lundi 24 mars 2014

L'échange entre deux épicuriens : qu'ont donc à se dire des êtres identiques ?

Dans le Vocabulaire de l'épicurisme, placé à la fin du volume de la Pléiade consacré à cette philosophie, on lit sous le titre Échange philosophique :
" La conversation philosophique (est un) dialogue amical considéré comme l'occasion d'une remémoration et d'un approfondissement de la doctrine. Dans ce type d'échange, il ne s'agit pas de débattre en vue de faire émerger une vérité, mais plutôt de méditer à deux voix sur les thèses d'Épicure, en les considérant comme déjà validées. " ( p.1440-1441 )
Pierre Bayard dans Comment parler des livres qu'on n'a pas lus ? ( 2007 ) écrit :
" Dire sans arrêt à l' Autre les mots qu'il souhaite entendre, être exactement celui qu'il attend, c'est paradoxalement le nier comme Autre, puisque c'est cesser d'être un sujet, fragile et incertain, face à lui." ( p. 102 )
Dans le cadre de l'épicurisme, l'autre est l'ami et les mots qu'il souhaite entendre sont les paroles d'Épicure lui-même. En effet " Fais tout comme si Épicure te regardait " est une des règles de cette sagesse. Donc, dans le cercle des sages, quand il y a une conversation philosophique, l'ami porte la parole d'Épicure et son interlocuteur lui répond comme Épicure le ferait. Dit autrement, quand deux épicuriens parlent philosophie, c'est idéalement le maître qui monologue.
L'ami est donc exactement ce que son interlocuteur attend et en effet, si on définit le sujet comme étant essentiellement incapable de savoir au sens strict qui est devant lui, l'épicurien n'est pas alors un sujet. Il ne le serait d'ailleurs pas plus s'il se trouvait face à un non-ami, à un représentant de la foule. Il ne dirait certes pas ce que cet homme non éclairé par Épicure tient pour vrai mais il croirait savoir fort bien ce qu'il devrait dire pour le contenter.
Cependant n'arrive-t-il pas qu'un épicurien entende d'un autre ce qu'il ne souhaite pas entendre ?
Si, semble-t-il, car entre épicuriens le franc-parler, la franchise a cours :
" Au sein du Jardin est présente aussi une pratique discursive moins paisible, la parrhèsia, destinée à réformer et à rééduquer l'esprit des élèves égarés ou récalcitrants. Le point commun avec le dialogismos est là encore l'existence d'une vérité préétablie, considérée comme acquise : l'enjeu du franc-parler n'est pas dogmatique ( établir une thèse ) mais pédagogique ( aider l'élève à la comprendre et à la faire sienne, y compris dans ses actions, et dissiper les erreurs hamartiai )." ( ibidem )
C'est clair : seul l'apprenti entend ce qu'il ne souhaite pas entendre. Reste qu'il souhaitera l'avoir entendu, une fois les paroles bien comprises.
Concluons : mon ami dans l'épicurisme est bien un alter ego, un autre moi-même. Certes il n'a pas la même histoire, il mourra avant ou après moi : mais il a comme moi les croyances et les désirs d'Épicure, celui auprès de qui tous, avant d'apprendre de lui la vérité, ont été, au sens où on l'a ici défini, des sujets.
" Chercheur épicurien ", c'est bel et bien un oxymore !

dimanche 23 mars 2014

Taine, psychologue de la forme et écrivain impressionniste ou ligne et tache.

