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vendredi 22 septembre 2006

Diogène Laërce, notre modèle ?

Après avoir rapporté les paroles mémorables d’Aristote, Laërce fait le catalogue de ses écrits : 156 titres (10 pages de mon édition des Vies) : 445 270 lignes précise Laërce et, sur ce, il enchaîne l’exposé de la doctrine :
« Voici d’autre part ce qu’il y professe. » (V 28)
Que lit-on alors ?
Rien que 6 pages, plus exactement 88 lignes, soit quantitativement et, en supposant une équivalence entre la taille des lignes de mon édition et celle des lignes auxquelles se réfère Laërce, 0,019 % de la masse totale de l’œuvre aristotélicienne.
Je suis porté à en tirer deux conclusions radicalement opposées : si j’accorde du prix à l’œuvre de Laërce, celle d’Aristote est nécessairement prolixe, voire logorrhéique ; en revanche si, comme m’y engage la hiérarchie des valeurs inscrite dans la tradition, je donne tout le poids à l’œuvre du philosophe, le texte de Laërce est d’une insupportable légèreté, pour ne pas aller jusqu’à dire qu’il n’est que du vent.
Mais ce Laërce-là ne représente-t-il pas la caricature du professeur de philosophie, au moins dans les classes terminales ?
C’est non seulement sa brièveté pédagogique qui m’engage à entamer une telle comparaison mais aussi la division de son texte en deux parties dans lesquelles je retrouve deux éléments des cours de philosophie :
a) le topo :
« Sa doctrine philosophique se divise en deux : la doctrine pratique et la doctrine spéculative (…) Il ne retint pour fin unique que l’usage de la vertu dans une vie accomplie (…) L’amitié, il la définissait une égalité de bienveillance réciproque. » (V 28-30)
b) l’explication de texte :
Elle est d’autant plus pointue et fine que le topo a été expéditif. C’est ainsi que Diogène Laërce, pour expliquer une ligne et demie d’Aristote, écrit 17 lignes de commentaire. Résumons : presque 20 % du texte de Laërce est consacré à l’élucidation de 0,00033% de l’œuvre du maître. Ce qui donne une justification à cette bizarre pratique : l’œuvre est si riche qu’on ne peut en toute honnêteté que juxtaposer la synthèse à la hache et l’analyse pointilleuse. Imaginez que Laërce ait voulu expliquer exhaustivement Aristote, il aurait dû écrire plus de 5 millions de lignes. Or, le professeur, raisonnable, sait qu’il n’a guère plus que 30 semaines de cours, on ne peut tout de même pas demander à un élève qui aurait 3h de cours par semaine d’écrire chaque heure 55.555 lignes destinées à lui permettre d’entrer dans les arcanes de la pensée et, qui plus est, seulement de la pensée aristotélicienne...

jeudi 21 septembre 2006

De quelques platitudes sur la beauté.

Qu’est-ce que la beauté ?
Voilà bien une question comme les philosophes généralement les aiment, désireux qu’ils sont d'enfermer dans des mots bien pesés les essences des choses.
A ce sujet, Laërce dans le passage consacré aux apophtegmes d’Aristote attribue à ce dernier la pensée suivante
« La beauté est une meilleure recommandation que n’importe quelle lettre. » (V 18)
L’idée est triviale mais me fait penser à Hobbes qui écrit dans le Léviathan en 1651 :
« La beauté est un pouvoir, parce qu’étant la promesse d’un bien elle vous recommande à la faveur des femmes et de ceux qui ne vous connaissent pas encore. (chap. X trad. de Tricaud)
Laërce ajoute immédiatement que l’attribution à Aristote est contestée : c’est Diogène qui aurait proféré ce jugement. Admettons: le Chien devait être alors en panne de verve vacharde. Heureusement un de ses propos me met sur la voie de ce qu’il aurait été cyniquement correct de dire à ce sujet:
« Diogène se gaussait de la noblesse de naissance, de la gloire et de toutes les choses du même ordre, les traitant de « parures du vice » (VI 72)
Aristote, lui, aurait dit en fait que « la beauté physique est le don d’un dieu ». A la différence de la première définition qu’on pourrait aujourd’hui encore répéter dans le cadre d’une conversation sur les entretiens d’embauche, cette dernière citation est, elle, bien datée. En revanche celle que Laërce attribue à Platon est aussi banale mais d'un banal qui a résisté au temps:
« Un privilège accordé par la nature ».
Les quatre autres définitions, que Laërce présente à cette occasion, ne pourraient pas se fondre dans la conversation, elles feraient citations.
Voulez-vous cependant reprendre l’idée développée par Aristote (ou Diogène) et par Hobbes ? Vous avez alors le choix entre :
« une royauté sans gardes du corps » (Carnéade)
et
« une tyrannie de courte durée » (Socrate)
Je choisirais quant à moi la dernière, plus riche par sa référence à l’éphémérité nécessaire du pouvoir en question.
Préférez-vous identifier la beauté à une apparence mensongère ?
Théocrite le dit métaphoriquement :
« Un bijou de pacotille à l’éclat d’ivoire »
Je réalise subitement que je tiens là une définition possible de Socrate, célèbre pour avoir montré aux autres une surface physique qui ne reflétait pas sa profondeur :
« Un bijou d’ivoire à l’éclat de pacotille »
Mauvais esprit, anti-socratique, oserais-je aller jusqu’à dire que sa laideur lui garantissait « une tyrannie de longue durée » ?
Si vous souhaitez aller droit au fait, vous reprendrez l’expression de Théophraste :
« Une tromperie silencieuse »
Il semble donc que la beauté des corps n’a pas bonne presse chez ces penseurs antiques. Identifiée au pouvoir immérité et à la valeur superficielle, elle paraît être ce qu’il faut rabaisser quand on commence à philosopher. Certes on se rappelle que Platon dans le Banquet fait une place à l’amour des beaux corps mais ce n’est qu’à l’expresse condition que, partant d’eux, on les oublie vite au profit de réalités plus hautes.
Je n'oublie pas qu' Epicure a donné une place de prix à la beauté mais ce n’est pas alors celle naturelle des corps mais celle artificielle de la musique, du chant, du théâtre, de la danse, de la peinture. Reste qu’ objet d’un désir naturel mais non nécessaire, la beauté n’est en rien condition du bonheur. Je devine même que la belle personne est plus mal partie qu’une autre dans la course au bonheur tant elle court le risque d’être prise dans les rêts d’un désir devenu bien vite et malheureusement amour...Mais je ne veux surtout pas faire croire que les Epicuriens ont dit le dernier mot sur l'amour !

jeudi 7 septembre 2006

Aristote/Diogène : 2-0

Quand on est cynique, un Aristote, ça se ridiculise. En effet la verve hargneuse du Chien vise autant l’excellent que le médiocre, désireux qu’il est de déceler sous le succès l’échec.
Diogène a donc voulu faire à Aristote le coup de la figue sèche. Laërce ne précise pas en quoi il consiste: est-ce la même blague que celle dirigée autrefois contre Platon ?
« Diogène, qui était en train de manger des figues sèches, rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler » », dit Diogène » (VI 25)
Ça avait marché avec le maître, ça pouvait fonctionner aussi avec le disciple, malgré la dissidence ! Mais à malin, malin et demi :
« Comme Diogène lui offrait une figue sèche, il comprit qu’il avait préparé un mot d’esprit, au cas où il ne la prendrait pas. » (V 18)
Aristote a donc pensé que ce n’était pas un remake pur et simple du mauvais tour qui avait servi à berner son professeur et a peut-être même fait l’hypothèse que Diogène, s’attendant à rencontrer en la personne d’Aristote un homme averti, s’était résolu à inverser le mécanisme : non plus honte sur celui qui prend la figue mais honte sur celui qui ne la prend pas !
Ce mot d’esprit, Laërce ne nous le dira pas et je n’aurai pas l’immodestie d’en imaginer un à la hauteur du génie de Diogène. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Diogène n’a pas prévu ce jour-là de mot d’esprit de rechange en cas d’échec de sa tactique ridiculisante :
« Il la prit en disant qu’avec son mot d’esprit Diogène avait perdu aussi la figue. »
Ça aurait pu se terminer là. Mais Diogène récidive : qu’a-t-il eu en tête ? Que cette fois Aristote ne la prendrait pas ? Et qu’il pourrait donc servir sa plaisanterie ? Il ne semble pas en tout cas avoir eu assez de présence d’esprit pour trouver dans le court intervalle qui sépare les deux offres de quoi redresser la situation en sa faveur. Jugez-en :
« Comme Diogène lui en offrait de nouveau une, il la prit et l’éleva en l’air comme on fait aux enfants et, disant « qu’il est grand, Diogène ! », il la lui rendit. »
Diogène, lui qui ne trouvait aucun homme digne de ce nom dans la foule des adultes qui peuplait l’agora, réduit à un petit enfant qu’on récompense d’une figue pour sa volonté persistante bien que maladroite de jouer aux adultes astucieux !
Une telle figue a dû être dure à avaler pour la gorge orgueilleuse du cynique.
Mais je trouve juste la victoire d’Aristote : les œuvres cyniques, bien que vachardes et drôles, sont quand même bien maigres par rapport aux textes austères certes mais ô combien denses et pleins de profondeurs actuelles du Stagirite…

