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mercredi 15 février 2006

Platon et la Sicile (1)

Dans l’édition de la Pléiade (1950) figurent treize lettres attribuées à Platon. Aujourd’hui il est certain qu’onze d’entre elles sont fausses. Restent la septième et la huitième dont on ne peut déterminer ni la fausseté ni l’authenticité. L’éminente Monique Dixsaut se référant néanmoins à la lettre VII pour clarifier la position de Platon sur l’écriture (Platon p.18), j’emprunterai sa voie pour déterminer ce que Platon est allé faire en Sicile. C’est en effet par rapport à ce récit originaire que j’apprécierai la version qu’en donne Diogène Laërce.
Platon aurait eu à peu près 40 ans quand il est allé pour la première fois en Sicile, précisément à Syracuse, à la cour du tyran Denys I. S’il ne donne pas les raisons de son voyage, il a néanmoins présenté auparavant de manière circonstanciée les déceptions qu’a causées en lui l’histoire récente d’Athènes, la dernière en date étant le procès et l’exécution de Socrate. Son expérience politique le conduit alors à penser que « le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine. » (326 ab trad. de Luc Brisson)
Arrivé à Syracuse, il découvre un mode de vie qui n’a rien de philosophique :
« Une fois sur place, cette vie qui là-bas encore était dite heureuse, parce que remplie de ces tables servies à la mode d’Italie et de Syracuse, ne me plut nullement sous aucun rapport : vivre en s’empiffrant deux fois par jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, sans compter toutes les pratiques qu’entraîne ce genre de vie, voilà, en effet, des moeurs qui ne permettront jamais à aucun homme au monde, qui les aurait pratiquées depuis l’enfance, de devenir sage – il n’est pas de nature exceptionnelle où l’on trouve ce mélange – et encore moins de devenir un jour tempérant. » (326 bc)
Lors de ce premier séjour, Platon convertit néanmoins à la philosophie Dion d’environ 21 ans, frère d’Aristomaque, l’épouse de Denys I.
Voilà pour l’essentiel. Lisons maintenant le récit qu’en fait Diogène, sachez tout de suite qu’il est romanesque et mouvementé !
On apprend d’abord que c’est en touriste géographe que Platon va en Sicile :
« La première fois, ce fut pour voir l’île et ses cratères. » (III, 18)
Alors que Platon ne mentionne même pas Denys I dans le récit de son premier voyage, Diogène fait jouer à ce dernier un rôle adéquat à sa fonction politique :
« Et, à cette occasion, Denys, fils d’Hermocrate, qui était tyran, força Platon à entrer en rapport avec lui. Mais quand, au cours d’une conversation sur la tyrannie, Platon soutint que ne pouvait être considéré comme le bien suprême ce qui était dans l’intérêt du seul tyran (c’est même un euphémisme : dans la typologie platonicienne des régimes politiques, Platon place la tyrannie en dernière position), à moins que ce dernier ne se distinguât par la vertu (mais tyran vertueux, c’est cercle carré !), il offensa Denys. En colère, Denys lança en effet : « Tu parles comme un petit vieux », et Platon rétorqua : « Et toi, comme un tyranneau. » (Le ton montait moins entre les deux interlocuteurs quand c’était Genaille qui traduisait : « « Tu me tiens des discours de vieillard ! » — « Et toi des discours de tyran », répliqua Platon. » Mais je dois reconnaître que « petit vieux » est une trouvaille, qui pourrait sortir en plus de la bouche d’un de nos « jeunistes »). Cette réplique mit en fureur le tyran qui dans un premier temps entreprit de faire périr Platon. Par suite de l’intercession de Dion (bien qu’imaginaire, ce rôle est en revanche tout à fait vraisemblable) et d’Aristomène (personnage inconnu : Luc Brisson fait l’hypothèse qu’un copiste a peut-être mal écrit le nom d’Aristomaque), Denys ne mit pas son projet à exécution. » (18-19)
Ouf, mais les malheurs de Platon ne font que commencer...

mardi 14 février 2006

Le livre noir de Platon.