Dans La Philosophie de l'art, précisément dans le premier chapitre de la troisième partie, consacrée à la peinture aux Pays-Bas, je lis, sous le ciel d'un pays sec :
" Remarquez l'aspect différent que revêtent les objets, selon que vous êtes dans une contrée sèche, comme la Provence et les environs de Florence, ou dans une plaine humide, comme les Pays-Bas. Dans la contrée sèche, la ligne prédomine et attire d'abord l'attention ; les montagnes découpent sur le ciel des architectures étagées d'un style grand et noble, et tous les objets s'enlèvent en arêtes vives dans l'air limpide. Ici, l'horizon plat n'a pas d'intérêt, et les contours des choses sont amollis, estompés, brouillés par la vapeur imperceptible qui nage éternellement dans l'air ; ce qui prédomine, c'est la tache. Une vache qui paît, un toit au milieu d'un pré, un homme accoudé sur un parapet apparaît comme un ton sur d'autres tons. L'objet émerge ; il ne sort pas tout à coup de ses alentours, détaché à l'emporte-pièce ; on est frappé par son modelé, c'est-à-dire par les différents degrés de clarté progressive et par les diverses dégradations de couleur fondue, qui changent sa teinte générale en un relief, et donnent aux yeux la sensation de son épaisseur. Il vous faudrait passer quelques jours dans le pays pour sentir cette subordination de la ligne à la tache. Des canaux, des fleuves, de la mer, de la terre abreuvée, sort incessamment une vapeur bleuâtre ou grise, une buée universelle, qui fait autour des objets une gaze moite, même dans les beaux jours. Au soir et au matin, des fumées rampantes, de blanches mousselines flottent demi-déchirées sur les prairies. Je suis resté bien des fois debout sur les quais de l'Escaut, regardant la grande eau blafarde, faiblement ridée, où nagent des carènes noirâtres. Le fleuve luit, et sur son ventre plat, la lumière trouble allume ça et là des reflets vagues. Sur tout le cercle de l'horizon, les nuages montent incessamment, et leur pâle couleur de plomb, leur file immobile, font penser à une armée de spectres : ce sont les spectres de la contrée humide, fantômes toujours renouvelés qui apportent la pluie éternelle. Du côté du couchant, ils s'empourprent et leur masse ventrue, toute treillissée d'or, rappelle les chapes damasquinées, les simarres de brocard, les soies ouvragées dont Jordaens et Rubens enveloppent leurs martyrs sanglants, leurs madones douloureuses. Tout en bas du ciel, le soleil semble une énorme braise qui s'éteint et fume. Quand on arrive à Amsterdam ou à Ostende, l'impression s'approfondit encore ; la mer et le ciel n'ont point de forme ; le brouillard et les averses interposées ne laissent dans la mémoire que des couleurs. L'eau change de nuance à chaque demi-heure, tantôt lie de vin pâle, tantôt d'une blancheur crayeuse, tantôt jaunâtre comme un mortier détrempé, tantôt comme une suie fondue, parfois d'un violet lugubre, zébré de larges tranchées verdâtres. Au bout de quelques jours, l'expérience est faite ; une pareille nature ne laisse d'importance qu'aux nuances, aux contrastes, aux harmonies, bref, aux valeurs des tons.
