Dans la lettre que Spinoza écrit à Henri Oldenburg le 7 février 1676, on lit :
" De même, en effet, qu'il serait absurde qu'un cercle se plaigne que Dieu ne lui ait pas donné les propriétés de la sphère, ou un petit enfant souffrant de la pierre, qu'il ne lui ait pas donné un corps sain, de même, aussi, un homme ayant l'âme impuissante ne saurait se plaindre que Dieu lui ait refusé la force d'âme et la vraie connaissance et l'amour de Dieu, et qu'il lui ait donné une nature à ce point débile qu'il ne puisse contenir ni maîtriser ses désirs." (ibid., p.1064)
Bien sûr ce passage vaut pour tous ceux qui se plaignent de Dieu et qui mettent en doute sa justice (la théodicée = la justice de Dieu), certains allant même jusqu'à tirer argument des souffrances des innocents (ici le petit enfant malade) pour nier la réalité de Dieu. Mais surtout ces lignes sont utiles pour disqualifier la plainte métaphysique, je veux dire celle dirigée contre la fortune, le sort, le destin ou plus vaguement la réalité : en effet il va de soi que la plainte juridique (" vous commettez quelque chose d'illégal ") ou la plainte morale (" vous êtes méchant ") ne sont pas prises en compte ici puisqu'elles peuvent être défendues comme un recours en vue d'un futur meilleur, si le tribunal prend une mesure en faveur du plaignant ou si la personne accusée de méchanceté décide pour cette raison de mieux se conduire (ce recours est exigible, non parce que le passé aurait pu être autre, mais pour que le futur ne soit pas tel qu'on le craint, c'est-à-dire à l'imitation du passé). Mais se plaindre de la réalité sans incriminer une ou plusieurs personnes, mais seulement le fait du passé ?
Pour le déterministe, qu'il soit spinoziste ou non, le passé n'a jamais pu être autrement qu'il ne fut. Que des parents, par exemple, souffrent extrêmement de la mort d'un enfant, c'est une chose, mais qu'ils souffrent à cette occasion, en plus, d'un sentiment d'injustice, c'en est une autre.
L'objection à faire à ce sentiment d'injustice varie en fait, selon que le déterminisme est finalisé ou non (j'ai centré jusqu'à présent ces billets sur un déterminisme sans finalité, sans cause finale). En effet, dans le cadre de la philosophie stoïcienne, il y a déterminisme, plus finalité : tout événement ne peut pas arriver autrement qu'il n'arrive (c'est le devoir de la nécessité) et en plus, il ne doit pas (c'est le devoir de l'obligation) arriver autrement qu'il n'arrive ; dans le spinozisme et dans tout déterminisme qui généralise au plan global ce que les sciences supposent au plan régional, disparaît la croyance que le réel est aussi le meilleur, pas pour y mettre à la place la croyance qu'il est le pire mais parce que le bien et le mal n'ont pas d'application en dehors du cadre juridique (le mal est l'illégal) ou du cadre moral, rationnel ou non (le mal est ce qui nuit ou ce qui est jugé nuisible à la personne).
On voit donc que, dans le cadre du stoïcisme, la réponse faite au sentiment d'injustice par rapport à la réalité passée est la suivante : " Réfléchissez et vous comprendrez qu'au fond ce qui a eu lieu est juste, même si vous ne pouvez pas dans le détail réaliser pourquoi précisément c'est juste ". Quant au spinoziste, il dira : " Ce n'est ni juste, ni injuste car le réel est tout à fait neutre moralement, il n'est commandé ni par un dieu bon, ni par un diable ! Ne vous moqueriez-pas de quelqu'un qui dirait que c'est injuste qu'il pleuve le jour où il a organisé un pique-nique ? ".
On voit bien que cette position principielle du déterministe n'est en rien relative à l'ampleur des faits jugés injustes par ceux qui récriminent. Elle est liée à une conception humaniste des valeurs qui fait de celles-ci des croyances humaines, sans pour autant les rejeter dans l'inutile ou les réduire à des illusions. Et, comme le dit le passage de Spinoza, l'impuissance à comprendre ce déterminisme et à vivre en accord avec lui, sans plainte et bien sûr sans gratitude vis-à-vis du passé, n'est rien de moins que la puissance de le comprendre et d'accorder sa vie avec lui : une caractéristique psychologique nécessaire et intégralement explicable par le passé du monde et l'histoire de la personne qu'elle caractérise.
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