A en croire Diogène Laërce, Platon aurait été un éclectique :
« Il fit une synthèse des doctrines d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate. Pour le sensible, c’est selon Héraclite qu’il philosophait, pour l’intelligible, selon Pythagore, et pour la politique, selon Socrate. » (III, 8)
Certes Aristote dans la Métaphysique (A 6) rattachait déjà Platon à ces trois philosophes mais il n’en réduisait pas pour autant le platonisme à n’être qu’un ensemble de parties empruntées à d’autres :
« Après les philosophies dont nous venons de parler, survint la théorie de Platon, en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens, mais qui a aussi ses caractères propres, bien à part de la philosophie de l’Ecole Italique. » (987 a 30)
A coup sûr philosopher selon Pythagore ne signifie pas nécessairement le recopier, il aurait suffi pour cela que la réflexion personnelle conduise Platon sur les mêmes voies. Mais Diogène dans les lignes qui suivent lève le doute :
« Certains, dont Satyros, racontent que Platon écrivit à Dion en Sicile pour lui demander d’acheter à Philolaos (disciple de Pythagore) trois livres concernant la doctrine de Pythagore, pour 100 mines. En effet, Platon était, dit-on, dans l’aisance, puisqu’il avait reçu de Denys plus de 80 talents ; c’est ce que dit Onétor dans son ouvrage intitulé Le sage peut-il s’occuper d’affaires d’argent ? » (9)
On dira que Diogène se contente de rapporter les dires d’autrui, il n’en reste pas moins que la description est accablante. On peut la résumer à deux chefs d’accusation : d’abord Platon accepte une faramineuse somme d’argent de la part du tyran de Syracuse (en partant du fait qu’une drachme équivalait au salaire moyen quotidien d’un ouvrier qualifié et qu’un talent valait 6000 drachmes, soit 4 ans de travail de ce même ouvrier, 80 talents représentaient donc le salaire global de 8 ouvriers travaillant chacun 40 ans !), ensuite il se sert de ce pactole pour acheter à prix d’or (10000 drachmes !) de précieux originaux afin de les plagier.
Dans la biographie qu’il consacre au livre VIII à Philolaos, Diogène donne une autre version de cette acquisition :
« (Philolaos) a écrit un seul livre ; c’est ce livre que, selon Hermippe rapportant un auteur, Platon le philosophe, venu en Sicile rendre visite à Denys, avait acheté à des proches de Philolaos, pour quarante mines alexandrines d’argent (à peu près deux fois moins cher donc que dans la première version), et c’est de là qu’il avait transcrit le Timée. D’autres disent que Platon l’aurait reçu pour avoir obtenu de Denys l’élargissement d’un jeune homme, disciple de Philolaos. » (85 trad. de Luc Brisson, qui pour sa part dans une note n’exclut pas que l’anecdote soit vraie)
Sur ce sujet, Alexis Philonenko écrit dans ses Leçons platoniciennes (1997): "Une tradition assez répandue dans l'Antiquité veut que Platon, lors de sa rencontre avec les milieux pythagoriciens, se soit procuré avec de l'or, ou par quelque autre moyen, les écrits secrets soit de Pythagore soit de Philolaüs, lequel serait plagié dans le Timée. C'est bien évidemment une fable - ou bien imaginée par les post-pythagoriciens pour annexer le platonisme - ou bien imaginée par les platoniciens pour faire bénéficier les doctrines du maître du prestige qui s'attachait aux mystères du pythagorisme" (p.23).
A vrai dire, je préfère ce Platon lecteur des philosophes qui l’ont précédé au Platon mythique qui aurait tiré sa doctrine de rien, sinon de l’écoute attentive et éblouie de Socrate (à ce propos, Philonenko écrit dans le même ouvrage en se référant autant à Socrate qu'à Platon: " De tels génies ont bien un milieu, ils n'ont point d'origines; bien que ce soit stylistiquement une chose affreuse, j'aimerais dire qu'ils sont causa sui").
Il est clair cependant que Diogène Laërce ne veut pas faire comprendre qu’on ne naît pas Platon mais qu’on le devient par assomption d’un héritage. En effet avec une lourdeur qui ne lui est pas habituelle, Diogène va s’acharner à mettre en évidence que Platon a « pompé » Epicharme. Le lecteur est d’autant plus surpris que cet Épicharme est présenté comme poète comique. Pourtant Platon ne lui aurait repris rien moins que sa distinction fondamentale entre le monde sensible (accessible à la perception) et le monde intelligible (conçu exclusivement par la raison). Est-ce pour enfoncer le clou ? Diogène en tout cas ne se contente pas d’indiquer sa source, comme il le fait très probement à chaque fois, mais il en recopie un extrait de cinq longues pages où l’auteur Alcimos, disciple de Stilpon, dresse un véritable procès-verbal ravageur en faisant suivre des quasi citations platoniciennes de textes écrits par Epicharme lui-même. Le titre de l’ouvrage dont Diogène tire ce long passage, Contre Amyntas, met en évidence qu’il s’agit sans doute d’un règlement de comptes entre disciples de sectes ennemies, Amyntas étant vraisemblablement un mathématicien élève de Platon. Je relève que les textes attribués à Épicharme sont en partie des dialogues, ce qui n’empêchera pas Diogène d’écrire quelques pages plus loin :
« Platon fut le premier à produire un discours par questions et par réponses, comme l’affirme Favorinus au livre VIII de son Histoire Variée. » (24).
Je ne parviens pas non plus à comprendre que ces dialogues si théoriques (certains pourraient être effectivement tirés de Platon !) soient attribuables à un auteur comique. Ceci dit, j’y trouve un passage qui a une étrange ressemblance avec un texte de Xénophane transmis par Clément d’Alexandrie. Qu’on en juge :
Epicharme :
« Il n’y a rien d’étonnant au fait que nous parlions ainsi, que nous nous plaisions et que nous paraissions avoir fière allure ; pour le chien aussi, le chien paraît être ce qu’il y a de plus beau, pour le boeuf, le boeuf, pour l’âne, l’âne est ce qu’il y a de plus beau, pour le cochon, le cochon sans aucun doute. » (16)
Xénophane (qui semble prolonger la dénonciation de l’anthropocentrisme en en tirant les conséquences) :
« Cependant si les boeufs, (les chevaux) et les lions Avaient aussi des mains, et si avec ces mains Ils savaient dessiner, et savaient modeler Les oeuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine : Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence Imitant la démarche et le corps de chacun. » (Stromates, V, 110)
Épicharme et Xénophane eurent en tout cas un point en commun: l’accent mis sur l’anthropomorphisme ne les a pas conduits au scepticisme. Ils l’ont seulement identifié à un obstacle à la compréhension par les hommes de l’Eternel. Ce faisant, Epicharme aurait eu conscience de libérer ainsi la voie pour un futur disciple. Laissons parler le génie conscient d’être un jour imité :
« Comme je le crois, car je tiens cela pour certain, On se souviendra de ces vers, plus tard. Quelqu’un les prendra, dénouera le mètre qui est maintenant le leur, Leur donnera un vêtement de pourpre et les fera scintiller avec de beaux mots. Difficile à vaincre, cet homme fera apparaître les autres comme des adversaires faciles à vaincre. » (17)
Ainsi Platon non seulement n’aurait fait qu’habiller les pensées d’Épicharme mais, pire , son ingéniosité aurait été prédite par celui-là même qu’elle éclipse !
Et comme si Platon n’avait pas eu son compte, Diogène Laërce assène le dernier coup :
« Platon fut aussi, paraît-il, le premier à faire venir à Athènes les livres comportant les oeuvres de Sophron, l’auteur de mimes, qu’on avait jusque-là négligées, et à s’inspirer des personnages inventés par cet auteur ; et ces livres on les trouva sous son oreiller. » (18)

dimanche 12 février 2006

Platon, rien de plus qu'une cigale ?

