Être déterministe revient entre autres à considérer que les seuls possibles qui ne soient pas réductibles à l’activité de notre imagination sont ceux qui se sont réalisés. Comme cette réflexion a comme but d’avoir des conséquences sur ma vie personnelle, je vais toujours rester à l’échelle d’une vie individuelle.
Si j’applique à l’échelle de la vie individuelle la position qui ouvre cette réflexion, je tiens donc pour vrai que, avant même que je ne sois né, disons le jour précédent ma naissance, ma vie possible est la vie que j’ai menée réellement jusqu’à l’instant où j’écris ces lignes.
Mes parents ont dû imaginer une vie pour moi qu’ils préféraient à d’autres qu’ils jugeaient possibles mais pas préférables, voire détestables ; l’imagination de chacun d’entre eux était déterminée par leur propre vie (leurs habitudes, leurs goûts, leurs idéaux, etc) – on découvre ici que l’imagination est tout autant déterminée par le passé de la personne (il faudra revenir sur cette formule trop simple) que n’importe quelle autre réalité -.
Reste que les vies possibles que mes parents imaginaient pour moi, comme celle que j’imagine pour moi maintenant, n’étaient que des représentations déterminées par leur ignorance des causes qui allaient déterminer mon existence.
Pour dire les choses autrement, le seul possible qui ne soit pas un simple produit de la fantaisie est ce qui est déterminé à exister par les causes antérieures qui le nécessitent. Prenons un exemple : après le repas de midi, je ne savais pas que j’allais me mettre aujourd’hui à écrire ce texte, dont j’ai l’idée depuis quelque temps. Si on m’avait demandé ce qui était possible pour moi, j’aurais répondu spontanément sans me soucier de rigueur philosophique : « beaucoup de choses sont possibles ! ». L’image spontanée de mon avenir correspondait à la représentation de multiples possibles existant, attendant que je choisisse l’un d’entre eux pour le faire passer à l’état de réel, comme des candidats concurrents en vue de l’accès à la réalité avec moi dans le rôle de l’arbitre. Ce moi n’est pas forcément la volonté, car même si j’agis machinalement ou impulsivement, un des candidats est sélectionné au titre de possible réalisable et réalisé.
Or, cette image de mon avenir suppose un avenir indéterminé, que je détermine.
Cette image semble correcte et décrire le fait que nous causons une partie de ce qui devient la réalité présente : par exemple, avec les mouvements de mes doigts et ma réflexion, je cause les phrases qui s’écrivent au fur et à mesure où ce texte avance. On touche un point important ici de la position déterministe : dans l’ensemble des causes qui déterminent le présent, il y a mon activité, que je sois un homme d’État d’envergure internationale ou un citoyen dépourvu de pouvoir, je modifie la réalité par mon action (par exemple, faisant mes courses ce matin, j’ai dégarni des rayons de magasins de certains produits, mais j’ai aussi, moins visiblement, modifié ma respiration la composition de l’air, usé mes semelles de chaussure, etc.). Le problème est de savoir si cette activité présente, aux effets modestes ou non, est déterminée par mon passé (et celui du monde) ou indéterminée.
C’est à ce niveau que l’expérience semble faire une différence entre des actions causées par le passé et des actions non causées par le passé ou libres. Si je suis un ivrogne et que comme tous les matins je ne cesse de boire des canons, j’ai le sentiment, et les autres tout autant, que je suis déterminé par quelque chose en moi qui s’est construit dans le passé et qu’on appelle souvent l’habitude. Si je suis un ivrogne impénitent, je me dirai que je suis cloué par l’habitude, ce qui revient à dire que ma vie a une évolution fixée par son cours antérieur. Mais supposons qu’un matin je me lève avec la résolution de cesser de boire et de prendre les médicaments que mon généraliste m’a donnés afin de souffrir moins de cette résolution : il y a lors deux manières d’expliquer la résolution en question.
Je commence par la plus flatteuse pour mon amour-propre : je me décris comme rompant avec mes habitudes grâce à ma force de volonté. Quant à cette soi-disant « force de la volonté », je la vois comme quelque chose qui non seulement me donne de la valeur mais aussi signale mon indépendance par rapport au passé : je m’imagine que si je n’avais pas mis en œuvre cette force de volonté, j’aurais continué comme tous les matins d’obéir au passé, de le reproduire.
Le déterministe pense ce que j’ai appelé la force de ma volonté sur le modèle de n’importe quelle réalité naturelle : prenons un nuage. Il se peut que le nuage dont je parle soit un nuage exceptionnel, rare (par son volume, sa beauté, son évolution, etc), mais ce nuage ne tombe pas du ciel, si on me permet l’expression : il y a des causes physico-chimiques, en relation ou non avec l’activité humaine, qui expliquent sa genèse et son évolution. Bien sûr les causes dont nous parlons (disons, telle dépression, tel vent etc) sont aussi bien des effets de causes qui à leur tour sont des effets, et ceci indéfiniment. Ce nuage lui-même aura des effets qui causeront des effets, etc.
Pour en rester un instant encore au nuage, par exemple celui que je vois en ce moment et qui est d’une beauté étonnante, on peut être assuré qu’aucun climatologue, spécialiste des nuages ou non, aucun physicien, aucun chimiste, aussi savant soit-il, ne pouvait hier à la même heure, à l’endroit où je suis ou ailleurs dans le monde, n’en prédire les contours précis qu’il a aujourd’hui à l’instant t. On est donc en présence d’un phénomène inconnaissable par avance mais que nous avons de bonnes raisons de penser intégralement déterminé par de multiples causes interagissant.
Si on pense la force de volonté sur le modèle du nuage, elle est aussi explicable par des multiples causes, disons pour simplifier, psychologiques qui elles-mêmes sont des effets de causes antérieures. Au fond il n’y a pas de différence radicale entre une éruption volcanique brutale et une rupture brutale causée par exemple dans une vie par une conversion. Quand on disposait de croyances mythologiques, on pouvait assimiler les deux phénomènes en les faisant dépendre tous deux de la volonté. Disposant désormais de connaissances scientifiques, c’est légitime d’assimiler les deux phénomènes à des phénomènes nécessaires, vu le passé du monde.
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