D'autre part, ces tons sont pleins et riches. Un pays sec et terne d'aspect, la France du Sud, la partie montagneuse de l'Italie, ne laisse à l'oeil que la sensation d'un échiquier gris et jaunâtre. D'ailleurs, tous les tons du sol et des maisons sont éteints par la splendeur prépondérante du ciel et par l'illumination universelle de l'air. À dire vrai, une ville du Midi, un paysage de Provence et de Toscane, n'est qu'un simple dessin ; avec du papier blanc, du fusain et les couleurs débiles des crayons colorés, on peut l'exprimer tout entier. Au contraire, dans une contrée humide, comme les Pays-Bas, la terre est verte, et quantité de taches vives diversifient l'uniformité de la prairie universelle ; c'est tantôt la couleur noirâtre ou brune de la glèbe mouillée, tantôt le rouge intense des tuiles et des briques, tantôt le vernissage blanc ou rose des façades, tantôt la tache fauve des bestiaux, accroupis, tantôt la moire luisante des canaux et des fleuves. Et ces taches ne sont point amorties par la clarté trop forte du ciel. Tout au rebours du pays sec, ce n'est pas le ciel, c'est la terre dont ici la valeur est prépondérante. En Hollande surtout, pendant plusieurs mois, " l'air n'a aucune transparence ; une sorte de voile opaque, tendu entre le ciel et la terre, intercepte tout rayonnement... L'hiver, l'obscurité semble tomber d'en haut ". Partant, les riches couleurs dont sont revêtus les objets terrestres demeurent sans rivales. Ajoutez à leur force leur nuance et leur mobilité. En Italie, un ton reste fixe ; la lumière immuable du ciel le maintient pendant plusieurs heures et le même hier que demain. Vous le retrouverez, en revenant, tel que vous l'aviez posé, il y a un mois, sur votre palette. En Flandre, il varie nécessairement avec les variations de la lumière et de la vapeur ambiante. Ici encore, je voudrais vous conduire dans le pays, et vous laisser sentir par vous-mêmes la beauté originale des villes et du paysage. Le rouge des briques, le blanc luisant des façades, sont agréables à voir, parce qu'ils sont adoucis par l'air grisâtre. Sur le fond émoussé du ciel s'allongent en file des toits aigus, écailleux, tous d'un brun intense, ça et là un chevet gothique, un beffroi gigantesque, coiffé de clochetons ouvragés et d'animaux héraldiques. Souvent la bordure crénelée des cheminées et des faîtes se réfléchit en se lustrant dans un canal, dans un bras de fleuve. Hors des villes, comme dans les villes, tout est matière à tableau ; on n'aurait qu'à copier. Le vert universel de la campagne n'est ni cru, ni monotone ; il est nuancé par les divers degrés de maturité des feuillages et des herbes, par les diverses épaisseurs et les changements perpétuels de la buée et des nuages. Il a pour complément ou pour repoussoir la noirceur des nuées qui, tout d'un coup, fondent en ondées et en averses, la grisaille de la brume qui se déchire ou s'éparpille, le vague réseau bleuâtre qui enveloppe les lointains, les papillotements de la lumière arrêtée dans la vapeur qui s'envole, parfois le satin éblouissant d'un nuage immobile, ou quelque fente subite par laquelle perce l'azur. Un ciel aussi rempli, aussi mobile, aussi propre à accorder, varier et faire valoir les tons de la terre, est une école de coloristes." ( p. 308 à 313, Hachette, 1895 ).