J’ai été habitué à penser que Platon avait fondé l’Académie. D’ailleurs le titre donné par le traducteur (ou l’éditeur) au passage de Diogène Laërce qui s’y réfère me renforce dans ma certitude, en effet il est écrit :
« Retour à Athènes et fondation de l’Académie »
Mais je lis :
« De retour à Athènes, il enseigna à l’Académie. C’est un gymnase hors les murs, planté d’arbres et qui tient son nom d’un héros, Hécadémos, comme le dit Eupolis (poète comique contemporain et rival d'Aristophane) dans Ceux qui n’ont jamais porté les armes : Dans les allées ombragées du divin Hécadémos. » (III, 7)
J’ai alors l’impression inattendue que ce n’est pas Platon qui a rendu célèbre le lieu mais plutôt l’inverse. Et cela d’autant plus que Diogène fait suivre le passage de trois vers de Timon, le sceptique moqueur, qui ne sont guère en faveur de Platon :
« Le plus large de tous (encore un jeu de mots sur son nom) marchait devant ; c’était un beau parleur à la langue mielleuse, image des cigales qui, perchées dans l’arbre d’Hécadémos, font entendre des chants doux comme des lys. »
Ainsi ce qui sort de la bouche de Platon ne fait donc qu’imiter ce qu’on entendait depuis toujours à cet endroit. Ce ne sont pas des paroles de vérité mais des sons charmants et enjôleurs. Aussi suis-je un peu dubitatif par rapport à la note où Luc Brisson met en relation cette référence aux cigales avec le Phèdre de Platon. Dans les premières pages du dialogue, Socrate vante en effet les charmes du lieu champêtre où Phèdre l’a conduit pour lui rapporter un discours fameux de Lysias :
« Me permets-tu d’ajouter encore à quel point me séduit l’extrême agrément du bon air qu’on a ici ? L’été accompagne de sa claire mélodie le choeur des cigales. Mais ce qui est surtout le plus exquis, c’est ce gazon, parce qu’avec la douceur naturelle de sa pente il se prête, une fois qu’on s’est étendu, à avoir la tête magnifiquement bien posée ! » (230 c trad. de Léon Robin)
A mes yeux, ces cigales-là ne font que constituer l’arrière-plan délicieux d’un échange philosophique ; en revanche, dans la poésie de Timon, leur chant est le modèle de la mélodie platonicienne.
Comme si toutes ces lignes n’avaient pas suffi à donner momentanément à Platon un second rôle, Diogène Laërce rajoute une considération étymologique portant sur le lieu en question :
« Auparavant en effet, le nom de cet endroit était Hécadémia avec Hé. »
Platon n’est donc qu’un personnage dans un décor plus important que lui et qui ne l’a pas attendu pour être majestueux et séduisant. Qu’on compare avec la version donnée par Léon Robin dans le livre qu’il consacre en 1935 à Platon. Il vient d’évoquer la fin malheureuse de « la première aventure sicilienne de Platon » :
« Le résultat ne semble pourtant pas avoir affaibli, ni l’énergie de sa vocation d’éducateur, ni la conscience qu’il a de sa mission régénératrice : il sera le guide de la jeunesse, il la préparera par la science et la philosophie au rôle politique qui, plus tard, sera le sien. C’est alors qu’il aurait établi le lieu de son enseignement dans un gymnase que, du nom déformé d’un vieux héros athénien (c'est lui qui cette fois passe à l'arrière-plan !), patron de tout le site, on appelait Académie. Puis il achète un parc contigu au gymnase, afin d’y élever les logements des élèves. » (p.8 coll. Les grands penseurs P.U.F.)
Platon en bâtisseur, c’est tout de même plus conforme à l’idée qu’on se fait du fondateur de la philosophie ! Jules Chaix-Ruy en 1966 dans La pensée de Platon (Bordas) lui donne un rôle franchement moins actif mais il reste décrit très élogieusement en héros du Bien qui vient d’être martyrisé par le tyran de Syracuse :
« Libéré, Platon rejoint Athènes, est reçu par des parents, des amis qui ne comptaient plus le revoir (Greuze aurait pu peindre une telle scène : Le retour de Platon) L’aidèrent-ils à acheter ce terrain, à l’orée de la ville, près du Gymnase ? Un bois d’oliviers y apportait lumière et fraîcheur ; une rivière, un ruisseau plutôt, murmurait près des douze oliviers noueux consacrés à Athéna. Jadis, sur les bords d’un ruisselet semblable – l’Illisos – Socrate n’avait pas eu à quitter ses sandales. L’accueillant abri d’un platane aux branches très hautes lui avait permis de converser librement avec Phèdre : ce sont de semblables dialogues qui vont se nouer à l’Académie, des dialogues sur la vertu, sur la sagesse et les moyens d’en approcher, sur la justice – reflétant des entretiens libres sur lesquels ne pesait aucune contrainte, ni le poids d’un enseignement didactique. » (p.46)
Le ton est ici clairement hagiographique ; si les cigales avaient chanté, c’aurait été pour accueillir le héros fatigué par son vain combat contre le mal. Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation de présenter la version donnée par Pierre Larousse dans le premier volume de son Dictionnaire (1866) :
« L’Académie était située sur les bords du Céphise aux portes d’Athènes. Platon, qui possédait une maison de campagne dans les environs, y venait chaque jour expliquer sa doctrine à ses disciples. » (p.42)
Autrement dit, Platon, le gentleman-farmer, dogmatique pédagogue: Larousse n'a pas entendu parler des entretiens libres, il ne pense qu'en termes d'enseignement didactique !

Commentaires

1. Le samedi 18 février 2006, 22:26 par jean centini
À propos des cigales et de Platon, que pensez-vous de cette belle histoire - de ce mythe - que Platon met dans la bouche de Socrate (Phèdre, 258e-259d) ?
Les ancêtres des cigales sont des humains qui ont voué entièrement leur vie au chant et aux vocalises, au point d'en oublier le boire et le manger. Ils sont ainsi morts en chantant, sans s'en rendre compte. Les cigales sont leur descendance. C'est pour cela qu'elles se consacrent jusqu'au trépas au seul bonheur de chanter. Puis elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui, parmi les humains, les honore ici bas.

2. Le dimanche 19 février 2006, 08:29 par philalethe
Merci de rappeler ce mythe que je regrette ne pas avoir intégré à mon billet mais grâce à vous le mal est réparé.

mardi 7 février 2006

Aristoclès, dit Platon.

Avant de lire Diogène Laërce, je donnais au nom de Platon le même statut qu’à d’autres noms propres de la philosophie, comme Descartes, Kant, Hegel par exemple, tous ces mots collant parfaitement à la peau, si je puis dire, des philosophes qu’ils désignaient. Laërce m’avait certes déjà un peu étonné quand il m’avait appris que Platon n’était peut-être pas né à Athènes mais à Égine, d’un père colon. Il n’en était pas moins vrai que Platon, pour être né ailleurs qu’à Athènes, restait toujours Platon. En revanche, quand Diogène me fait voir « Platon » comme le possible surnom d’un certain Aristoclès, petit-fils d’un autre Aristoclès, père d’Ariston, c’est un peu comme si subitement je découvrais que ce que je prenais pour un visage de chair n’est qu’un masque de peau. Platon, en se dédoublant, me semble devenir un quidam jouant à Platon ! Mais pourquoi aurait-on appelé Aristoclès Platon ? Diogène donne trois explications, l’une tenue pour certaine et tirée des Successions d’ Alexandre de Milet, dit, lui, Polyhistor, et les deux autres présentées comme conjecturales, toutes ayant en commun de ne pas attribuer à Aristoclès lui-même l’idée de se faire appeler Platon. Le vrai responsable serait Ariston, non pas son père, mais le lutteur d’Argos qui l’exerce aux exercices physiques :
« C’est celui-ci qui lui changea son nom en « Platon » à cause de sa constitution robuste (« platos » désignant en grec la largeur d’un objet massif ) (II, 4)
C’est amusant d’imaginer que Platon, le fervent défenseur de la supériorité de l’esprit sur le corps, doive son surnom à sa corpulence. Ce serait donc à Aristoclès, dit le Massif, qu’on devrait le Phédon où est défendue la thèse que philosopher, c’est apprendre à mourir, ce qui veut dire s’entraîner de son vivant à se défaire des liens de l’esprit avec le corps.
La deuxième conjecture que Diogène Laërce évoque pour rendre compte de l’origine du mot va dans la même direction mais est pour nous beaucoup plus orthodoxe tant on est accoutumé à identifier à l’intelligence la partie du corps cette fois concernée : en effet, selon Néanthe de Cysique, c’est la largeur de son front qui aurait valu à Aristoclès le surnom de Platon. Il n’y a en effet rien de contradictoire à attribuer à Aristoclès au grand front des visées ascétiques.
Cependant c’est la première conjecture, anonyme, elle, qui clairement spiritualise le surnom en l’associant à l’ampleur du style d’Aristoclès. Ainsi Platon, bien que ne l’ayant pas choisi, aurait pleinement mérité de s’appeler Platon, tant on choisit un style, à la différence d’un corps ou d’un front !
Que « Platon » ait été nom ou surnom, le mot prêtait à jeu de mots. Timon le sceptique qui utilisa ses talents d’écrivain pour ridiculiser par calembours interposés les dogmatiques et parmi eux Platon ne s’est pas fait faute de jouer sur le mot mais j’ai eu le regret d’apprendre par une note de Luc Brisson que l’astuce en question est strictement intraduisible. J’ai alors eu recours à la traduction, fort ancienne (1933), de Robert Genaille et cela donne :
« Comme Platon plaçait de plastiques paroles ».
Certes, par moments, l’intraduisible a du bon.

lundi 6 février 2006

Platon, frère d' Asclépios ?