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:57 par Nicotinamide
Comparer l'obésité Aristotélicienne aux joues maigres de Diogène est une provocation... La philosophie cynique ne véhicule aucune doctrine, sa peau laisse compter ses côtes. Il n’existe aucun sermon de Bénarès pour fixer la vie. Bien que les Diogène vantent les mérites de la frugalité ou savourent l’absence de désirs, je ne saurais dire si les chiens préfèrent une salade nue à des escargots à l’ail. En effet, il existe des exemples où les cyniques délaissent l’eau pour boire du vin en gueulant. Ils reposent les figues sèches et la luzerne pour manger des gâteaux les joues bouffies. Ils cultivent le paradoxe en accouplant la réclame du festin et de l’orgie sexuelle avec la promotion du cresson et de l’onanisme. Qu’importent les contradictions, la rhétorique, la politique, la métaphysique, la poétique, ce ne sont que des jeux de langage… Les paradoxes se résolvent dans la situation. Le cynisme correspond à une philosophie de la situation. Il incarne l’état d’esprit qui permet d’aborder au mieux chaque cas. Pour trouver une solution pratique, aucune conceptualisation préalable n’apparaît nécessaire. Le cynisme rapporte juste des histoires, des anecdotes, des mots courts, du fragment et des blagues... Mais comment adapter une farce ? Comment expérimenter une saillie verbale ? Comment retrouver les traces de ce qui se définit non pas comme un précis de philosophie mais comme un rapport à soi organisé par l’amour de la liberté. Comment rassembler les paroles de ce qui est non pas un discours mais une attitude de protestation mêlée à la résignation ? Comment extraire une voix théorique puisque le cynique ne conceptualise pas, n’avance aucune théorie, il ne pense ni la nature, ni le bien, ni la vertu… Il croit en la force de son corps et du geste. Le cynique porte seulement des raisons, une poétique de la parole… et une corde.
Par conséquent Aristote fut preuve de cynisme (j'allais dire d'intelligence) face aux figues empoisonnées.
2. Le mardi 26 septembre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Diogène est un maître sans disciple, sa philosophie ne s’enseigne pas, elle se montre. La vertu réside dans l’acte. Un geste botte les paroles circulaires. Une belle claque sur un crâne chauve suffit pour réveiller le sommeil des avaleurs de frimas. Le réel finit toujours par rattraper les bouffeurs d’illusions… Le cynisme encercle alors l’illusion d’un halo de soupçons et de doutes. Le cynisme éclate nos rêves de cristal en nous chatouillant sous les bras. La vérité cynique explose une cascade de sarcasmes joyeux. L’espoir qui se croyait tombe dans la désillusion. L’illusion sous l’impulsion de la philosophie sinopéenne devient une déception comique. Bien que tout se vaille, Antisthène proclame : « Ce qui est honteux est honteux quoiqu’il t’en semble ». L’éthique cynique est une éthique physiologique. La nature relie les hommes par les boyaux. Antisthène n’a pas besoin d’argument pour être dégoûter de l’horreur de la cruauté. Tout le monde n’a pas une volonté diogénisiaque pour résister à ce qui déclenche des vomissements… Antisthène ne se demande pas que dois-je faire mais comment vivre ? Ce n'est pas une question de vérité mais de volonté et de désir. A côté de ses désirs, la volonté est le fondement de ses valeurs. Ainsi, il écarte tout ce qui pourrait entraver cette volonté. Il sait que toutes les théories sont relatives mais il préfère le soleil aux caresses du pouvoir, il préfère la liberté à l’esclavage, il préfère l’autarcie à la dépendance, il préfère la provocation aux discours logiques… Le cynique cultive l’absolu : celui non de l’idée mais du réel, non de la valeur mais de l’acte. Rien n’est à contempler en ronronnant, l’absolu est pratique ! En détournant une citation d’Alain sur la justice, il est possible d’inventer l’anecdote :

Aristote : « - Le cynisme est une philosophie qui n’existe pas car vous ne laissez que des frivolités, aucun texte sérieux, aucune doctrine solide, aucune idée…

Diogène : - Tu as raison Aristote, la philosophie cynique n’existe pas c’est pourquoi nous devons la faire ! »
3. Le mardi 26 septembre 2006, 20:26 par philalethe
J'ai du mal à accepter cette idée du cynisme comme pratique sans doctrine. Comment expliquer alors qu'on leur attribue tant d'ouvrages avec des titres qui mettent en évidence le contenu doctrinal: Sur la vertu, Sur le bien, Traité sur l'amour etc ? Je crains que par moments vous ne vous fabriquiez un cynisme à votre mesure.
4. Le dimanche 8 octobre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Je comprends qu'il soit difficile d'accepter que la philosophie cynique apparaisse comme une pratique sans doctrine. Pourtant, je ne suis pas le seul à le mesurer ainsi. je cite : "Quand on veut étudier la morale cynique, on se heurte à la rareté des fragments et des témoignages de contenu doctrinal. Cette rareté tient peut-être moins en fait aux lacunes de la tradition qu'à la nature même de la philosophie cynique, qui se réclamait avant tout d'une pratique, d'un mode de vie, et se voulait une morale des actes." (L'Ascèce cynique, Goulet-Cazé M.O, 1ère phrase de l'introduction)

"certains hommes , disait Diogène, ont le mot juste mais ils ne savent pas s'écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre ne sait percevoir les beaux sons qu'elle émet." Stobée (p. 77 les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO)

La même réplique est dans la bouche de Cléanthe à propos des disciples d'Aristote. (Diogène Laerce VII 173)

Il existe des écrits : Sosicrate de Rhodes et Satyros affirmaient qu'aucune des oeuvres de Diogène n'étaient authentiques.

En négligeant ces témoignages, la lecture des fragments de ce qu'il nous reste des écrits de Diogène ne frôle pas la haute-voltige doctrinale : Philodème de Gardara apporte une trace de la "politique de Diogène". On y lit une liste de doctrines :
- employer ouvertement tous les mots sans aucune limite
- se secouer le prépuce en public"
- porter un manteau double
- d'abuser des mâles qui sont amoureux d'eux
- les enfants appartiennent à tous
- avoir des rapports sexuels avec ses soeurs, sa mère, ses frères, ses fils
- ne pas s'abstenir de s'accoupler par tous els moyens
- les femmes porteront le même vêtments que les hommes, mêmes activités
- les hommes doivent tuer leur père
- être comme des jeunes devenus fous

Si l'on ne croit pas Sosicrate et Satyros, il est difficile de lire dans la page qu'il nous reste de la "politique" de Diogène autre chose qu'un acte de provocation. Ses écrits sont des gestes au même titre qu'une écuelle brisée, un collier de hareng ou l'enlacement d'une statue.