samedi 22 mars 2014

Hitler comprenait mieux l'homme qu'Épicure ! dixit Orwell ou de la supposée insuffisance de l'anthropologie utilitariste.

Avec étonnement, je lis la fin du compte-rendu, consacré par Orwell, à Mein Kampf d'Hitler le 21 Mars 1940 dans le New English Weekly:
" (...) Hitler a compris la fausseté de la conception hédoniste de la vie. La quasi-totalité de la pensée occidentale depuis la dernière guerre, la totalité en tout cas de la pensée "progressiste", a toujours implicitement supposé que l'être humain ne désirait rien d'autre que le bien-être, la sécurité et l'absence de souffrance. Une telle conception de la vie ne laisse aucune place à des valeurs telles que le patriotisme ou les vertus guerrières. Le socialiste qui surprend ses enfants à jouer avec des petits soldats a généralement un haut-le-corps, mais il est incapable de trouver un substitut aux soldats de plomb. Des pacifistes en plomb ne seraient guère attrayants. La désolation intérieure qui est celle de Hitler lui fait ressentir avec une force exceptionnelle cette vérité que l'être humain ne veut pas seulement le confort, la sécurité, la réduction des heures de travail, l'hygiène, le contrôle des naissances et, d'une manière générale, tout ce qui est conforme au bon sens. Il lui faut aussi, par moments en tout cas, la lutte et le sacrifice, sans parler des drapeaux, tambours et autres démonstrations de loyauté. Quelle que soit leur valeur en tant que doctrines économiques, fascisme et nazisme sont, du point de vue psychologique, infiniment plus pertinents que n'importe quelle conception hédoniste de la vie. Et cela vaut probablement aussi pour le socialisme militarisé de Staline. Les trois grands dictateurs ont, tous trois, consolidé leur pouvoir en accablant de maux les peuples qu'ils gouvernent. Alors que le socialisme, et même le capitalisme sur un mode moins enthousiaste, disait aux gens : " Je vous offre du bon temps ", Hitler leur disait : " Je vous offre la lutte, les périls et la mort ", avec ce résultat qu'une nation tout entière s'est jetée à ses pieds. Le temps viendra peut-être où ces hommes en auront assez et changeront d'avis, comme on l'a vu à la fin de la dernière guerre. Au bout de quelques années de sang et de famine, " le plus grand bonheur pour le plus grand nombre " est un bon mot d'ordre, mais en ce moment on lui préfère : " Plutôt une fin effroyable qu'un effroi sans fin.". Aujourd'hui que nous sommes en lutte contre l'homme qui a forgé ce dernier slogan, nous aurions tort d'en sous-estimer la puissance émotionnelle." ( Essais, articles, lettres, volume II - 1940-1943 -, p. 23-24 )
Götz Aly dans Comment Hitler a acheté les Allemands (2005) a révisé à la hausse la vérité de l'anthropologie disqualifiée par Orwell, comme en témoigne la quatrième de couverture de l'ouvrage :
" Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment les Allemands ont-ils pu, chacun à son niveau permettre ou commettre des crimes de masse sans précédent, en particulier le génocide des Juifs d' Europe ? Invoquer la haine raciale dont le nazisme était porteur ne suffit pas : l'idée qu'un antisémitisme exterminateur animait la population allemande tout entière, dès avant l'arrivée de Hitler, est dépourvue de fondement. L'explication purement idéologique tourne à vide.
Ce que démontre Götz Aly, au terme d'une enquête minutieuse dans les archives auxquelles il a pu avoir accès, c'est que le consensus entre les dirigeants du Reich et le peuple a pour clé ... le confort matériel de l'Allemand moyen. La guerre la plus coûteuse de l'Histoire s'est faite avec un objectif : préserver le niveau de vie de la population, à laquelle le régime ne pouvait promettre, comme Churchill, " du sang, de la sueur et des larmes " sans risquer l'implosion. Bien loin de profiter à quelques dignitaires nazis seulement, le pillage de l' Europe occupée et la spoliation, puis l'extermination des Juifs, ont bénéficié au petit contribuable, soigneusement préservé de toute hausse d'impôts jusqu'à la fin de la guerre, comme au soldat de la Wehrmacht envoyé au front, de même qu'à la mère de famille restée en Allemagne."

dimanche 16 mars 2014

Attention à ne pas ressembler au Critique Borné de Vauvenargues


" Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte son jugement du Poussin et de Raphaël. De même, un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans hésiter, comme le juge de tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien éloigné de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis ; il condamne tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il n'aurait jamais aperçues de lui-même, il ne manque pas de se croire l'esprit plus juste que ce philosophe ; quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appartienne, presque point d'idées saines et développées, il est persuadé qu'il sait tout ce qu'on peut savoir ; il se plaint continuellement qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau, il ne peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre : il est comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable de sortir de ce cercle de principes connus dans le monde, qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue."
Ceci lu, notez que le Critique Honteux ne doit pas davantage être un modèle. Plagiant platement Vauvenargues et le trahissant un peu, j'en fais le portrait qui suit ( pas plus que le Critique Borné, il n'a de nom ):
" Aussi petit que soit le peintre, le Critique Honteux ne porte sur lui aucun jugement. De même, bien qu'auteur, il se regarde sans hésiter comme incapable de juger tout autre auteur. S'il rencontre dans un ouvrage des opinions qui anéantissent les siennes, il est bien proche de convenir qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'entend pas quelque chose, il dit qu'il est concis, quoiqu'il ne soit pour d'autres qu'obscur ; il approuve tout un ouvrage sur quelques pensées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs magnifiques de Descartes, qu'il ne prétendrait jamais avoir pu apercevoir de lui-même, il ne manque pas de se croire encore plus incapable du moindre jugement vrai ; quoiqu'il ait quelque sentiment qui lui appartienne et quelques idées saines et développées, il est persuadé qu'il ne sait rien de ce qu'on peut savoir ; il dit continuellement qu'on doit toujours trouver du nouveau dans les livres mais il croit ne pouvoir ni le discerner, ni l' apprécier, ni l'entendre ; il se juge alors comme un homme à qui on parle un idiome étranger, incapable malgré lui de sortir de ce cercle de principes trop connus dans le monde, qu'il regrette d'avoir appris, en y entrant, comme sa langue."