Dès les premières lignes du livre III des Vies et doctrines des philosophes illustres consacré tout entier au plus connu des disciples de Socrate, Diogène Laërce donne à Platon une ascendance prestigieuse. Qu’on ne croie pas pour autant que mon cher compilateur s’apprête à écrire un impeccable panégyrique ! Il donnera aussi leur part aux moqueries dont Platon aurait été la cible. Mais je n’en suis pas là ...
Platon est donc non seulement issu d’un sage mais de plusieurs dieux.
Du frère de Solon dont il descend par sa mère en ligne directe, il est séparé par cinq générations. Et comme Solon a pour ascendant Poséidon, Platon a déjà un premier lien avec le divin.
Ceci, Diogène le rapporte comme un fait. En revanche, comme il introduit la suite par « on raconte aussi que... », je la prends avec plus de pincettes. Je veux dire par là que Diogène m’apparaît alors comme un narrateur qui affirme qu’on affirme, ce qui ne signifie d’ailleurs pas du tout que quand Diogène affirme, je crois ce qu’il dit. Faut-il le répéter ? En le lisant, on prend juste connaissance du savoir dont il disposait. Donc, avec peut-être un peu de distance ou aucune (nulle note savante ici pour me permettre de trancher), Diogène m’apprend que c’est aussi le père de Platon, Ariston, qui descend de Poséidon, via Codros, le dernier roi d’Athènes (ancêtre dont s’honorait tout autant le tyran Pisistrate).
Ce qui vient ensuite est bien plus étonnant encore. Diogène rapporte « une histoire qui courait à Athènes » (III, 2) mais une des trois sources dont il dit qu’elles mentionnent cette rumeur est si proche de Platon que le bruit en question devient un peu plus que du vent. Il s’agit en effet du Banquet funéraire de Platon, texte écrit par Speusippe, à la fois neveu, exécuteur testamentaire et successeur de Platon. Voici donc cette étrange anecdote :
« Ariston voulut forcer l’hymen de Périctioné (c’est donc elle qui transmettra au philosophe un peu du sang de Solon), qui était dans la fleur de l’âge, mais il n’y parvint pas ; quand il eut mis un terme à ses tentatives, il vit Apollon lui apparaître. A partir de ce moment, il s’abstint de consommer le mariage jusqu’à ce que Périctioné eût accouché. » (ibid.) (cf infra note 1)
Luc Brisson m’apprend dans une note que certains ont identifié l’apparition d’Apollon à une image onirique, ce qu’il met en doute sans, semble-t-il, pouvoir l’écarter (« l’expression idein opsin n’implique pas qu’il s’agit d’un rêve, comme l’ont compris certains traducteurs »). Mais, vue la phrase suivante, j’oserais dire que la rumeur en question faisait donc naître Platon des amours d’Apollon et d’une vierge impénétrable.
Puis, comme s’il n’avait pas de mémoire, Diogène Laërce, sans ciller, informe de la date de naissance du philosophe :
« Platon est né, comme le rapporte Apollodore dans sa Chronique, au cours de la quatre-vingt huitième Olympiade, le septième jour du mois de Thargélion, le jour où les gens de Délos disent qu’est né Apollon (c’est moi qui souligne). »
Quelques pages plus loin, décidément imperturbable :
« On raconte que Socrate fit un rêve. Il avait sur ses genoux le petit d’un cygne, qui en un instant se couvrit de plumes et s’envola en émettant des sons agréables. Le lendemain Platon lui fut présenté, et Socrate déclara que l’oiseau, c’était Platon. » (4)
Or le cygne est le symbole d’Apollon ! Ceci dit, je savais, pour avoir lu le début du Criton que Socrate identifiait ces songes à des prémonitions. Reste une belle histoire de maître assez lucide pour voir immédiatement dans le jeune disciple celui qui sans le remplacer atténuera sa grandeur.
Puis plus un mot sur la relation de Platon avec le dieu d’Olympie, mais à la fin, alors qu’il présente « les épigrammes qui furent inscrites sur son tombeau » (43), Diogène, de manière un peu incohérente, en insère une composée par lui-même :
« Et comment Phoibos (Apollon), s’il n’avait en Grèce donné le jour à Platon, pourrait-il guérir les âmes des hommes par les lettres ? En effet, tout comme Asclépios qui est son rejeton guérit notre corps, de même c’est l’âme immortelle que guérit Platon. » (44)
Epigramme qu’il fait suivre d’une autre, censée évoquer « de quelle manière il mourut », mais dont les deux premiers vers sont lourdement redondants :
« Phoibos engendra pour les mortels Asclépios et Platon, ce dernier pour la santé de l’âme, le premier pour celle de leur corps (...) » (ibid.)
Malgré son apparente distance par rapport à la légende, Diogène, qu’il en ait eu conscience ou non, a tout fait pour la colporter...
(1) Voici la même histoire racontée par Montaigne:
"Comme s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n'avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?" (Essais II XII)

Commentaires

1. Le lundi 6 février 2006, 04:58 par AB
Je trouve vos chroniques extrêmement intéressantes. Merci.

AB

samedi 21 janvier 2006

Ménédème, captivé par ou captif de Platon ?

Laërce dit de Ménédème d’ Erétrie que, s’il est devenu philosophe, c’est qu’il a été captivé par Platon. Stilpon , lui, se faisait une spécialité de captiver les disciples des autres (note du 30-03-05) . Quant à Hipparchia, la philosophe cynique, elle a été si captivée par Cratès qu’elle en est devenue la femme (note du 08-03-05). Odile Goulet-Cazé précise que ce mot grec (thérathéis), utilisé donc au moins à trois reprises par Laërce pour désigner la relation entre le novice et le philosophe confirmé est un « terme très fort ».
Je pense alors aux élèves qu’il nous arrive aussi, à nous, les modestes professeurs de philosophie, de captiver. D’ailleurs certains conserveront jusqu’à la fin de leur vie le souvenir de leur prof de philo. Certes l’amour-propre y trouve son compte et tant que captiver veut dire intéresser fortement, tout va bien. Mais là où ça se gâte, c’est quand l’élève captivé devient captif.
En effet ça ne va pas de soi que les profs de philo libèrent leurs élèves. Bien sûr c’est un stéréotype d’affirmer que la philosophie permet de dépasser les opinions communes. Ces dernières, désignées avec un brin de pédantisme sous le nom de doxa, illustreraient de manière exemplaire l’absence de pensée de Monsieur Toutlemonde. Malheur donc aux élèves qui n’auraient pas la chance d’arriver en Terminale, tant il semble que la parole du prof de philo a une fonction purificatrice décisive : aiguiser la raison et la nettoyer des préjugés qui la corrompent. On plaint alors les pays qui n’ont pas fait de la philosophie une matière obligatoire de l’enseignement secondaire...
Mais il y aurait d’abord beaucoup à dire sur cette dépréciation de la pensée quotidienne qui n’est peut-être rien d’autre qu’un des nombreux préjugés d’une certaine philosophie. A ce propos, quelques lignes de Wittgenstein pourraient aider à se défaire de l’ensorcellement platonicien :
« Le fait que Socrate soit considéré comme un grand philosophe est une chose qui m’a intrigué. Car lorsque Socrate pose une question sur la signification d’un mot et que des gens lui donnent des exemples de la façon dont le mot est utilisé, il se montre insatisfait et demande une définition unique. Or, si quelqu’un me montre comment un mot est utilisé et quels sont ses différents sens, c’est exactement le genre de réponse que j’attends » (Maurice Drury Conversations avec Wittgenstein p.110)
Wittgenstein était ainsi porté à penser que le défaut philosophique majeur était la volonté de dégager des essences et qu’à cette fin les philosophes étaient enclins à généraliser à partir d’un sens possible seulement d’un mot, appelant par exemple Amour un des phénomènes auquel correspond l’usage du mot « amour ». Il encourageait à se défaire de cette illusion essentialiste en s’habituant à prendre une vision panoramique, synoptique des usages des mots.
De cela, on ne doit pas conclure que ce qu’on a l’habitude de dire est toujours vrai mais qu’on a la mauvaise habitude de penser que c’est toujours faux.
Aussi quand captiver c’est enfermer dans une conception radicalement dépréciative du langage ordinaire, on peut légitimement mettre en doute les bienfaits d’une telle libération.
Reste à identifier par quoi est remplacée cette prétendue néfaste opinion commune. Cependant il est difficile de déterminer l’identité intellectuelle des profs de philo tant cela fait partie de leur conviction commune que la transmission à l’élève de n’importe quelle philosophie vaut mieux que le maintien des opinions qu’il a en entrant en Terminale. Alors si le professeur est parvenu à déterminer qui de tous les philosophes est le plus vrai, il se peut qu’il tienne à l’enseigner comme étant sinon la vérité, du moins un moyen respectable de s’en approcher. L’élève sera d’autant plus susceptible d’adhérer à la doctrine enseignée qu’il n’aura en général qu’un professeur de philosophie, la Philosophie se confondant alors avec les cours de philosophie de son professeur.
Il me semble donc nuisible à l’élève de faire du philosophe qu’on admire le leit-motiv obsessionnel d’une année, même si on ne peut enseigner que grâce à l’héritage de ses lectures et donc de ses goûts. Mais on voit le danger inverse : l’opinion commune est balayée par une avalanche de références hétéroclites, sans souci de l’unité. Le professeur est épicurien pour traiter le bonheur, kantien pour la morale, heideggerien pour la technique etc.
C’est pourquoi entre l’éclectisme incohérent et le systématisme trompeur, la voie d’un enseignement à la fois captivant et libérateur (et je ne crois pas que l’expression soit nécessairement contradictoire) est donc bien étroite.