5. Le dimanche 8 octobre 2006, 11:09 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée que le cynisme doit être interprété comme une morale en actes, mais on peut le dire aussi bien du stoïcisme, de l'épicurisme et du scepticisme (je partage sur ce point les thèses défendues par Pierre Hadot). Cependant cela implique non qu'il n'y a pas de doctrine mais que cette dernière a une finalité pratique primordiale. Quant aux passages de politique cynique que vous citez, ils me paraissent plus ressortir de l'éthique; sous leur dimension provocatrice, ils participent d'un rejet radical du nomos, de la loi, de la convention en tant que celles-ci n'ont aucun fondement au profit d'une identification de la physis, de la nature au bien. Certes j'ai du mal à interpréter deux des préceptes: tuer le père (le manger ne me poserait pas de problème (sic) car il y a dans le cynisme une défense naturaliste de l'anthropophagie ) et être comme des jeunes devenus fous (sauf à penser la folie seulement dans ses effets comme transgression des conventions identifiées à des vanités). Vous seriez gentil de me rappeler comment je pourrais accéder à ces textes de Philodème de Gadara. Merci d'avance.
6. Le jeudi 12 octobre 2006, 00:46 par Nicotinamide
Je m’avance trop en supposant que les philosophes cyniques couplaient leurs réflexions éthiques avec l’éthologie. Je m’explique. La régulation de nos comportements ne dépasse pas « le coup de bec » aviaires qui permet aux poules de savoir qui domine, qui bouffe le premier, qui ira se coller les cloaques... La justice, par exemple, est une contrainte biologique. Elle régule les comportements sociaux et assure une cohésion pacifique. La justice relève de l’éthologie plus que de doctrines, les cyniques le manifestent : Diogène Laërce raconte comment les cyniques se faisaient justice : « Il exaspéra à ce point le musicien Nicodromos que ce dernier lui pocha un œil ; Cratès se garnit alors le front d’un écriteau sur lequel il avait écrit : « chef-d’œuvre de Nicodromos. » (…) Diogène entra un jour dans un banquet à demi-rasé, et reçut des coups. Il inscrivit alors sur un tableau les noms de ceux qui l’avaient frappé, et se promena par les rues, en le tenant devant soi, tout nu, jusqu’à ce qu’il s’attire la compassion de la foule en exposant les coupables aux reproches. » Les cyniques ont joué sur les répulsions naturelles qu’engendre l’injustice et sur la naissance naturelle de la pitié insoutenable provoquée par une peau marbrée d’hématome. La justice cynique est avant tout une reconnaissance du sentiment d’injustice et un soutien animal à la victime. La justice cynique est éthologique car elle repose sur des sentiments provoqués par les hématomes. Elle repose sur l'intersubjectivité, sur l'interaction entre la douleur subie, la compassion et la colère... La violence soulève la compassion qui entraine le reproche, le blame et par conséquent tend à amoindrir la violence. La justice cynique foule les places, elle part du symptome et du peuple... Elle diagnostique le présent. Elle affiche les symptomes, les contorsions, les corps dressés, battus… Il n’y a pas ici de théorie de la justice comme l’écrit par exemple Platon dans la république II (Glaucon).

Le texte provient des papyrus trouvé à Herculanum : les stoïciens : PHerc. 155 et 339
Il est repris dans Socratis et Socraticorum Reliquiae (Giannantoni). J’avais sous les yeux une traduction issue de l’article de Dorandi : La politeia de diogène de sinope (p. 60-61, Le cynisme ancien et ses prolongements, PUF)

lundi 4 septembre 2006

Aristote : la générosité paradoxale.

A quelques pages d’intervalle, Laërce rapporte la même conduite de la part d’Aristote. Celle-ci consiste à donner à autrui ce que ce dernier ne mérite pas. Dans le premier cas, il s’agit d’un bon à rien, dans le second de quelqu’un qui n’est pas un homme de bien (certains auront peut-être du mal à reprendre à leur compte ces jugements sur autrui, portés qu’ils seront à parler de « bons à rien » ou d’ « hommes de bien » tant ils seront convaincus qu’associer les hommes à des natures aussi pesantes que les natures animales ou végétales relèvent de la préhistoire de la pensée).
Mais ne lisons pas tout cela en sartrien prompt à suspecter la dégradation dans toute qualification de l’humain. Donnons-nous simplement un bon à rien : il semble alors aller de soi pour les contemporains d’Aristote (du moins tels que Laërce les présente) qu’il ne mérite pas qu’on lui donne l’aumône ; c’est pourtant ce que fait le philosophe. Dans la même logique, il prête de l’argent à un homme malhonnête.
On se souvient peut-être que les cyniques ont aussi souvent fait l’inverse de ce qu’on attendait. Leur raison était la volonté de déranger l’ordre institué, elle-même expression d’une dépréciation systématique du nomos, de la loi au profit de la phusis, de la nature.
Rien de tel chez Aristote ; à propos du bon à rien, il réplique à qui lui reproche son attitude :
« Ce n’est pas de sa conduite, mais de l’homme que j’ai eu pitié » (V 17)
On peut donc dissocier l’action de l’agent : la première est condamnable tandis que le second, lui, est digne de pitié. D’où une difficulté : qui fait l’action ? En toute rigueur, l’agent paraît contraint d’agir par une cause qu’il ne contrôle pas ; en fait ce bon à rien ne fait pas rien, il est fait rien ! Est-ce imprudent de rapprocher cette idée de l’action de la conception platonicienne selon laquelle les méchants veulent, comme tout homme, le Bien mais, à la différence des meilleurs des hommes, ils ne sont pas éclairés, eux ?
La justification qu’Aristote formule à propos du prêt consenti à qui ne le rendra pas me semble distincte :
« Ce n’est pas à l’homme que j’ai donné mais à son humanité » (V 21)
Le dédoublement n’est plus entre l’agent et l’action mais entre deux agents : l’homme individuel et l’homme générique. L’homme individuel a bel et bien mal agi ; quant à la forme humaine dont il est l’instanciation, si elle mérite un don, c’est parce que, comme toutes les formes, elle est une valeur. L’argent ici est donné par reconnaissance de la valeur générique qui se manifeste à travers l’individu.
Le premier don est circonstancié au sens où, tout homme ne faisant pas pitié, la compassion a toujours des raisons d’être particulières ; le second don n’a pas ces limites dans la mesure où il est adressé à l’Homme, or, tout homme est Homme à chaque instant et quoi qu’il fasse ou ne fasse pas !
Celui qui donne au bon à rien est tout simplement humain ; en revanche il y a quelque chose de religieux dans cette identification dans l’individu éphémère d’une Forme immortelle.
Ceci dit, dans les deux cas, si le don est compris dans ses raisons, il est incitation du bon à rien à devenir bon à quelque chose et du malhonnête à devenir homme de bien. Le premier est poussé à agir au lieu de se laisser faire, le second est porté à tendre vers une meilleure expression de la Forme humaine…Mais n’étant pas philosophes, ils ont plutôt été encouragés à demander une deuxième fois à Aristote l’argent dont ils avaient besoin. Ai-je pointé sur un défaut philosophique ? Traiter les hommes réels comme s’ils étaient conformes à la conception philosophique qu’on se fait d’eux ?

samedi 2 septembre 2006

Aristote, traître à Socrate ?

