mardi 23 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (12) : le fatalisme du Jacques de Diderot (3)

On dit que le fatalisme entraîne la paresse. C'est vrai que si mon avenir était décidé, quoi que je fasse, alors à quoi bon faire, par exemple, des efforts pénibles ? 
Sauf que le déterministe  lui, ne croit pas un avenir personnel déjà fixé, quoi qu'il fasse ! Ce qu'il fait présentement, pense-t-il, contribue à déterminer son avenir (et pas seulement le sien d'ailleurs). Si les efforts pénibles qu'il réalise en vue d'une fin quelconque (gagner sa vie, passer un concours difficile, se soigner, etc.) n'aboutissent à rien, il n'en conclut pas qu'il aurait pu et dû les économiser, parce qu'il est convaincu qu'il ne pouvait pas ne pas les réaliser. S'il s'est livré à de tels efforts, c'est parce qu'il jugeait probable, voire certain qu'ils allaient lui bénéficier. Certes, à l'issue des efforts en question, il sait rétrospectivement si son imagination d'alors a anticipé correctement ou incorrectement la réalité.

Jacques le fataliste anticipe-t-il correctement la réalité quand il se décide, contre l'avis de son maître, à mettre au pas, seul, la bande de brigands qui, dans l'auberge où ils ont fait halte, accaparent toute la nourriture et se moquent d'eux ?

" Jacques indigné prend les pistolets de son maître : " Où vas-tu ? " - Laissez-moi faire. - Où vas-tu ? te dis-je.  - Mettre à la raison cette canaille - Sais-tu qu'ils sont une douzaine ? - Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez- - Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton ! " (La Pléiade, 2004, p.674)

L'épisode est intéressant car le fatalisme y justifie le courage, voire la témérité. En effet il est improbable ici que Jacques seul vienne à bout de douze malfrats, et plus improbable encore qu'il en maîtrise cent ! Mais, dans les deux cas, ce n'est pas impossible. Ce qui est sûr, c'est qu'en se lançant ainsi à l'aventure, Jacques , au moins aux yeux du lecteur, risque gros. Mais pourquoi prend-il un tel risque ?

La justification fataliste : " Si c'est écrit que je les vaincrai, aussi nombreux qu'ils soient, alors je ne prends aucun risque en les attaquant." 
On comprend ici que le fatalisme n'entraîne la paresse que chez les paresseux car il peut aussi bien entraîner l'initiative chez les entreprenants. Tout dépend au fond si le fataliste juge déjà écrit ce qu'il craint ( " C'est écrit qu'ils me vaincront, alors pourquoi se casser la tête à les défier ? ") ou ce qu'il espère ( " C'est écrit que je serai plus fort qu'eux, alors pourquoi ne pas les affronter ? "). Ici Jacques est manifestement un fatalisme optimiste (si on appelle optimiste une personne qui pense que les faits espérés se réaliseront). On a le type de fatalisme correspondant à son caractère en somme.

Mais je ne veux pas être fataliste, je veux être déterministe ! Et donc y a-t-il une justification déterministe à une telle prise de risques ? Autrement dit, l' audace trouve-t-elle de bonnes raisons dans les croyances déterministes ?
En fait le déterminisme ne favorise aucun type d'actions mais explique n'importe quelle action réelle, la plus improbable avant sa réalisation, aussi bien que la plus probable, comme totalement nécessaire, vues l'histoire du monde et celle précisément de l'agent concerné au sein de ce monde. Ainsi le déterminisme n'encourage-t-il pas plus à l'action qu'à l'inaction. C'est une théorie qui éclaire sous un certain jour les actes faits (entre autres) mais qui ne conseille en rien des actes à faire.
Reste qu'au coeur du déterminisme il y a l'idée que le seul possible est celui qui se réalise. Or, l' imagination peut être envahie par une multiplicité de possibles, tous plus effrayants et paralysants les uns que les autres. Mais, aux yeux du déterministe, ces possibles, à défaut de devenir tous des impossibles (peut-être un parmi eux est-il le bon, celui qui se réalisera !), perdent du mojns la prétention qu'ils ont, chacun, d'être un candidat crédible à la réalisation, dit autrement, un scénario sérieux de ce qui nous attend. Vider les futurs imaginés de leur poids indu de réalité, c'est par là même enlever une part de la paralysie que l'imagination sombre de l'anxieux favorise. On pourrait alors trouver en soi un regain d'une confiance d'autant plus étouffée au départ que l'on est doté d'une imagination vive et noire. Mais y gagnerait-on une confiance en soi capable, comme celle de Jacques, de faire des miracles ? Ne rêvons pas trop tout de même : cela dépendra de notre tempérament !

5 commentaires:

  1. Un fatalisme qui rend moins anxieux, voire plus courageux. Oui, très intéressant. Mais on est en effet plus sur des questions de caractère que de nature propre plus active, voire efficiente, par une connaissance adaptée. On serait presque dans une part d'ignorance adaptée à la nécessité où l'orientation procède davantage de la disposition de caractère que de la raison. Mais il y a peut-être être une combinatoire possible en fonction de notre marge de connaissance et d'agir. Reste la question d'une part de survenance qui certes détermine tout autant mais n'est peut-être pas réductible à n'être que l'effet de causes...

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    1. Vous avez raison : les effets de la croyance dans le déterminisme sont ici pensés comme inadéquats au sens spinoziste : ils ne s'expliquent pas par la seule connaissance rationnelle qu'on a du déterminisme mais aussi par les affects singuliers de celui qui les pense. Quant à la survenance, elle ne me semble pas impliquer l'indéterminisme. Mais c'est un sujet trop complexe pour maintenant !

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  2. S'il n'y a pas de volonté d'affirmation théorique métaphysique sur le plan ontologique, alors il serait sans doute très pertinent de faire appel aux conceptions dites grammaticales de Wittgenstein et Bouveresse à propos des limites du déterminisme causal et de sa liaison et distinction avec le champ sémantique des raisons. Voire par exemple certains commentaires de Bouveresse sur la psychologie cognitive, etc

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  3. Que les agents justifient leur choix par des raisons, bonnes ou mauvaises, n'est pas incompatible avec le déterminisme causant un tel choix.

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  4. En effet, cela ne l'est pas. Ni avec un déterminisme non absolu, non plus. Bien sûr, il est à considérer une priorité à la causalité, au moins sur le plan épistémique, elle s'avère le plus souvent la plus crédible et efficiente, même si ontologiquement métaphysiquement toujours discutable. Nos deux modes de compréhension, par cause et raison, restent difficilement réductibles sur le plan grammatical. On envisagera certes d'abord que le plus probable est que ce sont nos raisons qui recoupent insuffisamment les causes. Sans s'interdire non plus de se demander jusqu'où nous avons accès à celles-ci et si cet accès recoupe ce que nous pensons savoir d'elles de façon suffisante. Jusqu'à présent en tous cas, le modèle causal s'est avéré solide, bien que l'établir comme liaison strictement cernée et loi systématique puisse prêter à discussion. Et que j'aime l'idée de ce qu'ouvre d'encore possible l'éventuelle marge de discussion, si tant est que je ne me berce pas d'illusions et complaisances dans l'ignorance. Il n'est pas exclu non plus toutefois que notre grammaire finisse par être modifiée, dans le sens plus catégorique d'une réduction ou non. A moins que les délimitations du cadre soient inhérentes à nos formes de vie.

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