Commentaires

1. Le mardi 24 janvier 2006, 19:39 par GC
Une petite lecture suivie d'un commentaire (... "des effets de la pub"...). J'apprécie tout à fait la perspicacité du propos général ; et particulièrement la restitution du fait que les "usages sociaux" des mots ont leur histoire qui renseigne sur le sujet et ses schèmes de pensée, etc., hors l'objectivation scientifique. Il me semble malgré cela difficile de "trancher" : la puissance de mots imposés ("être parlé", PB ;-) pour des utilisations pratiques (imposés pour la pratique avec une visée idéologique sous-jacente - consciente ou pré-consciente) incitent tout de même à la "dépréciation" - non pas du sujet disant, mais du sujet dit.
2. Le mercredi 25 janvier 2006, 22:24 par une ancienne
Il me semble très honnête défendre qu'il ne faut pas que le professeur fasse, de son Philosophe par excéllence, le fil conducteur de son cours. Or pousser un élève dans cette recherche peut le conduire à en devenir un grand connaisseur des vertus et des limites, ce qui paraît, à mes yeux, faire avancer la philosophie.
Reste biensur à se demander si, comme pour l'Amour, on a une bonne définition de qui est Philosophe.

dimanche 20 novembre 2005

Aristippe, Platon et Pénélope.

Pénélope, fidèle épouse d’Ulysse absent, est assiégée par les prétendants qui la pressent de choisir parmi eux un mari. Elle leur promet de prendre sa décision quand la toile qu’elle tisse chaque jour sera terminée. Mais en secret, la nuit, elle défait le travail de la journée. A défaut d’avoir la maîtresse, les rivaux prennent les servantes, dont Mélantho, qui le paiera de sa vie au retour d’Ulysse. Aristippe fait un usage allégorique de cet épisode de l’Odyssée et transforme Pénélope en figure de la philosophie, les esclaves devenant les sciences propédeutiques, telles l’astronomie et la géométrie (II, 79). La morale de l’allégorie que la philosophie est la reine des sciences. Ceux qui étudient n’importe quel autre savoir ne possèdent que le secondaire. Curieusement Platon dans le Phédon dissocie, lui, radicalement la philosophie de l'épouse d'Ulysse. À la différence du philosophe qui est seulement soucieux de défaire ce qui attache son esprit à son corps, Pénélope par son activité autodestructice symbolise à la perfection celui qui ne philosophe qu' à moitié et qui ,encore attaché aux plaisirs sensibles, ruine par exemple la nuit les efforts qu'il fait le jour ! Ainsi j'imagine que "faire sa Pénélope" pourrait signifier "ne pas savoir ce que l'on veut" ou "dire blanc et noir" ou "ne pas savoir à quel saint se vouer" etc. Mais j'accepterais aussi bien que cette nouvelle expression veuille dire tout autant "prendre les gens pour des imbéciles" ou "faire prendre des vessies pour des lanternes"... Bien que se référant diversement à Pénélope, Aristippe et Platon ont tout de même en commun d'identifier Pénélope à la tisseuse obstinément fidèle. Or j'apprends dans le Dictionary of Greek and Roman Biography aund Mythology (1870) de William Smith que sur Pénélope court une légende noire. Loin de tisser chastement, elle aurait fauté soit avec Hermès soit avec tous les prétendants (oui, j'ai bien écrit avec tous les prétendants) et de ces unions adultères serait né Pan. Répudiée par Ulysse à son retour, elle serait partie à Sparte. Une autre variante ne remet pas en question sa longue patience mais m'apprend qu'après le retour du tant attendu, elle aurait épousé Télégone, fils de Circé et d'Ulysse: ce demi-frère de Télémaque aurait joué à moitié à Oedipe en tuant son géniteur mais en couchant avec sa belle-mère. Cependant, à la différence de Jocaste, Pénélope savait ce qu'elle faisait... Se mettre avec le meurtrier de son mari, c'est peut-être là aussi une manière de défaire ce qu'on a fait, non ?

jeudi 10 novembre 2005

Eschine, aimé par Socrate, mais pas du tout par Platon.