Commentaires

1. Le mardi 18 mars 2014, 09:40 par Jean Marie Staive
Un critique borné est donc un critique mort-né?
2. Le mardi 18 mars 2014, 09:44 par Jean Marie Staive
( Variante )
Si un critique se sent bords-né, qu' il se couche!
3. Le vendredi 21 mars 2014, 19:11 par Philalethe
Je dirais plutôt en termes aristotéliciens que le critique borné et le critique honteux sont deux critiques vicieux, le critique vertueux sait s'ouvrir à ce qui fait progresser esthétiquement, éthiquement, épistémiquement et se fermer à ce qui fait régresser de ces trois points de vue !

samedi 15 mars 2014

Quand a-t-on donc commencé de parler de génie à propos de tout et de rien ?

Dans L'homme sans qualités (I, 13), Robert Musil a écrit ces lignes souvent citées :
" (...) L'époque avait déjà commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d'inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes des journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu'un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L'esprit nouveau n'avait pas encore pris toute son assurance. Mais c'est précisément à cette époque-là qu' Ulrich put lire tout à coup quelque part ( et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce ) ces mots : " un cheval de course génial "." ( traduction Jaccottet, p.55 )
On connaît peut-être moins ces lignes de Vauvenargues, écrites vers 1746 et tirées des Caractères. C'est Cotin, le bel esprit, représentant des hommes vains, qui y est portraituré :
" Partisans passionnés de tous les arts, afin de persuader qu'ils les connaissent, ils parlent avec la même emphase d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton. Tous ceux qui ont excellé dans quelque genre, ils les honorent des mêmes éloges ; et si le métier de danseur s'élevait au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur, ce grand hommece grand génie ; ils l'égaleraient à Horace, à Virgile, à Démosthènes."
Ainsi s'esquisseraient les progrès de " l'esprit nouveau " : il aurait d'abord mis les artistes sur le même plan que les grands écrivains et autres hommes exceptionnels ( ce que condamnait Vauvenargues ) puis qualifié de génies les sportifs et les animaux ( d'où l'improbation de Musil ).
Aujourd'hui l'esprit nouveau n'a plus rien à conquérir.
À cet esprit nouveau, Égée, le bon esprit, savait résister :
" Il met une fort grande différence entre les peintures ( désignant des oeuvres littéraires, le terme de peinture est ici métaphorique ) sublimes qui ne peuvent être exprimées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit dans les peintres, quoiqu'elles demandent autant de travail et de génie (sic). Égée laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand homme et il admire Raphaël comme un grand peintre ; mais il n'oserait égaler les vertus d'un prix si inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il loue très sincèrement tout ce qu'il loue, et parle toujours comme il pense."

Commentaires

1. Le dimanche 16 mars 2014, 16:46 par Scons Dut
Désolée pour la question qui va suivre, mais qui est cet Égée que vous citez à la fin ?
Google me renvoie à l'Égée de la mythologie grecque ...
À moins que j'aie manqué quelque chose, ce qui est très probable ^^
Merci.
2. Le dimanche 16 mars 2014, 17:21 par Philalèthe
Égée, le Bon Esprit, suit Cotin, le Bel Esprit, dans les Caractères de Vauvenargues.

vendredi 14 mars 2014

Pour un réalisme à visage humain : le valet de chambre, nihiliste moral parce qu' à ses yeux il n'y a que le Grand qui compte.