Criton avait proposé à Socrate de s’enfuir plutôt que de subir la peine injuste à laquelle il venait d’être démocratiquement condamné. Cependant par respect pour les Lois, quelle malheureuse qu’ait pu être à l’occasion leur application, Socrate avait refusé l’offre.
Aristote, lui, n’a pas voulu répéter le destin socratique :
« Quant à Aristote, après être venu à Athènes et avoir pendant treize ans dirigé son école, il s’enfuit à Chalcis, parce que Eurymédon le hiérophante (ou Démophile, comme le dit Favorinus dans l’Histoire variée) porta contre lui une accusation d’impiété, pour avoir composé l’hymne à cet Hermias dont il a déjà été question (…) » (V 6)
L’accusation en question n’est pas émise par un quidam mais par le hiérophante, autrement dit le grand-prêtre d’Eleusis. Rien d'étonnant: on ne peut découvrir une antithèse plus radicale à cette prétendue divinisation d’un potentat que le culte mystérieux célébré à Eleusis : autant Hermias a eu une visibilité incontestable, autant l’objet honoré par les mystes initiés par le hiérophante reste encore aujourd’hui, malgré la référence que Laërce fait plus loin à Déméter, d’une invisibilité assez énigmatique.
Quant à ce Démophile, ami du peuple par son nom, son identité me reste cachée.
Mais le problème n’est pas là : ce que je voudrais clarifier, c’est si Aristote, en adoptant une attitude contraire à celle du maître de son maître, est indigne du nom de philosophe. Plus précisément est-il infidèle aux convictions socratiques ?
La réponse n’est pas aisée, on va voir pourquoi.
Socrate argumente son refus de fuir la cité par le fait qu’elle est sa cité, ou autrement dit qu’il a une dette par rapport aux lois athéniennes qui ont rendu possible, par l’organisation de la communauté à laquelle il appartenait, sa vie individuelle. Mais la position est subtile et mieux vaut lire directement Platon faisant parler les Lois :
« Nous en effet, nous qui t’avons engendré, qui t’avons complètement éduqué, nous qui t’avons fait part, à toi comme à tout le reste des citoyens, de l’ensemble des biens dont nous étions à même de vous faire part, nous donnons ensuite avis, par voie de proclamation, que tout Athénien est libre, s’il le souhaite, une fois admis au rang de citoyen, expérience faite du régime en vigueur dans la Cité et de ce que nous sommes, nous les Lois ; libre, si nous ne lui plaisons pas, de s’en aller où il le voudra, en emportant ce qui lui appartient. Aucune de nous, les Lois, ne met obstacle à la volonté de tel d’entre nous, de s’en aller dans une de nos colonies, ne lui interdit non plus, si nous, ni la Cité, ne lui plaisons ; à sa volonté de se rendre, en emportant ce qui lui appartient, quelque part ailleurs, pour y établir sa nouvelle résidence. Mais en revanche, celui d’entre vous qui sera resté ici, expérience faite de la façon dont les jugements de notre justice et dont, par ailleurs, est administré l’Etat, de celui-là désormais nous affirmons qu’il s’est en fait mis d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner ; et celui qui n’obéit pas, nous affirmons qu’il est trois fois coupable de ne pas nous obéir, et puisque c’est nous qui l’avons engendré, et puisque c’est nous qui l’avons nourri, et puisque enfin, ayant convenu qu’il nous obéirait, il ne se laisse pas convaincre par nos avis et nous convainc pas non plus, à supposer que nous soyons en quelque point fautives : lui à qui nous proposons cette alternative, au lieu de lui prescrire brutalement de faire ce que nous pouvons avoir à lui ordonner, lui à qui nous la concédons, ou bien de nous convaincre, ou bien de se conformer, et qui ne fait ni l’un ni l’autre ! » (Criton 51 cd – 52 a traduction de Robin)
Les conditions de l’illégitimité de la fuite sont donc clairement posées : être né dans la cité, y avoir vécu, avoir bénéficié d’un procès contradictoire et l’avoir perdu. Sont présentés ainsi les trois degrés de la culpabilité. Or, à première vue, Aristote n’a rempli qu’une des trois conditions et encore partiellement, puisqu’il n’a passé que treize ans à Athènes. On peut donc apparemment en conclure que, selon les critères socratiques, Aristote n’est que faiblement coupable, son innocence totale étant tout de même exclue par l’idée que vivre dans le cadre d’un Droit équivaut à la reconnaissance implicite de sa valeur. Cependant les choses se compliquent quand, quelques pages plus loin, Laërce ajoute :
« C’est lui qui fut le premier, dit Favorinus dans l’Histoire variée, à rédiger un discours judiciaire pour lui-même, à l’occasion justement de ce procès ; et à dire qu’à Athènes
il mûrit poire sur poire, et figue sur figue (dénonciateur et figue se disent en grec à peu près pareil) » (V 8)
On est doublement surpris : d’abord, avant Aristote, Socrate n’a-t-il pas été son propre avocat ? Ensuite, fuite et procès sont incompatibles, sauf à penser que la fuite suit le procès, ce qui certes augmenterait la faute sans néanmoins la porter à la dimension de la culpabilité d’un Socrate qui aurait écouté Criton, vu le statut d’étranger d’Aristote.
Reste qu’Aristote, échappant à la mort donnée par la cité, se la donne à lui-même en utilisant comme Socrate un poison, non pas la cigüe mais l’aconit. Dans l’épigramme qu’il lui consacre, Laërce donne la raison de ce suicide :
« Il arriva qu’Eurymédon allait accuser Aristote d’impiété,
lui, le desservant des mystères de Déméter.
Mais en buvant de l’aconit il s’échappa ; c’était là sans effort (en grec aconiti !)
Donc, remporter la victoire sur d’injustes calomnies. » (V 8)
On note que Laërce bouleverse la chronologie qu’il a suggérée quelques lignes plus haut et donne au suicide la fonction de la fuite, ce qui ne rend que plus mystérieuse du coup la séquence antérieure : fuite + suicide. Il semble en effet que des deux remèdes l’un est en trop. En tout cas, ce suicide, précédé ou non de la fuite, semble un peu démesuré, un stoïcien aurait, lui, accusé le coup en renvoyant aux faux biens l’amour de l’honneur et de la bonne réputation. Je relève aussi que le suicide va jusqu’à précéder la formulation de la calomnie, comme si le pire des maux était moins d’être calomnié que d’être témoin des discours malveillants dont on est l’objet. Ajoutons que, du point de vue des accusateurs, le suicide (et bien davantage la fuite suivie de la mort volontaire) est aisément interprétable en termes de reconnaissance honteuse de la faute.
Mais ouf ! Aristote est aussi mort d’une autre façon, moins maladroite, moins ambiguë, plus classique en somme, comme le rapporte Laërce en s’appuyant sur Apollodore, dans ce texte qui tient tant de l'enregistrment, du constat qu’il donne à la vie (et à la mort) d’Aristote une singulière platitude :
« Par ailleurs, Apollodore dans sa Chronologie(le titre de l'oeuvre est en effet mérité), dit ce qui suit : il naquit la première année de la quatre-vingt-dix-neuvième Olympiade ; il devint l’élève de Platon et passa auprès de lui vingt ans, après l’avoir rencontré à dix-sept ans ; et il alla à Mytilène sous l’archontat d’Eubule, la quatrième année de la cent-huitième Olympiade. C’est après la mort de Platon, la première année, sous l’archontat de Théophile, qu’il s’en alla chez Hermias, et il y resta trois ans ; puis, sous l’archontat de Pythodote, il alla chez Philippe, la deuxième année de la cent-onzième Olympiade, alors qu’Alexandre avait déjà quinze ans. Puis il arriva à Athènes la deuxième année de la cent-onzième Olympiade et il enseigna eu Lycée pendant treize ans. Ensuite il s’en alla à Chalcis la troisième année de la cent-quatorzième Olympiade, et il mourut de maladie à l’âge d’environ soixante-trois ans, quand Démosthène, lui aussi, mourut à Calaurie, sous l’archontat de Philoclès. » (V 9)
Malheureusement c’est ce texte, résistant à l’interprétation, qui est jugé le plus en accord avec la réalité. Dois-je, en généralisant, faire l’hypothèse que le degré de réalité d’une vie est proportionnel au degré de son incapacité à mettre en pratique les idées ?

lundi 28 août 2006

Aristote et le tyran.

