Dans la lettre que Spinoza écrit à Oldenburg le 11 janvier 1676, on lit :
" Que ce soit nécessairement ou de façon contingente que nous faisons ce que nous faisons, il n'en reste pas moins que ce sont l'espérance et la crainte qui nous mènent." (Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, p. 1060)
Certes, mais que changent les croyances déterministes à l'espérance ou à la crainte ? J'espère par exemple que ce billet sera lu et apprécié, je crains qu'il ne soit ignoré ou négligé. Mais qu'est-ce qu'une espérance de déterministe ? C'est manifestement, comme celle de l'homme sans convictions philosophiques, une espérance causée entre autres par l'ignorance de l'avenir. On n'espère pas qu'on ne mourra pas, parce qu'on sait qu'on mourra. On espère par exemple qu'on ne mourra pas de manière horrible, parce qu'on juge possible d'avoir à mourir de cette manière (d'autres, en masse, sont morts ainsi). C'est précisément la pensée d'une telle possibilité qui, en fonction de sa probabilité estimée, fait passer de la crainte à l'espérance et inversement. Mais dans un monde déterministe, les probabilités sont un produit de l'ignorance : on dit au malade qu'il a 80% de chances de guérir, il espère ; 20%, il craint. Mais ce sont des vues d'esprits incapables de connaître la manière dont la maladie de ce malade-là évoluera. Et si le malade est déterministe, ça lui fera une belle jambe de savoir que son espérance, comme sa crainte, sont causées par l'ignorance. Certes, le sachant, il pourra diminuer cette ignorance : il gagnera alors une espérance ou une crainte fondée sur de bonnes raisons mais toujours enracinée dans l'ignorance. Si le savoir détruisait l'ignorance, il métamorphoserait l'espérance en soulagement (on sait que le possible espéré se réalisera) et la crainte en désespoir (on sait que le possible craint se réalisera).
Mais attention, l'espérance et la crainte du déterministe ne sont pas celles d'un fataliste. En effet le premier sait que son espérance ou sa crainte par leurs effets causent aussi son avenir. La crainte d'entendre le médecin faire un diagnostic inquiétant peut causer la mort par incapacité à fréquenter les médecins. L'espérance de guérir peut se nourrir d'actions maximisant précisément les chances de guérir.
Cela dit, en agissant ainsi, le déterministe n'a pas une conduite différente de celle d'un homme sans couleur philosophique ou d'un indéterministe qui met toutes les chances de son côté.
On pourrait même dire que la force d'une espérance est d'autant plus grande qu'on croit que, par exemple, elle peut magiquement faire pencher la balance, parmi tous les possibles réalisables, en faveur de la réalisation du possible espéré. On pourrait alors ajouter qu' en revanche la conscience vive du lien entre ignorance et espérance, en subjectivant radicalement l'espérance, la prive de sa vigueur et des effets de sa vigueur. Affaiblissant l'espérance, cette conscience vive affaiblirait aussi la crainte ? À supposer que ce soit le cas, est-ce un gain, si la force de la crainte cause des actions diminuant la probabilité estimée ou réelle du fait craint ?
Une chose est sûre : le craintif et l'espérant déterministes ne peuvent pas prier le Ciel ; un secours magique en moins. On peut se demander si, une fois nourrie leur espérance ou calmée leur crainte, ils n'ont pas intérêt à chercher à penser à autre chose, peut-être convaincus que leur philosophie déterministe, par la lucidité qu'elle leur apporte relativement aux causes de leur espérance et de leur crainte, ajoute un trouble inquiétant à leurs premiers mouvements, sans être pour autant en mesure de faire autre chose que de leur faire voir leur espérance et leur crainte du point de vue de Sirius certes, mais tout en les laissant, de fait, les pieds sur Terre, mariner dans leur espérance et leur crainte.
Là, on est sans doute au coeur de l'enjeu, au moins pour ce qui est de notre condition humaine. Bon, je vais vous envoyer mes réflexions en plusieurs fois. Je vais me concentrer davantage sur la question de l'espérance (6) plutôt que sur celle de juger moralement ce qui n'est pas de l'ordre moral (7), même s'il y a bien-sûr des liens, la question ne se pose pas de façon tout à fait identique. J'attendrais à chaque fois votre réception pour éviter embouteillage.
RépondreSupprimerRemarquons la nuance de différence entre ces deux phrases : Je désire guérir ou J'espère guérir (connotation plus passive attentiste du souhait ?). Spinoza n'a pas tort lorsqu'il remarquait que l'usage d'un terme comme espérer ou espérance (ou même "espoir", je n'ai pas souvenir que S accorde une importance à la distinction scolastique) est davantage l'expression d'un manque que d'une capacité d'agir. Ici se soulève un point crucial du degré de pertinence pratique, de portée réelle et jusqu'à quel point, de l'enseignement d'Épictete à souligner l'importance de distinguer ce qui dépend de soi ou non (de ce qui est accordé de possibilités à ce soi à pouvoir s'accorder ou se détacher à ce qui ne dépend pas que de lui). Le T'chan disait aussi parfois : "Ni espoir, ni désespoir, inespoir !". Mais par exemple, est-il vraiment et humainement accessible et viable pour un être humain de ne plus ou pas espérer du tout ? L'homme le peut-il ? Serait-ce là sagesse ? A partir du moment où il ne connait ni ne peut tout à lui-seul, cela ne semble guère réaliste (il aura sans doute au moins encore un soupçon de préférence là même où il n'a pourtant aucun pouvoir et malgré qu'il l'ait compris, même l'aspiration au néant en attend un soulagement -bien que cela s'appuie certes sur une forte probabilité à la différence de l'espoir, ou à moins d'un détachement et lâcher prise complet, mais serait-il alors encore conscient ?). Et pourtant cela semble également propice à ne pas verser dans l'illusion (on peut aussi au moins accorder la possibilité d'être moins taraudé par son inclination grâce à la compréhension, quand bien même de sa limite à savoir ou garantir). Peut-être ici la distinction stoïcienne entre fin visée et but parfaitement atteint peut encore éclairer.