Vauvenargues ( dernier paragraphe du Discours sur le caractère des différents siècles ):
" Un homme qui s'aviserait de faire un livre pour prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la plus extrême petitesse des uns et la grandeur démesurée des autres demeureraient, en quelque manière, confondues à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de la terre aux astres ; ne dirions-nous pas d'un homme qui se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité, que c'est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions ? De même, si je disais à mon valet de m'apporter un petit pain, et qu'il me répondit : Monsieur, il n'y a a aucun de gros ; si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a point de grand verre ; si je commandais à mon tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en apportant un fort serré, il m'assurât qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même est étroit ; ...j'ai honte d'écrire de pareilles sottises, mais il me semble que c'est à peu près le raisonnement de nos philosophes. Nous leur demandons le chemin de la sagesse, et ils nous disent qu'il n'y a que folie ; nous voudrions être instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépravation et que faiblesse. Il ne faut quel point que les hommes s'enivrent de leurs avantages ; mais il ne faut point qu'ils les ignorent ; il faut qu'ils connaissent leurs faiblesses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur courage ; mais il faut en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes."
Ce valet, ce tailleur, ces philosophes sont sortis de la caverne platonicienne mais, aveuglés par le soleil, ils ne voient plus au fond de la caverne que néant.
La croyance dans la Réalité a produit en eux la cécité aux réalités. Ils ont du coup l'arrogance du cynique, Socrate devenu fou...

jeudi 13 mars 2014

La poésie est-elle essentiellement privée de tout pouvoir cognitif ?

Vauvenargues ( maxime posthume 652 ) :
" L'objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine mérite qu'on se donne celle de le lire."
Sartre ( Qu'est-ce que la littérature ? ) :
" Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent à discerner le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé : le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir ; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."
Vauvenargues ( maxime 853 ) :
" Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle pas celle des hommes."
Orwell ( New English Weekly, 31 décembre 1936 ) :
" Il y a six ou sept ans paraissait dans Punch un excellent dessin humoristique : un jeune freluquet faisait part à sa tante de son intention d'"écrire". " Et sur quoi as-tu l'intention d'écrire ? " demande la tante. " Ma chère tante, répond le jeune homme d'un ton id'infini mépris, on n'écrit pas sur quelque chose, on écrit, c'est tout. "
Et si le poète, du moins le grand, était celui qui congédie domestiques et vitres ordinaires pour leur substituer des outils plus à même de faire mieux connaître la réalité ?

mercredi 12 mars 2014

Avis à ceux qui veulent imiter les philosophes antiques !

Pensée 724 :
" Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la santé et la force du corps ; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin, nous nous en étonnons ; et s'il fait paraître quelque fermeté, nous disons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie ; si dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse... Ô aveugle malice de l'esprit humain ! Il n'y a point de contradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire."

mardi 11 mars 2014

Tous artistes, tous écrivains, tous philosophes, tous créateurs !

Encore Vauvenargues (maxime posthume 351) !
" Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans des métiers honorables sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l'amour de la gloire. "

lundi 10 mars 2014

L'historien de la philosophie ?

Vauvenargues écrit dans une de ses maximes posthumes ( 341 ) :
" Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien. "

Commentaires

1. Le mardi 11 mars 2014, 05:10 par Capel Langes
Excellent !
2. Le vendredi 28 mars 2014, 23:24 par Maël Goarzin
C'est pourquoi, je pense, l'historien de la philosophie doit aussi être philosophe, et les deux ne sont pas incompatibles, bien au contraire!
3. Le samedi 29 mars 2014, 11:47 par Philalethe
Certes mais une telle conjonction est-elle réalisable en dehors de la philosophie de la philosophie ? C'est parce que connaître ce que sont les philosophies passées nécessite des concepts de philosophie de la philosophie et contribue à les clarifier que les oeuvres de Grangier et de Vuillemin (et d'autres !) sont autant des oeuvres philosophiques que des oeuvres d'histoire de la philosophie. Mais si le problème philosophique n'est pas d'avoir une connaissance vraie de la philosophie, si c'est par exemple d'avoir une connaissance vraie de l'art, de l'esprit ou de l'État, l'effort de reconstituer au plus près les philosophies passées et celui d'en faire une nouvelle, meilleure, ne convergent pas (même s'il va de soi qu'aucune philosophie n'est possible sans quelque instruction philosophique - mais précisément l'historien de la philosophie vise autre chose que la possession d'une certaine instruction philosophique -). Prenez Foucault et son usage des philosophies antiques : certes les analyses stimulantes (ce qui ne veut pas dire vraies, d'ailleurs) sur le cynisme par exemple abondent mais va-t-on aller jusqu'à le consacrer à cause de ses leçons données au Collège de France sur Le courage de la vérité grand historien du cynisme ? J'en doute.

samedi 8 mars 2014

L'anti-modèle.