Hermias exerçait la tyrannie à Atarnée. Platon lui aurait écrit une lettre (III 61) mais Aristote aurait entamé avec lui une relation plus directe dont Laërce présente diverses modalités :
a) le philosophe aime d’amour le tyran. En effet "tyran et mignon" n’est pas un oxymore. Qui domine politiquement ne le fait pas nécessairement sexuellement (la réciproque, elle, est évidente). En plus (sic), cet Hermias est eunuque, manque qui introduit une variante intéressante dans la relation pédérastique théorisée dans Le Banquet de Platon : l’amour de l’amant pour l’aimé n’y a plus rien de propédeutique et la honte de l’inverti adulte n’a plus lieu d’être, vue la radicale impossibilité de l’inversion de l’inversion. Cette première modalité pourrait être à la rigueur lue comme une allégorie un peu vulgaire de la soumission de la politique à la philosophie…
b) le philosophe entre dans la famille du tyran. A défaut de se donner, Hermias donne sa fille ou (ici inclusif) sa nièce, dénommée Pythias. La relation ne s’exprime plus désormais en termes de subordination mais d’alliance : en un sens, les noces de la philosophie et de la politique mais sur un mode plus égalitaire. Certes fille d’eunuque est un étrange statut, sauf à penser à une adoption.
c) le philosophe devient le rival du tyran. Bien sûr il faut pour cela donner à l’eunuque, ce que, par accident, il semble ne pas pouvoir désirer, je veux dire, une concubine. Alors Aristote, s’il ne possède plus le tyran, possède une de ses possessions. Mais cette troisième version est plus compliquée qu’il n'y paraît car le philosophe aurait, comme on l’a vu (16-06-06), épousé la concubine avec le consentement d’Hermias. Certes le tyran ne cesse pas ici de donner mais c’est désormais ce à quoi il avait droit ou du moins ce sur quoi il avait prise. Un tyran qui lâche prise en faveur d’un philosophe, voilà encore de l’allégorie en puissance…
Je ne reviendrai guère aujourd’hui sur l’erreur de catégorie que commet alors Aristote en divinisant Pythias (cf le billet du 16-06-06). Plus insensé que les amants aveugles moqués par Lucrèce qui eux pourtant se contentaient de métamorphoser un défaut, voire une tare, en qualité, Aristote n'hésite pas théomorphiser, si on veut bien me pardonner le néologisme.
C’est à première vue sa reconnaissance excessive envers Hermas qui retient mon attention. Mais ai-je raison de parler de reconnaissance ? Certes la phrase de Laërce y engage, jugez-en :
« Hermias ayant donné son accord, il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis (face à ce transfert sacrilège de culte, je ne résiste pas au plaisir de citer derechef le passage du Manuel où Epictète opère une « somatisation » sans reste de la femme aimée : « Si tu aimes une marmite, dis-toi : « J’aime une marmite. » Car, si elle se casse, tu n’en seras pas troublé. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un homme. » S’il meurt, tu ne seras pas troublé. ») ; et pour Hermias il écrivit un péan, qui est transcrit plus loin. » ( V 4)
Reste que, même s’il ne s’agit pas en fait de gratitude mais d’hommage rendu à une mort tragique, Aristote a peut-être commis vis-à-vis d’Hermias la même erreur de catégorie, pour reprendre une deuxième fois le concept de Gilbert Ryle, que vis-à-vis de son épouse. Peut-être seulement, car si le péan est originairement un chant en l’honneur d’Apollon, celui que composa Aristote paraît moins être un éloge d’ Hermias qu’un hymne en l’honneur de la Vertu, personnifiée en jeune fille pour l’occasion :
« Vertu, pénible à la race mortelle, la plus belle proie pour une vie, c’est dans l’Hellade un sort enviable que de mourir pour ta beauté, jeune fille, et de supporter sans répit des peines terribles : tant tu jettes dans le cœur un fruit digne des immortels, qui l’emporte sur l’or, les parents et le sommeil où les yeux s’alanguissent. Et c’est pour toi qu’Héraclès, le fils de Zeus, et les fils de Léda endurèrent bien des épreuves dans leurs travaux, proclamant ta puissance. Par amour de toi Achille et Ajax gagnèrent les demeures d’Hadès. Et c’est pour ta chère beauté qu’un enfant d’Atarnée a quitté la lumière du soleil. Or donc, fameux pour ses actions et immortel l’exalteront les Muses, les filles de Mémoire, exaltant la majesté de Zeus l’hospitalier et le privilège d’une amitié solide. »
Certes Hermas, en vedette américaine, est annoncé sinon par des dieux du moins par des héros et s’il n’est qu’ « enfant d’Atarnée », il mérite néanmoins le titre d’immortel. Cependant c’est à la Vertu qu’Aristote s’adresse dans ces vers aux résonances par endroits stoïciennes, même s’il ne semble guère conforme à l’école du Portique de prendre la violence de la passion amoureuse comme métaphore de l’attachement à la vertu !
Diogène Laërce cite un autre texte consacré par Aristote à Hermias qu’il présente comme « une épigramme pour (la) statue (d’Hermias) à Delphes » (V 6). Ici point de doute, Hermias n’a plus que la stature modeste d’un homme trahi :
« Celui-ci, il advint que, de façon sacrilège, transgressant la sainte loi des bienheureux, le roi des Perses porteurs d’arcs l’a tué ; non que, ouvertement, à la pointe de sa lance, en un combat mortel, il s’en soit rendu maître, mais en tirant parti de sa confiance en un homme fourbe. » (V 6)
Pierre Larousse a tranché en faveur d’Aristote, quitte à juger quelque peu abrupte la fin de l’hymne litigieux ; après avoir mis en évidence l’origine apollonienne de cette poésie, il ajoute :
« On appelait aussi péans des éloges tout à fait généraux et abstraits, tels que celui de la Santé. Nous possédons plusieurs vers d’un poème de ce genre, composé par Lycimnius. Ils sont, pour la plupart, incorporés dans le petit Péan à la santé, par Ariphron, qui nous a été conservé. On y trouve, avec beaucoup de justesse, mais avec fort peu de poésie, que sans la santé l’homme ne peut jouir ni de la richesse, ni de la domination, ni d’aucun autre bien. Quoique le sujet n’en soit pas moins abstrait, le Péan à la vertu du grand Aristote est plus lyrique par sa composition (…) Mourir pour elle est un sort envié en Hellade, et l’énumération des grands héros qui souffrirent et moururent pour elle se termine, par une transition brusque, mais certainement voulue (on ne prête qu’aux riches) avec l’éloge profondément senti du noble ami d’Aristote, Hermias, souverain d’Acarné. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle T. 12).
Peut-être lecteur rapide de Laërce, Pierre Larousse a du moins le mérite de résumer en un mot simple et clair mais certes vague : « ami » les très incertaines relations d’Aristote et d’Hermias…

dimanche 25 juin 2006

Aristote : de l’Académie au Lycée.

Le récit que Diogène Laërce fait de la distanciation d’Aristote vis-à-vis de Platon autorise deux interprétations.
J’appellerai la première naturaliste. C’est Platon qui la formule :
« Aristote nous a lancé une ruade, comme font, à peine nés, les petits poulains avec leur mère » (V 2)
C’est en effet la vertu de la jument d’engendrer un poulain apte à s’éloigner d’elle. La critique du maître serait la suite logique du succès de l’inculcation. Mais on dira que les poulains n’ont pas immédiatement la force de ruer contre leur génitrice et on aura raison ; d’où des corrections « permettant de comprendre qu’il s’agit de poulains « devenus grands » (j’ai failli écrire « grecs ») ou « une fois sevrés » (note de Michel Narcy p. 556) (les traducteurs de Diogène Laërce doivent, vues les incertitudes consubstancielles aux manuscrits, combiner particulièrement deux vertus intellectuelles qui pourraient être contradictoires : fidélité aux sources et imagination.)
Appelons la seconde interprétation sociologique :
« Hermippe dit, dans ses Vies, que c’est au moment où il était en ambassade chez Philippe pour les Athéniens que Xénocrate fut placé à la tête de l’école située à l’Académie : ayant vu, à son arrivée, l’école sous la direction d’un autre, il choisit pour promenoir celui qui était situé au Lycée. » (ibid.)
Faute d’être consacré héritier, Aristote rompt avec l’orthodoxie, l’absence de reconnaissance institutionnelle comme raison de la différenciation géographico-théorique ! Notons cependant qu'un tel éloignement physique du sanctuaire platonicien est un rapprochement en direction de Socrate.
Lisons en effet la première réplique de l’Eutyphron ou de la Piété (c’est le personnage homonyme qui parle) :
« Que s’est-il passé de nouveau, Socrate, pour que, délaissant la fréquentation du Lycée, tu fréquentes à présent les alentours du Portique Royal ? » (2 a trad. de Léon Robin)
Dans le Lysis ou de l’Amitié, des années avant, Socrate fait déjà le chemin que fera l’élève de son élève (ce sont aussi les premières lignes) :
« Venant de l’Académie (qui n’était encore qu’un parc consacré au héros Acadèmos), je m’en allais tout droit vers le Lycée (qui à son tour n’était encore qu’un gymnase dédié à Apollon Lycien) » (203 a )
Un gymnase où on discute cependant si l’on en croit encore les toutes premières lignes de l’Euthydème ou le Disputeur (c’est Criton qui parle) :
« Qui était cet homme, Socrate, avec qui tu t’entretenais hier au Lycée ? Si grande était, certes la masse des gens qui faisaient cercle autour de vous, que, m’approchant avec l’intention d’écouter, j’étais incapable de rien entendre de distinct ! » (271 a)
Reste à mentionner les dernière lignes cette fois du Banquet ou de l’Amour :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé (le Lycée comme salle de bain!), il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et quand il l’eut ainsi passé, vers le soir il alla chez lui se reposer. » ( 223 d)
Reste une énigme : pourquoi donc Aristote tenait-il donc à se promener ?

mercredi 21 juin 2006

Aristote, prétexte à réflexions sur l'éducation.

