Dès 2002 dans Truth and thruthfullness, Bernard Williams nous a mis en garde :
" (...) L'Internet paraît devoir créer pour la première fois ce que Marshall McLuhan prophétisait comme conséquence de la télévision, un village planétaire, quelque chose qui a les désavantages et de la mondialisation et du village. Sans doute offre-t-il quelques sources d'information fiables à ceux qui en ont besoin et qui savent ce qu'ils cherchent, mais en même temps il nourrit ce qui fait l'occupation principale des villages : le cancan. Il construit une prolifération de forums consacrés à un échange libre et déstructuré de messages pleins de propos, de fantaisies, et de supputations qui sont amusants, superstitieux, scandaleux ou malintentionnés. Les chances que beaucoup de ces messages soient vrais sont faibles et la probabilité que le système lui-même aide quelqu'un à repérer ceux qui seraient vrais est encore plus faible. À cet égard, la technologie postmoderne nous a ramenés dialectiquement, mutadis mutandis, à une vision du monde prémoderne et les chances qu'on a d'acquérir des vérités par ces moyens sont, sauf pour ceux qui ont déjà un savoir qui puisse les guider, analogues à celles qu'on avait au Moyen Age. Dans le même temps, le caractère mondial de ces conversations fait que la situation est pire que dans un village où au moins on pouvait rencontrer, et peut-être se trouver obligé d'écouter, des personnes qui avaient des croyances et des obsessions différentes. Comme certains esprits critiques préoccupés par l'avenir de la discussion démocratique l'ont fait remarquer, l'Internet donne une plus grande facilité à des bataillons d'extrémistes auparavant isolés de se trouver et de parler uniquement entre eux." (Vérité et véracité, essai de généalogie, NRF Essais, 2006, p.256-257)
Ainsi, dans Athènes mondialisée, Socrate n'aurait-il aucune chance de se faire entendre des passants. Un quidam se laisserait-il aborder qu'il se détournerait au plus tôt de cet empêcheur de penser vite. Avec tant d'informations mises avec succès sous sa main, pourquoi donc prêter l'oreille à des tentatives et, en plus, si théoriques ?
Tant que la lenteur ne sera pas reconnue, au moins à l'égal de la vitesse - mais dans des circonstances distinctes - comme une qualité épistémique (ce qui est au fond tout à fait classique et cartésien), on peut craindre qu'on n'appelle culture l'aptitude à trouver le plus rapidement possible ce qui prétend être des informations relatives à ce qu'on cherche.
Mais elles se profilent déjà les écoles faisant pratiquer aux élèves gavés de faits ("ils savent plus de choses que nous au même âge") un régime amaigrissant à base de lectures de vrais livres, de prises de notes stylo à la main et de réflexions solitaires. Tels les disciples de Pythagore condamnés pour un temps au silence, les élèves de ces institutions heureusement si "loin de la vie" seront conduits à se détourner un temps (un temps seulement, rassurez-vous) des bruits chaotiques de la planète, je n'ose pas dire pour contempler les Formes, les Figures ou les Nombres mais au moins pour prendre le temps d'acquérir les concepts permettant entre autres de mettre à leur place les images, aussi sensationnelles qu'elles puissent être.
Quant au projet de régler l'Internet, Bernard Williams en a vu aussi le danger :
" Aucune démocratie libérale ne peut se permettre de trop décourager la parole expressive, brouillonne, voire intolérante, ni d'exercer un contrôle tatillon sur qui la publie et comment et elle ne peut pas forcer les gens à penser aux affaires publiques et politiques. Dans le même temps, les droits fondamentaux de la société libérale et les libertés démocratiques elles-mêmes dépendent du développement de la protection des méthodes qui servent à découvrir et à transmettre la vérité, et cela demande que le débat public prenne peu ou prou la forme d'une version approchée d'un marché idéal. Résoudre la quadrature de ce cercle doit être le but primordial de la créativité institutionnelle dans les États libéraux." (ibid, p.260)
Certes, pour entendre ces lignes, il faut penser que la vérité existe (mais très souvent, loin, très loin de soi), qu'elle se découvre et pas n'importe comment (entre autres il ne suffit pas de s'éloigner physiquement de chez soi ! Ah ! les vertus imaginaires du voyage...)
Mais ne dit-on pas trop souvent à nos marmots que chacun a sa vérité et qu'elle est déjà là en lui, les laissant imaginer à tort que la culture narcissique de ce qu'on appelle leur identité est précisément le chemin vers la vérité, la Leur bien sûr.