À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :
" " Quand le diable devient vieux, il se fait ermite."
La plupart de nos désirs refoulés ne le sont qu'à cause de leur faiblesse ou de leur décrépitude et non grâce à la puissance de notre volonté. Nous sommes fiers de triompher de nos passions, car nous ne voyons pas qu'elles se sont usées d'elles-mêmes. En cela nous ressemblons en tous points à l'ivrogne qui reste sobre durant un certain temps à la suite d'une grande soûlerie, s'imaginant obéir à un sentiment de dignité, alors qu'il n'est mû que par les nausées et la crainte des maux d'estomac. C'est d'ailleurs ce mécanisme de sublimation qui nous permet seul de ne pas périr de dégoût quand nous regardons en nous-même.
La sublimation réalise une véritable transmutation des valeurs ; elle est la pierre philosophale de notre esprit, teignant pour nos yeux le plomb en or. Et peut-être l'existence de cet instinct est-elle l'unique preuve de l'existence d'un sens moral, puisque nous essayons tant bien que mal - en les rognant, les rembourrant, les maquillant - de faire cadrer nos actes avec un certain idéal. La différence fondamentale entre l'homme et l'animal résiderait plutôt dans cet instinct de sublimation que dans la faculté de concevoir et d'imaginer. La sublimation serait donc le signe même de l'âme, - mais aussi son noeud gordien, impossible à dénouer, puisqu'elle prouve tout aussi bien notre bassesse (nos désirs les plus nobles n'étant que des désirs bas sublimés) que notre dignité (le besoin d'idéal nous poussant à travestir l'abjection de nos instincts). Voilà cette " grandeur et misère de l'homme " dont parle Pascal, [noeud gordien que Dieu seul est capable de trancher]." (Gallimard, 1992, p. 55-56)
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