“Aristote a dit que l’éducation requiert trois choses, naturel, enseignement, exercice.” (V 18)
La première condition est aujourd’hui la plus contestée, tant on aimerait que tout enfant soit virtuellement capable d’exceller en mathématique, en philosophie, en musique etc. Certes aborder ses nouveaux élèves avec l’espérance qu’ils ont tous la même aptitude à être éduqués est un excellent principe pédagogique et rien n’est plus néfaste que de leur retirer, quelles que soient les oeuvres, l’espérance qu’ils ont de réussir. Mais, au fil des semaines puis des mois, les différences de talents éclatent au grand jour ; il est cependant aisé de se tromper soit en encensant trop vite les plus habiles du moment, gonflant maladroitement les vanités, soit en surestimant les obstacles que l’élève rencontre. Bien sûr dire talent ne veut pas dire hérédité, gènes etc ; simplement, pour des causes le plus souvent inconnues et inextricables, qui tiennent autant de la nature que de la culture, l’élève a dans la matière qu’on lui enseigne peu ou pas de prédispositions à progresser ; il va de soi qu’un tel diagnostic ne se fait que relativement aux efforts prodigués et bien sûr toujours limités, quelle que soit leur intensité et le risque est immense de naturaliser à vie des incapacités temporaires.
La deuxième condition fait généralement l’unanimité des parents, prompts à identifier les difficultés de leurs rejetons aux insuffisances professionnelles de leurs maîtres. Bien sûr quelques-uns parmi ceux-ci peuvent malheureusement accabler les élèves pour justifier leurs propres incapacités et il est vrai que la qualité de l’enseignant détermine en grande partie l’avenir scolaire. Elle sera dans une mesure certaine capable de limiter les faiblesses et de maximiser les forces.
Reste que l’exercice est une condition décisive. On veut dire par là l' application toujours recommencée des règles. Bien sûr, selon les âges et les disciplines, la pratique exige des qualités et des efforts différents. En philosophie la tentation est grande de penser que l’écoute de la parole magistrale est si fécondante qu’elle dynamise par elle-même l’intelligence et inversement le risque n’est pas mince que la multiplication d’exercices courts et encourageants donne une idée illusoire des capacités à philosopher. Entre l’écoute fascinée d’un professeur qui court alors le risque de céder à la tentation de jouer au petit maître et la pratique de débats sans queue ni tête, la voie du milieu n’est pas facile à suivre et exige à chaque fois d’être redessinée, sans garantie d'être vraiment découverte.
Elles sont donc nombreuses les mauvaises pédagogies :
1) au-delà de limites raisonnables (qu’il est certes délicat d’évaluer), on s’acharne par l’enseignement et l’exercice à réussir l’impossible. C’est un des rôles de l’orientation de détourner l’élève des pentes qu’il ne peut pas monter.
2) confiant dans les dispositions des meilleurs, on les laisse se développer librement en leur laissant le soin d’inventer les pratiques qui leur conviennent. Tel un gynécologue surveillant une grossesse normale, le professeur attend des neuf mois à venir que l’élève se développe sous son regard bienveillant.
3) mais il faut aussi parler de l’enseignement au forceps quand le professeur, extrêmement méfiant par rapport aux natures, même si elles s’annoncent prometteuses, accable de paroles directrices et d’exercices infinis des élèves qui n’en peuvent mais. Il est pourtant possible que les élèves-galériens aient confiance dans la conduite du capitaine mais le risque est grand que, si habitués à leur tuteur, ils se décomposent quand ils se trouvent face à des tâches dont le maître omniprésent, à défaut d’être omniscient, n’a pourtant pas donné les règles. Alors au baccalauréat par exemple ils seront plus désorientés que les élèves d’un professeur qui, sans néanmoins se laisser aller, les laissait eux davantage aller. Ici aussi, le mieux est l’ennemi du bien.
Aux enfants, on dira donc : « Exercez-vous ! » ; aux parents : « Faites-les s’exercer ! » tant ils ont plutôt l’habitude les uns et les autres de dire à leurs professeurs : « Travaillez assez pour nous délivrer de la lourde tâche de travailler et de faire travailler ! »

dimanche 18 juin 2006

Aristote en son bain.

“Lorsqu’il s’endormait on lui mettait une boule de bronze dans la main, au-dessus d’un bassin, afin que quand la boule tombait dans le bassin, il fût éveillé par le bruit. » (V 16)
Il pourrait s’agir d’une torture destinée à priver de sommeil la victime mais s’agissant d’Aristote, le dispositif, surveillé sans doute par un esclave dressé à prêter attention à la perte d’attention de son maître, a un tout autre sens, d'ailleurs jusqu’ à présent doublement interprété :
A) Lecteur appliqué du Phédon, Aristote met la technique au service de son apprentissage de la mort :
« La condition la plus favorable pour que l’âme raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la trouble, ne ce qu’elle entend ni ce qu’elle voit, ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle en est venue à être isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et que, sans commerce avec celui-ci, sans contact avec lui, elle aspire au réel autant qu’elle en est capable ! » (65 c trad. de Robin)
Il se serait agi alors de ne pas faire la part du corps, mais Pascal n’a-t-il pas écrit avec justesse ?
« C’est sortir de l’humanité que sortir du milieu.
La grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir qu’elle est à n’en point sortir. » (Pensées 468 Ed. Le Guern)
B)D’où l’hypothèse de P.Moraux, ainsi reconstituée par une précieuse note de Michel Narcy :
« Aristote aurait été l’inventeur d’une clepsydre dans laquelle, quand l’eau atteignait un certain niveau, un mécanisme était déclenché qui projetait une bille de bronze dans un bassin, réveillant ainsi le dormeur à l’heure qu’il avait fixée. » (Diogène Laërce Vies et doctrines des philosophes illustres p.571)
Il se serait agi de faire d’une pierre deux coups : la part du corps et celle de l’esprit en cela même qu’on l'use à ne pas laisser le corps prendre plus que ce à quoi il a droit. En somme, le repos de l’ingénieur !
Mais, difficulté, cette interprétation se fait au prix d’une modification du texte grec refusée radicalement par deux autres éminents hellénistes puis jugée problématique par Moraux lui-même. Finalement trop peu grec pour être vrai.
Quoiqu’il en soit, au-delà de la divergence entre les deux versions s’exprime à travers ce réveil fruste ou sophistiqué la même crainte d’une perte momentanée ou trop longue du contrôle de soi.
Somme toute, Aristote ne veut pas rêver, ni endormi ni éveillé:
« Comme on lui demandait ce qu’est l’espoir, « c’est, dit-il, rêver tout éveillé » (V 18))

samedi 17 juin 2006

Amicus Aristoteles sed magis amicus tabacum

Le "Amicus Plato sed magis amica veritas" a son pendant aristotélicien; c'est encore l'inépuisable Dictionnaire universel du 19ème siècle qui me l'apprend:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale.
Allusion à deux vers de Thomas Corneille dans sa comédie du Festin de Pierre, acte Ier, scène Ire:
"Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n'est rien qui l'égale;
Et par les fainéants, pour fuir l'oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
......................................................
C'est dans la médecine un remède nouveau:
Il purge, réjouit, conforte le cerveau;
De toute notre humeur promptement il délivre;
Et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.
"
Les allusions à ces deux vers sont d'autant plus fréquentes que la chose est d'un usage à peu près général, et que le mot tabac se prête, dans l'application, à de faciles variantes: Le bifteck est divin...le rosbif est divin...le sommeil est divin, etc" (Tome I p. 632)
Bien sûr pas plus Aristote que les philosophes antiques ne connaissait le tabac !

vendredi 16 juin 2006

Aristote sous Phyllis ou le philosophe et la courtisane.