Socrate, condamné à mort, attend la fin dans sa geôle . Selon le témoignage de Platon, un jour, de bon matin, survient Criton; s'il a pu pénétrer dans la prison, c'est qu' il a acheté le gardien. Socrate dormant encore, Criton est le "témoin émerveillé de (son) sommeil tellement paisible" (Criton 43 b trad. de Léon Robin), mais une fois réveillé, le maître apprend de son ami, informé de bonne source, que la mise à mort aura lieu le lendemain. On se doute que la nouvelle n'émeut pas du tout Socrate ("Eh bien, Criton ! bonne chance alors ! et si c'est ainsi qu'il plaît aux dieux, ainsi soit-il !" (43 d). En plus Socrate, interprétant un rêve qu'il vient de faire, doute que son exécution ait lieu si vite. Criton veut bien le croire mais à vrai dire la précision importe peu: s'il est venu, ce n'est pas tant pour donner la date fatale que pour répéter son avis: Socrate doit s'évader de la prison puis s'exiler, ses amis ont suffisamment d'argent pour organiser cette fuite. Il parle beaucoup, Criton, et accumule les raisons qui devraient convaincre Socrate. La principale, qu'il répète avec des variantes, c'est que si Socrate est mis à mort, les gens penseront que ses amis, qui en avaient pourtant les moyens, n'ont pas fait ce qu'ils auraient dû faire. L'insistance de Socrate à rester dans sa prison fait finalement courir à Criton le risque du déshonneur. Si la sentence est accomplie, Criton ne perd pas seulement un ami mais aussi sa dignité ! On sait peut-être que dans la suite du dialogue, Criton ne dira plus grand-chose tant est convaincante l'argumentation socratique, selon laquelle il est juste d'obéir à la loi, même si elle est injustement appliquée. A cause de Platon, on a donc pris l' habitude de penser que cette exhortation de la dernière chance, on la doit donc à Criton, au point qu'on pourrait appeler "critonisme" la conception selon laquelle la défense de la renommée a plus de prix que le respect de la justice. Mais ne voilà-t-il pas que Diogène Laërce met en doute que ce soit Criton qui ait "critonisé". Ce serait Eschine, le fils du charcutier Charinos, autre disciple de Socrate, à propos duquel ce dernier aurait dit: " Seul le fils du charcutier sait nous marquer de l'estime" (II, 60, tra. de Marie-Odile Goulet-Cazé). En effet, "c' est (Eschine), disait Idoménée (de Lampsaque, disciple d'Epicure et auteur d'un ouvrage sur les socratiques) qui, dans la prison, conseilla à Socrate de s'enfuir, et non Criton; mais Platon, parce qu' Eschine avait plus d'amitié pour Aristippe que pour lui-même, attribua les paroles à Criton." (II, 60) Subitement ce dialogue de Platon m'apparaît comme un de ces clichés truqués par les services de propagande de l' URSS stalinienne; le brave Eschine, qui pourtant "ne s'éloign(e) pas de Socrate" tant il était porté dès sa jeunesse à l'effort" (en somme Eschine s'échine...) est éliminé de l'ultime photo de famille par la censure platonicienne. On découvre ici qu'il ne faut pas attendre Freud pour assister au spectacle de disciples qui se détestent. Les frères socratiques sont déjà ennemis et se déchirent.

lundi 26 septembre 2005

Anaxagore vu par Platon (III) : bien qu'élève de son élève, Socrate ne veut pas être confondu avec Anaxagore.être confondu avec

Dans l'Apologie de Socrate, dialogue reconstituant le procès de son maître, Platon présente Mélétos formulant une des deux accusations dont Socrate est la cible:
"Tu ne crois pas du tout aux Dieux !" (26 c)
Socrate alors proteste:
"Qu'est-ce qui te fait dire cela, ô prodigieux Mélètos ? Est-ce donc que je ne crois pas, comme le croit le reste des hommes, que le Soleil est un Dieu et aussi la Lune ?" (26 d)
A cela Mélètos réplique en justifiant son affirmation:
"Par Zeus ! il ne le croit pas, Juges, puisqu'il dit du Soleil que c'est une pierre, de la Lune, que c'est une terre." (ibid.)
Socrate ne peut accepter l'identification erronée:
"C'est Anaxagore, cher Mélètos, que tu te figures accuser ! Et, ce faisant, tu méprises les juges qui nous écoutent, et tu les figures assez inexpérimentés en lecture pour ignorer que les livres d'Anaxagore de Clazomènes regorgent de telles conceptions; et ce serait de moi que la jeunesse les aurait apprises, alors qu'il lui est possible de faire à l'orchestre (partie de l'agora où se tient le marché aux livres, explique J.P. Dumont) acquisition de ces livres, quelquefois pour une drachme quand ils se vendent très cher ! C'est de Socrate qu'elle se gausserait, la jeunesse, s'il feignait que ces conceptions sont de lui, étant donné surtout leur éminente singularité." (ibid.)
La critique adressée à Anaxagore est sévère: sa philosophie est susceptible d'être objet de moqueries, ce qui explique que les livres qui la présentent ne valent pas un sou. Il n'en reste pas moins que c'est seulement du point de vue de Socrate qu'Anaxagore est ainsi évalué. En effet Mélètos juge ses positions dangereuses et dignes d'être combattues. Ce qui était déjà le cas de certains des contemporains d'Anaxagore, d'où le procès pour impiété. Le chef d'accusation principal semble avoir été sa conception du soleil, réduit par lui à une "masse métallique incandescente" comme le rapporte Diogène ou à une "pierre de meule embrasée" selon le témoignage antérieur de l' historien Flavius Josèphe. Peu importent les divergences: Anaxagore refuse la divinisation des corps célestes. Il n'en reste pas moins que, comme plus tard pour Socrate, cette mise en accusation exprime aussi un rapport de forces politique, dans ce cas précis défavorable à Périclès, même si le détail de l'affaire semble encore échapper aux historiens. Quant à l'issue du procès, même en ne s'en tenant qu'à Diogène Laërce, les versions sont nombreuses mais dans toutes Périclès vient à son secours et le fait échapper à la mort . Dans aucune Anaxagore ne fait belle figure, à la différence de Socrate qui, se considérant digne d'être récompensé et non puni, ne donne pas à ses juges d'autre alternative que la condamnation à mort. S'appuyant d'abord sur Sotion, aristotélicien du 3ème siècle av. JC, Diogène fait de Périclès le plaideur capable de transformer la peine de mort en banissement et en amende. Se référant ensuite à Hermippe de Smyrne, source aussi ancienne que la première, Diogène donne à Périclès un rôle moins conventionnel. Alors que son maître attend d'être exécuté, se présentant comme son élève, il le fait relâcher en mettant en relief l'exemplarité de sa vie et le rôle des calomnies. Enfin tirant cette fois son savoir de Hiéronymos de Rhodes, élève d'Aristote, Laërce réduit la fonction de Périclès à bien peu: il se contente de présenter au tribunal son maître "ravagé et affaibli par la maladie", ce qui suffit à éveiller la compassion des juges et à annuler toute peine. Pour rendre justice à Anaxagore, il faut tout de même mentionner l'indifférence pré-stoïcienne avec laquelle selon Satyros, historien grec contemporain de Sotion, il accueille la nouvelle de sa condamnation à mort par les juges:
"Contre eux et contre moi, il y a bien longtemps que la nature a rendu son verdict" (II, 13)
Heureux homme, qui pouvait se consoler avec une simple métaphore...

samedi 24 septembre 2005

Anaxagore vu par Platon (2) : la clé du succès de Périclés.

