passages, il rate les moments de pause, de commentaire plus large, ou d'observation plus suspendue hors du rythme de frénésie de l'action, et surtout l'épaisseur plus humaine de l'enjeu, les considérations psychologiques ou comportementales deviennent d'une portée moindre, plus schématique, la narration est moins articulée, les personnages presque des prétextes pour la situation, il surjoue, semble plus s'imiter lui-même, n'a plus autant la note juste (sauf peut-être dans Les entretiens avec le professeur Y), plus dans la recherche d'une formule un peu toute faite de son style, d'un "truc" rabâché ... La "palpite" s'essouffle à se forcer ... Mais les deux premiers romans avaient encore ce sens du contact, cette attention frémissante à la vie, ce souci de la variation des tonalités, et quoi qu'on pense de l'auteur lui-même, une qualité narrative et stylistique exceptionnelle qu'on ne peut leur nier.
Pour ce qui est des accents plus philosophiques, Céline avait lu Nietzsche, pour le reste je ne sais plus, mais il serait sans doute plus proche de l'universalisme immanent d'Aristote que celui transcendant de Platon (mais un lien avec le tragique de la condition humaine incarnée, toutefois aucune sortie vers le haut, sauf de très fugaces suggestions à propos du sort commun, de l'horizon indistinct mais d'autre chose de plus vaste, du sens du fleuve qui va à la mer, etc. Et ceci sans parler de son pseudo essentialisme biologique à la dérive, qui le mènera aux pamplets délirants que l'on sait), mais guère question pour lui d'envisager vraiment sérieusement une finalité de la Nature elle-même ou une harmonie cosmique ultime, une Providence, ou alors à la limite peut-être un côté Diogène dans ses meilleurs moments, mais d'une ironie plus "mauvaise", si l'agité (pas forcément du bocal ...) Céline a des accents stoïciens, c'est sans doute de façon désespérée et sombre, plus proche d'une conception à la Schopenhauer. Une sensibilité commune avec ce philosophe au problème de la souffrance. A cette différence près : il demeure tout de même plus irascible, révolté, qu'en recherche de résolution quelconque. L'annihilation éventuelle du vouloir vivre reste chez lui plus irréductiblement conflictuelle. Et de cette tension, il faisait son moteur et carburant, son mouvement. Encore que la description de la mère Henrouille rappelle qu'il n'était pas sans conscience de quelque attitude possible envers la vie et contre tout (plutôt qu'avec) qui soit plus à même de maintenir le cap malgré les vents tiraillants contraires, en le fort de son fort for intérieur ... Et puis, il est à remarquer que certains ont dit que le Céline médecin n'était pas tout à fait le même que celui écrivain ... Pas que de scrupule professionnel mais de réelle sollicitude envers son prochain. Ce qui ne l'empêchera pas d'opter pour des voies politiques et même morales plus douteuses. Bon, a dévissé clairement dans la distorsion passionnelle. L'artiste n'est pas tout à fait philosophe, même s'ils ne s'excluent pas nécessairement, disons qu'exploiter un certain filon de l'"effet" peut vous exposer ..., et qu'il n'était sans doute pas fait pour ce qu'une certaine reconnaissance sociale de son talent, après la publication du Voyage, voulait voir de lui : une sorte de porte-parole intellectuel à la néo Zola. Sujet compliqué ... qui n'a pas fini d'embarrasser ceux qui voudraient toujours accorder grand écrivain et exemplarité morale. Force est de constater que l'un n'implique pas systématiquement l'autre.
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