Une gravure de Hans-Baldung Grien (1503) représente Aristote chevauché par la courtisane Phyllis. Je pense à l’Ange bleu (1930) de Joseph Von Sternberg avec le professeur Rath dans le rôle d’Aristote et Lola-Lola dans celui de Phyllis. Je me demande d’où vient cette image qu’on peut, pourquoi pas, interpréter comme une variante de l’allégorie de la Caverne. Diogène Laërce me donne déjà une piste :
« Aristippe (...) au livre I du Sur la sensualité des Anciens, dit qu’Aristote fut l’amant d’une concubine d’Hermias. Ce dernier ayant donné son accord il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis. » (V 3)
Offrir des sacrifices à une femme ! Qu’en aurait pensé Pausanias qui dans le Banquet rattache à Aphrodite la Populaire l’amour que les hommes ressentent pour les femmes ? Seule Aphrodite la Céleste inspire l’amour exclusif des jeunes garçons. Et Diotime qui réserve la fécondation des femmes à « ceux qui sont féconds selon le corps » (208 e) ! Pourtant, dès les premières lignes, Laërce assure que « c’est (Aristote) qui fut le plus authentique des disciples de Platon. » (1)
Swann, faisant le bilan de sa passion pour Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (Proust Du côté de chez Swann La Pléiade T I p.375)
Pour finir, c'est mon cher Larousse (T I 1866) qui m'éclairera:
"Aristote (faire le cheval d´) : expression usitée, dans certains jeux de société, pour désigner une pénitence qui consiste à prendre la posture d’un cheval, afin de recevoir sur son dos une dame qu’on doit promener dans un cercle, où elle est embrassée par chaque joueur. Voici l’origine que l’on assigne à cette locution :
Alexandre le Grand, épris d’une jeune et belle Indienne, semblait avoir perdu le sentiment de la gloire. Ses généraux en murmuraient ; mais aucun n’osait se faire l’organe du mécontentement de l’armée. Aristote s’en chargea. Il représenta à son ancien disciple qu’il ne convenait pas à un conquérant de négliger ainsi le soin de ses brillantes entreprises pour s’abandonner aux plaisirs de l’amour, qui le ravalait au niveau de la brute. Alexandre parut frappé de ces observations, et il s’abstint de retourner chez la belle courtisane. Mais celle-ci accourut bientôt, tout éplorée, pour savoir la cause de son délaissement. Elle apprit alors ce qu’avait fait le philosophe : « Eh quoi ! s’écria-t-elle, le seigneur Aristote condamne le sentiment le plus naturel et le plus doux ! Il vous conseille d’exterminer par la guerre des gens qui ne vous ont fait aucun mal, et il vous blâme d’aimer qui vous aime ! C’est une prétention intolérable ; c’est une impertinence inouïe qui réclame une punition exemplaire ; et, si vous voulez bien me le permettre, je me charge de la lui infliger. » Alexandre se prêta en riant au complot tramé contre son précepteur, complot perfide, véritable vengeance de femme. L’Indienne déploya toute sa coquetterie à séduire le philosophe. Ce que veut une belle est écrit dans les cieux disent les Orientaux. Aristote l’apprit à ses dépens. Séduit par de traîtresses galanteries, il devint amoureux fou de la belle Indienne ; il eu beau appeler à son aide la logique, la métaphysique et la morale, rien ne put le guérir de sa passion (La Rochefoucauld : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. mais les maux présents triomphent d’elle » Maxime 22 Edition de 1678). Vainement il crut l’apaiser en recourant à l’étude et en se rappelant les leçons de Platon ; une image charmante venait sans cesse s’offrir à ses yeux et chassait toutes les méditations auxquelles il se livrait. Il reconnut alors que le véritable moyen de guérir un penchant si impérieux était d’y succomber. Il se présenta donc auprès de la jeune Indienne, tomba à ses pieds et lui adressa une pathétique déclaration, à laquelle l’enchanteresse feignit de ne pas ajouter foi. Elle représenta au philosophe qu’elle ne pouvait croire en une passion si extraordinaire sans en recevoir les preuves les plus convaincantes. « Toute femme a son caprice, répondit-elle à Aristote ; celui d’Omphale était de faire filer un héros, le mien est de chevaucher sur le dos d’un philosophe. Cette condition vous paraîtra peut-être une folie ; mais la folie est à mes yeux la meilleure preuve de l’amour. » Aristote eut beau se récrier, il fallut en passer par là. Le dieu malin qui change un âne en danseur, comme dit le proverbe, peut également métamorphoser un philosophe en quadrupède. Voilà Aristote sellé, bridé et l’aimable jouvencelle à califourchon sur son dos. Elle le fait trotter de côté et d’autre, tandis qu’elle chante joyeusement un lai d’amour approprié à la circonstance. Enfin, quand il est essoufflé, hors d’haleine, elle le conduit vers un bosquet de verdure d’où Alexandre examinait cette scène réjouissante. « Ah ! Maître, dit le conquérant en riant aux éclats, est-ce bien vous que je vois dans ce grotesque équipage ? Vous avez donc oublié les belles choses que vous m’avez dites sur les dangers de l’amour, et c’est vous qui vous ravalez au-dessous de la brute ? » A cette raillerie, qui semblait sans réplique, Aristote répondit en homme d’esprit : « Oui, c’est moi, j’en conviens, que vous venez de voir dans cette posture ridicule. Jugez, seigneur, des excès auxquels pourrait vous emporter l’amour, puisqu’il a pu faire commettre une telle folie à un vieillard si renommé par sa sagesse. »
Voilà, certes, une piquante histoire ; mais ce n’est qu’une malice faite à la mémoire de l’illustre philosophe, par quelque poète rebuté des dix catégories. Nous voyons en effet que le Lai d’Aristote est attribué à Henri d’Andelys, trouvère du XIIIème siècle, qui l'a tiré de toutes pièces d’une nouvelle arabe intitulée : le Vizir sellé et bridé, nouvelle dont le titre seul indique assez la complète analogie que nous venons de présenter. » (p.632)
Ouf !

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:44 par Ellis
Aujourd'hui, dernier cours de littérature médiévale à l'université. La prof, qui est absolument géniale, nous raconte l'histoire de ce lai, et nous explique que l'allégorie est représentée par un bas-relief, sur la façade de la cathédrale Saint-Jean, ici à Lyon. "Vous aurez une pensée pour moi" nous a-t-elle dit, en dessinant au feutre et au tableau son emplacement.

Si jamais tu passes par Lyon...
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:53 par philalethe
Merci beaucoup pour l'information. Je la garde en mémoire.

jeudi 15 juin 2006

Les deux corps d’Aristote.

Passer de l’Ethique à Nicomaque au récit que Diogène Laërce fait de la vie d’Aristote, c’est un peu faire l’expérience du jeune Marcel quand il rencontre Bergotte, l’écrivain tant aimé :
Laërce : « Aristote avait un cheveu sur la langue, comme le dit Timothée l’Athénien dans son traité Sur les vies. Mais on dit aussi qu’il avait les jambes maigres et les yeux petits, qu’il portait un habit voyant, des bagues et les cheveux courts. » (V 1)
Proust : « J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard dont il ne restait plus rien (Aristote peint par Raphaël ?), c’était aussi la beauté d’une oeuvre immense que j’avais pu loger dans l’organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un temple, construit expressément pour elle, mais à laquelle aucune place n’était réservée dans le corps trapu, rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions, du petit homme à nez camus et à barbiche noire qui était devant moi. Tout le Bergotte que j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire. » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs La Pléiade T I p. 538-539)
Je me rappelle du témoignage de cet étudiant qui, après avoir surpris le grand professeur B.B. faisant son footing au parc de Sceaux, ne pouvait plus en cours le prendre au sérieux... L'Esprit avait malheureusement un corps !

vendredi 9 juin 2006

Platon et Aristote: l'amitié et la vérité.