Dans le Phèdre de Platon, Socrate ne parle plus d'Anaxagore comme l'auteur d'un ouvrage qui ne tient pas ses promesses mais comme le maître de Périclès. Ce dernier est d'après Socrate "parvenu au plus haut degré du talent oratoire" (269 e); cependant, curieusement, il ne le doit pas à une maîtrise incomparable de la rhétorique mais à l'apport d'Anaxagore. Le texte vaut pour son ambiguïté d'être cité in extenso selon la traduction de Jean-Paul Dumont (1988):
" Tous ceux des arts qui ont du prix réclament un complément de subtilité (Robin (1950) avait choisi "complément de bavardage"...) et de rêverie spéculative concernant la nature; car c'est bien de là que s'introduisent en eux la sublimité de pensée (pas de divergence cette fois avec la traduction de Robin) qui les caractérise, et la perfection de la mise en oeuvre. C'est justement de ce complément que Périclès a bénéficié, outre ses qualités naturelles. La raison en est, je crois, que, étant tombé sur quelqu'un comme Anaxagore, il se gorgea de rêveries spéculatives (c'est mot à mot la traduction de Robin) et en vint à considérer la nature à la fois de l'Intellect (qu'on n'oublie pas que l'Intellect ou l'Intelligence, traduction habituelle du nous grec, est le fondement du monde) et de l'absence d'intelligence, choses dont Anaxagore faisait grand cas; d'où il tira, pour l'appliquer à l'art de la parole, ce qui s'y rapportait." (ibid.)
Ni Périclès ni Anaxagore ne sortent grandis de ce passage. Le fameux homme politique tirerait son ascendant d'une connaissance douteuse et le philosophe ne serait au fond qu'un exceptionnel imaginatif (non, pas un délirant tout de même...). "Rêverie spéculative concernant la nature" traduit le grec meteorologia que Bailly dans son dictionnaire rend par "recherche concernant les corps célestes". Mais Robin dans une note justifie sa traduction en associant à ce même mot grec l'"étude des choses qui sont en l'air", d'où une double connotation selon que l'air rapproche du divin ou du vent ! Il semble donc ici que Platon fait le même usage ironique de l'expression qu'Aristophane dans les Nuées quand il place Socrate dans une nacelle au-dessus de la scène pour manifester à quel point les philosophes n'ont pas de contact avec la réalité. Aucun autre passage de Platon ne reprend cette charge contre Anaxagore, mais en revanche dans les Mémorables, Xénophon, disciple aussi de Socrate, attribue à son maître des propos sévères contre Anaxagore:
"En général, Socrate dissuadait (ses disciples) de s'adonner à l'étude de la manière dont Dieu règle les phénomènes célestes (...): "On courait, disait-il, en se consacrant à cette étude, le risque de divaguer rien moins qu'Anaxagore, qui eut l'extrême orgueil d'expliquer les mécanismes divins. Car quand il dit que le Soleil est de feu (on verra plus tard que la thèse a failli pour lui être mortelle), il oublie que les hommes peuvent facilement regarder le feu en face, alors qu'il est impossible de fixer le Soleil et que les rayons du Soleil font un teint bronzé, ce que ne fait pas le feu." (IV, 7, 6, trad. de Dumont)
Le sens de la critique est clair: la physique anaxagoréenne n'est pas à l'échelle de ce qu'elle vise à connaître. Prise au piège d'une métaphore (comme le feu, le soleil brille), elle manque la grandeur des choses célestes. Le regard en l'air, Anaxagore ne voit pourtant pas plus loin que le bout de son nez.

jeudi 22 septembre 2005

Anaxagore vu par Platon (1) : la déception de Socrate.

C'est par une lecture publique que Socrate fait connaissance avec Anaxagore. Le passage devait avoir été soigneusement choisi car il y apprend la grande thèse anaxagoréenne que "c'est l'intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle." (Phédon 97 b, trad. Robin). Autrement dit, ni l'Eau, ni l'Air, ni l'Illimité mais l'Intellect ou l'Intelligence. Socrate, disciple d'Archélaos, disciple lui-même d' Anaxagore, pense avoir trouvé le Livre. Sa connaissance permettra de savoir pourquoi le monde est comme il est, il ne sera plus ignorant de la finalité des choses. L' Intelligence ne peut pas en effet ne pas tout faire au mieux. Ainsi ce n'est donc pas seulement la forme de la Terre (ronde ou plate) qui sera révélée mais la raison de cette forme:
" M'apprenant, lui qui dit ce qui est le meilleur, qu'il était meilleur pour la terre d'avoir telle ou telle forme ! Et s'il me disait qu'elle est au centre du monde, il m'exposerait tout au long qu'il était meilleur pour elle d'être au centre." (97 d)
Mais surtout si Anaxagore a percé à jour les fins de l'intellect, c'est l'action humaine qui sera éclairée sur les buts à suivre et ceux dont il faut se détourner. Socrate se précipite donc sur le livre convoité et se met à le dévorer. Mais il déchante bien vite. Lui qui pensait trouver la présentation des raisons n'y trouve que l'identification des causes. L' Intelligence n'est pas digne de ce nom: elle n'a pas d'intention, de projet, de programme; elle ne vise rien. En somme c'est une Intelligence aveugle. Du même coup la morale humaine ne reçoit pas du livre le fondement que Socrate en attendait. A ses yeux Anaxagore n'a pas saisi ce qu'est l'intelligence. Intelligence aveugle vaut cercle carré: contradiction dans les termes. L'invoquer implique la prise en compte de l'intentionnalité. Pour se faire comprendre, il imagine quelqu'un disant que Socrate agit toujours intelligemment et justifiant pourtant sa position par des explications purement anatomiques. Soit l'action de s'asseoir. Si elle est faite avec intelligence, on attend logiquement qu'en s'asseyant Socrate poursuive un but (par exemple, attendre). Or celui qui a invoqué l'intelligence socratique se contente d'expliquer l'enchaînement de mouvements qui ont rendu possible la position assise:
" Premièrement, la raison ( c'est une cause, dira le wittgensteinien ) pour laquelle je suis maintenant assis en ce lieu, c'est que mon corps est fait d'os et de muscles; que les os sont solides et qu'ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chairs et de peau, laquelle maintient les chairs; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres emboîtements, les muscles, qui se détendent ou se contractent, me mettent à même, par exemple, de fléchir à présent mes membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, m'étant replié de la sorte, je suis assis en ce lieu." (98 d)
La suite du texte applique à la conversation la même analyse: alors que Socrate discute des raisons qui justifient sa décision de subir sans révolte la peine à laquelle il est condamné, l'acolyte d'Anaxagore réduirait l'échange à sa dimension strictement physique. Socrate reconnaît bien sûr que sans os et muscles on ne s'assied pas mais que c'est mal répondre à la question: "pourquoi s'assied-il ?" que de jouer au médecin disséquant. Ce texte est malgré sa référence à une anatomie vieillotte d'une stupéfiante modernité. Il faut le faire lire aux neurologues quand, mal éduqués philosophiquement, ils s'imaginent parler de l'esprit quand ils parlent en fait seulement du cerveau. Certes sans cerveau, pas d'esprit mais des raisons d'agir ne sont pas des causes neurologiques. D'autres neurologues, mal éduqués d'une autre façon, parleront du cerveau comme si c'était une personne: il classe, il trie, il juge, disent-ils. Pourquoi pas "il croit en Dieu" ? Donc ne pas parler de l'esprit comme si c'était le cerveau, ne pas parler du cerveau comme si c'était l'esprit. Voilà la bonne philosophie du neurologue.

samedi 14 mai 2005

Thalès, moins riche mais plus malin que Crésus.