Intrigué par l’énigmatique sentence formulée par le personnage de Joseph Conrad, je pars à la recherche d’ autres expressions proverbiales se référant à Platon mais je reviens bredouille, à une exception près. Mon Larousse du 19ème (Tome premier 1866) me donne en effet :
« Amicus Plato, sed magis amica veritas »
Larousse le traduit ainsi: “J’aime Platon mais j’aime encore mieux la vérité » et l’oppose à la devise des disciples de Pythagore : « Magister dixit » ou « Le maître l’a dit ». Puis Larousse en donne la genèse suivante :
« Nous devons ce proverbe à Aristote, qui, à son arrivée à Athènes, avait suivi les leçons du maître. L’élève ne tarda pas à devenir aussi célèbre que le maître. Deux esprits de cette valeur, faits pour régner l’un et l’autre dans le domaine de la pensée, ne devaient pas tarder à se séparer ; aussi Aristote, sans être, comme on l’a dit, l’ennemi de son maître, n’adoptait-il pas toutes les conséquences de sa doctrine ; toutefois, lorsqu’il se trouvait en contradiction avec lui, il savait exprimer son opinion avec la sage mesure d’un philosophe et non l’amertume d’un rival. « J’aime Platon, disait-il, mais j’aime encore plus la vérité."
Cet hommage, rendu à la vérité, quand on la croit en désaccord avec les doctrines d’un génie même transcendant, est passé en proverbe, et l’on y fait de fréquentes allusions tantôt en latin, puis en français. » (p.275)
Ayant clairement dégagé les conditions de la formulation de la phrase (un homme de génie identifie les limites intellectuelles d’un génie transcendant), Larousse aurait dû alors donner des exemples analogues (par exemple Malebranche disant : "Amicus Cartesius sed magis amica veritas") mais en fait la première illustration est plutôt comiquement irrespectueuse !
« Un philosophe de café, auquel le garçon avait apporté sa demi-tasse vide sur un plateau, parodiait plaisamment ce dicton en disant : « Amicus plateau, sed magis amica demi-tasse. »
La seconde illustration, plus orthodoxe, n’est cependant pour nous guère parlante car, si elle place Victor Cousin dans la position de Platon, c’est le encore plus oublié Gatien Arnoult (fervent républicain, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse et maire de cette même ville) qui tient le beau rôle d’Aristote !
Reste une énigme : où apparaît pour la première fois ce dit d’Aristote ? Il semble que ce soit au début de l’Ethique à Nicomaque quand Aristote s’apprête à critiquer la théorie platonicienne de l’Idée du Bien :
« Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général, et instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité. » (I 4 1096 12-17 traduction de J.Tricot)
La source aristotélicienne est, on le notera, beaucoup plus riche et complexe que le proverbe censé en être issu. Le souci du vrai doit être cultivé même au dépens de l'amitié: malgré que je suis l'ami de Platon, je suis avant tout l'ami de la vérité. Pourtant Aristote soutient explicitement que l'amitié est "ce qu'il y a de plus nécessaire pour vivre" (VIII 1). Ne faut-il donc pas lui sacrifier la vérité ? La question mérite quelques éclaircissements.
D'abord, le terme philia qu'on traduit par amitié ne recouvre pas seulement ce qu'on désigne habituellement par ce mot :
"La notion de philia dit tous les liens positifs réciproques entre soi et un autre, dans la maison comme dans la société, civile et politique, sur fonds du lien entre soi et soi. "Amitié" est la traduction en usage, mais elle est évidemment intenable (...), faute de pouvoir recouvrir cet ensemble qui comprend notamment l'amour pour ceux de son espèce ("philanthropie", 1155a 20; le maître a même de la philia pour un esclave, en tant qu'il est homme, 1161b 6), le lien entre parents et enfants ("affection", "amour paternel, maternel/piété filiale"), mari et femme ("tendresse", "amour conjugal"), compagnons ("camaraderie" ou "amour" entre hetairoi), classes d'âge ("bienveillance" des vieillards, "respect" des jeunes), les relations d'entraide ("bienfaisance", "hospitalité"), d'échanges et d'affaires ("estime", "confiance", angl. fairness), les rapports proprement politiques, verticaux ("considération" des gouvernants, "dévouement" des gouvernés) et horizontaux ("sociabilité", "accord"; ainsi l'homonoia, "concorde", "consensus" des citoyens, est "amitié politique", 1167b 2) et jusqu'au rapport hommes-dieux ("piété", "complaisance")." (Vocabulaire européen des philosophies 2004 p.43)
Aristote fonde la philia sur le partage de trois objets: l'utilité, le plaisir et la vertu. Il est clair que l'homme qui ne recherche que l'intérêt ou le plaisir à travers l'amitié ne peut être celui qui donne du prix à la connaissance de ce qui est vrai. C'est donc l'homme vertueux qui fait passer la recherche du vrai avant son amitié pour l'ami lui-même vertueux. Reste à expliquer pourquoi il le fait ?
Il faut pour cela se rapporter au livre IX où Aristote base l'amitié pour autrui sur l'amour de l'homme de bien pour lui-même. Ce dernier est en effet content d'être celui qu'il est et précisément d'être celui qui a donné à l'intellect le rôle principal qui lui revient naturellement (1166a 20-25), la conséquence en étant que "les opinions sont chez lui en complet accord entre elles" (10-15). Il s'ensuit que cet amour de soi a comme condition l'élimination perpétuelle de l'erreur; donc, si Platon se trompe, son ami Aristote "persévère dans son être" en corrigeant l'erreur.
Mais pourquoi donc identifier ce souci du vrai à un sacrifice des sentiments amicaux ? Platon ne devrait-il pas tirer de la correction de ses propres erreurs l'idée qu'Aristote, en homme vraiment vertueux, est réellement digne de son amitié ? Certes, mais la découverte par Aristote de l'erreur de Platon va nécessairement entraîner une tentative de réforme de l'esprit de Platon:
"Le propre des gens vertueux, c'est à la fois d'éviter l'erreur pour eux-mêmes et de ne pas la tolérer chez leurs amis." (VIII 10 1159 b)
Dans la mesure en effet où "l'ami est un autre soi-même" (IX 4 1166a) et où l'ami cherche le bien (ici la vertu) de son ami, celui qui est éclairé doit ouvrir les yeux de celui qui ne l'est pas sur ses erreurs et donc sur son infériorité, au moins passagère, en termes d'intellect.
Il faut maintenant analyser la conséquence chez Platon de la réforme de son entendement par Aristote, le premier ayant pris alors conscience qu'il n'est pas aussi vertueux que le second. Or, Aristote a longuement étudié cette situation déséquilibrée où l'un des deux amis reçoit plus qu'il ne peut donner ( peu importe qu'il s'agisse de plaisir, d'utilité ou de vertu). Sa conclusion est que, l'égalité étant essentielle à l'amitié, "la partie défavorisée réalisera cette égalité en fournissant en retour un avantage proportionné à la supériorité, quelle qu'elle soit, de l'autre partie." (VIII 15 1162b).
On peut donc conclure que si j'aime la vérité plus que je n'aime Platon, celui-ci doit s'aimer suffisamment pour reconnaître que j'ai eu raison de lui préférer la vérité, ce qui sous peu m'amènera à dire: "Amicus Plato et amica veritas"...

Commentaires

1. Le jeudi 15 juin 2006, 08:23 par Philantropiste
Le tableau de Raphaël "L'Ecole d'Athène(1509-1510) illustre à merveille la divergeance entre le maître et l'élève. Face à PLATON l'idéaliste (Homme expérimenté et représenté dans un âge mur) qui montre le ciel avec son index, Aristode (Homme en pleine force de l'âge) plus proche du réel, est représenté la main tendue avec la paume tournée vers la terre.....Je trouve que les divergeances entre les Platoniciens et les Aristotéliciens sont idéalement cristallisées dans cette toile de Raphaël.
Derrière la vérité ou l'amitié, n'y a t-il pas, l'élève qui cherche à se réaliser pleinement en pensant que sa vérité (subjective, même si elle a été confrontée à d'autres subjectivités pour n'être que plus objective, reste malgré tout une conviction humaine) ou plus exactement les "convictions" d'Aristote sont plus en harmonie avec l'époque d'alors que celles de Platon? et que l'élève doit dépasser un jour où l'autre, le maître s'il ne veut pas tomber dans les oubliettes de la longue liste des disciples de Platon? Ce ne sont que des suppositions que j'aimerais confronter! Choisir entre LA VERITE et L'AMITIE veut parfois dire à l'extrème pour un sage, choisir LA SOLITUDE (à l'image de DIEU). Nous savons qu'ARISTOTE n'a pas choisi la solitude et que nous,à l'image d'ARISTOTE, nous avons besoin des autres pour rechercher notre vérité, la tienne différente de la mienne et c'est parce qu'elle est différente qu'elle m'intéresse!
2. Le dimanche 15 juillet 2007, 13:04 par Yvan Hachette-Acrédit
Sans doute que la logique aristotélicienne nie parfois le changement... A est A et pas B, et A ne peut être à la fois A et B... Platon et le Vrai peuvent-ils un jour ne faire qu'un ? la maïeutique, n'est-elle pas plus généreuse avec l'autre ? j'ai vu aussi écrit souvent (et avec conviction !) "arnica veritas " !? je propose "j'adore Platon, mais la vérité c'est plutôt l'arnica" ce qui serait en fait une pub déguisée , déjà à l'époque, que ferait Aristote , pour cette fameuse plante médicinale ! Ou, comme l'on n'est pas à une faute de traduction près, " OK, je suis le pote à Platon, mais la grande arnaque c'est le bureau Veritas !"... Autre façon de dénoncer les censeurs déjà nombreux à l'époque... Comme disait Boileau "Le latin dans les mots brave l'honnêteté, mais le lecteur français doit être respecté"... surtout quand il s'agit de philosophes grecs... avouons que "le miracle grec" a bien existé, même s'il nous colle parfois des migraines heuristiques !... Allons " Timeo Danaos... etc pouet pouet !"