Le Thalès platonicien, celui du Théètete, n’est vraiment pas celui de Diogène Laërce. Voici en effet comment Socrate dépeint les hommes à la Thalès dans leur relation à la vie publique :
« L’homme qui dans ses relations privées avec chacun, est ainsi fait, l’est également, c’est bien ce que je disais au commencement, dans la vie publique, quand, au tribunal ou quelque part ailleurs, il a été forcé de parler sur des choses qui sont à ses pieds et de celles qui sont sous ses yeux, prêtant alors à rire, non point souvent à des filles de Thrace mais à n’importe quelle foule, parce que son inexpérience le fait tomber dans des puits et dans toutes sortes de difficultés sans issue. La terrible incongruité de son attitude lui vaut d’être pris pour un être stupide. » (174 c, trad. de Léon Robin)
Déjà Hérodote, qui est la plus ancienne source dont on dispose sur Thalès, lui attribue pour ainsi dire des qualités d’ingénieur au service des armées de Crésus. Certes le conseil n’est pas encore politique mais il sert le politique :
« Après avoir atteint les rives du fleuve Halys, Crésus fit passer, je le présume, son armée sur les ponts qui existaient ; mais, comme on le dit souvent chez les Grecs, c’est Thalès de Milet qui les aurait fait passer. Crésus ne voyait pas du tout comment faire franchir le fleuve à son armée (…) Thalès, présent au camp, aurait, à ce qu’on dit, détourné à son intention le cours du fleuve, faisant en sorte que coulant à la gauche de l’armée, il coulât à sa droite. Voici comment il procéda : il fit creuser en amont du camp un canal profond, en demi-cercle, afin que le fleuve, quittant en partie son ancien lit, contournât par ce canal la position la position occupée par le camp, et, doublant cette position, allât retrouver plus bas son ancien lit ; ainsi une fois le cours du fleuve divisé en deux bras, chacun était devenu guéable. » (Enquête, I, 75 )
Le lien entre les deux temps du récit ne me paraît pas lumineux cependant ce dernier est tout de même assez clair pour me faire comprendre que Thalès est de la taille d’Hercule, sinon du point de vue de la réalisation mais du moins du point de vue de la conception. En plus Hérodote le dépeint aussi en fin politique :
« Avant que l’Ionie fut détruite, Thalès de Milet, qui était d’ascendance phénicienne, exprima un avis fort utile : il ordonna aux Ioniens d’établir un conseil unique dont le siège serait à Téos (Téos occupant en Ionie une position centrale), tandis que les autres cités, ne continuant pas moins à être habitées, seraient considérées comme des dèmes. » (ibid. I, 170 )
Ce que Diogène Laërce, lui, m’apprend, c’est que Thalès a exercé une carrière politique avant de s’intéresser à la science de la nature. J’imagine que c’était en héritier qu’il a eu accès aux affaires publiques car « il était d’authentique naissance milésienne et venait d’une famille illustre » (I, 22). Décidément les servantes thraces n’ont pas compris que s’il a dirigé son regard vers les astres, c’est seulement parce qu’il y a beaucoup mieux à y découvrir que sur une terre trop familière. Connaissant donc ses débuts, je ne suis pas surpris de lire :
« Il semble également avoir été du meilleur conseil dans les affaires publiques. De fait, lorsque Crésus eut envoyé une ambassade aux Milésiens pour requérir une alliance militaire, il empêcha cet accord, mesure qui sauva la cité lors de la victoire de Cyrus » (25)
Certes il est cette fois étrangement opposé à Crésus mais, avec lui ou contre lui, il le dépasse toujours largement en imagination lucide. En fin de compte, quand Calliclès, le brillant sophiste, dans le Gorgias de Platon exclut la possibilité d’une conjonction des deux excellences, la politique et la philosophique, il se trompe auant que les soubrettes incultes:
« C’est un fait que le philosophe perd toute expérience des lois qui sont celles de la cité ; du langage dont il faut user dans les conventions, aussi bien privées que publiques, que comportent les relations humaines ; des plaisirs comme des passions des hommes ; bref, il perd d’une façon générale, toute expérience des mœurs. Aussi lorsqu’il vient à quelque affaire pratique, d’ordre privé ou d’ordre public, prête-t-il à rire à ces dépens, de la même façon, sans doute qu’un homme politique fait rire de lui quand, inversement, il vient se mêler à nos conversations et à nos discussions. » (484 d-e)
En somme, Thalès, c’est, de manière certes assez discrète, le philosophe-roi avant la lettre, même s’il serait plus exact de le cantonner au rôle de sage, conseiller du Prince. Ceci dit, comme on lui demandait ce qui était le plus facile, il répondit :
« Conseiller les autres » (36)
Mais comme le plus difficile est se connaître soi-même, ce n’est pas le conseil qu’il rabaisse mais l’attitude qui consiste à régler la vie des autres au lieu d’ordonner la sienne :
" Comment mener la vie la meilleure et la plus juste ? « En ne faisant pas nous-mêmes ce que nous reprochons aux autres »" (36)
Il y a donc au moins deux politiques : la politique-divertissement (elle détourne de soi) et la politique-accomplissement (on s’applique aux autres parce qu’on s’est déjà trouvé soi-même).

mercredi 19 janvier 2005

Est-il sage pour un disciple d' Épicure d'être amoureux ?

La langue est trompeuse : épicuriste, qui se dit de celui qui, bon vivant, jouit de la chair et de la chère, nous met sur la mauvaise piste, à moins que finalement ça ne soit très exact de dire que l’épicurien jouit de la chair mais pas de l’amour. Il n’aime pas aimer, mais il prend du plaisir à faire l’amour. En effet l’amour a pour Epicure mauvaise presse comme souvent dans la philosophie antique. Pourtant les choses n’ont pas commencé si mal pour Eros, si l’on en juge d’après le Banquet de Platon. C’est plutôt l’éloge de l’amour que ce dernier fait indirectement à travers les propos, rapportés par Socrate, d’une femme, Diotime. Paradoxe : c’est une femme qui fait comprendre que le pire des amours, c’est l’amour qu’un homme ressent pour une femme. L’œuvre qui naît de cet amour n’est qu’un enfant : qu'elle est médiocre l' immortalité assurée par une progéniture charnelle ! En revanche, l’amour d’un homme pour un beau jeune homme, plus exactement d’un jeune homme à l’âme belle permet d’enfanter « de plus beaux et de moins périssables enfants » (trad. Jaccottet). Le fruit de l’union n’est plus un petit enfant mais de beaux textes aux belles pensées, et Diotime mentionne Homère, Hésiode, Lycurgue, Solon… Certes on dira que l’aimé n’est que le moyen de créer quelque chose qui a une valeur plus haute que lui. Oui, mais le sentiment amoureux est l’élan sans lequel il n’y a pas de vie excellente. Bien sûr, la sexualité n’a guère de place dans cet amour. Le beau corps n’est que la première et la plus pâle manifestation du Beau ; celui qui est initié aux mystères de l’amour est amené à voir que « la beauté de tel ou tel corps est pareille à celle de tel autre, et qu’enfin, tant qu’on poursuit la beauté dans la forme, ne pas voir que tous les corps n’ont qu’une seule et même beauté serait folie. » On réalise alors que si l’amour est ce sans quoi on ne s’élève pas, la passion amoureuse, l’attachement exclusif à un seul, sont vite dépassés. L’amour bien conduit mène à la fin de la passion amoureuse :
« Pénétré de cette pensée, il s’éprendra dès lors de la beauté en tous les corps, se dépouillera de toute passion qui serait fixée sur un seul, ne pouvant plus désormais que dédaigner et compter pour rien sa singularité. »
Mais qu’atteindra-t-on par cette « juste conception de l’amour des garçons » ?