JOHN FLORY
Né en 1890
Mort de boisson en 1927
Ci-gisent les ossements du pauvre John Flory
Son histoire est l'éternelle histoire,
L'argent, les femmes, les cartes et le gin,
Voilà ce qui eut raison de lui.
Il a versé assez de sueur pour s'y baigner entier
À faire l'amour à des femmes imbéciles ;
Il a connu les tourments indicibles
De cet art lugubre qu'est l'ivrognerie.
Ô étranger, toi qui passes en ces lieux
Et lis cette épigraphe, ne verse pas de larmes ;
Mais reçois cet unique présent :
Apprends de moi comment ne pas vivre.

Commentaires

1. Le vendredi 28 mars 2014, 23:17 par Maël Goarzin
Merci de partager cette belle épitaphe, qui contraste avec les topos du genre. Il rappelle que l'on n'apprend pas seulement par les modèles, mais aussi et peut-être surtout par les contre-modèles! C'est en tout cas une invitation pour moi à ne pas me contenter d'étudier les modèles des philosophes antiques, mais également les contre-modèles que ces mêmes philosophes présentent dans leurs écrits.

lundi 3 mars 2014

Impuissance de la sagesse.

" Que n'a-t-on pas écrit contre l'orgueil des grands, contre la jalousie des petits, contre les vices de tous les hommes ? Quelles peintures n'a-t-on pas faites du ridicule, de la vanité, de l'intempérance, de la fourberie, de l'inconséquence, etc. ? Mais qui s'est corrigé par ces images ou par ces préceptes ? Quel homme a mieux jugé, ou mieux vécu, après tant d'instructions reçues ? il faut l'avouer : le nombre de ceux qui peuvent profiter des leçons des sages est bien petit et, dans ce petit nombre, la plupart oublient ce qu'ils doivent à l'instruction et à leurs maîtres, de sorte qu'il n'est pas d'occupation si ingrate que celle d'instruire les hommes. Ils sont faits de manière qu'ils devront toujours tout à ceux qui pensent, et que toujours ils abuseront contre eux des lumières qu'ils en reçoivent ; il est même ordinaire que ceux qui agissent recueillent le fruit du labeur de ceux qui se bornent à imaginer ou à instruire. Dès qu'on ne fait valoir que la raison et la justice, on est toujours la victime de ceux qui n'emploient que l'action et la violence : de là vient que le plus médiocre et le plus borné de tous les métiers est celui d'écrivain et de philosophe." écrit Vauvenargues dans un de ses fragments posthumes.
Non seulement Vauvenargues pourrait avoir raison mais en plus qu'est-ce qui nous assure que les préceptes corrigent les correcteurs ?
Ceci dit, même dans cette hypothèse où presque personne alors ne suivrait les règles raisonnables, l'analyse du moraliste, à défaut d' être efficace, pourrait néanmoins être éclairante. Sans pouvoir les supprimer, elle apporterait la vérité sur la genèse et la manifestation des vices. À le lire, on gagnerait alors sinon en vertu, du moins en lucidité sur soi et sur autrui.

jeudi 27 février 2014

La critique d'art révisée à la baisse par la sociologie critique ou comment prendre au sérieux ce qui n'est pas sérieux.


Bourdieu, qui a dans ces moments quelque chose de sinon désespéré, du moins de désabusé et d'un tantinet méprisant, ne mâche pas ses mots le 26 Janvier 2000 dans son cours au Collège de France sur Manet .
Après avoir posé le problème de savoir si l'impression ( des peintres impressionistes ) révèle l'objet vu ou le sujet voyant et après avoir mentionné les "étiquettes" dont on dispose pour qualifier les différents courants artistiques ( naturalisme, impressionisme, symbolisme, romantisme ), il ajoute :
" Il n'y a rien de plus vaseux que la critique picturale, il n'y a pas de raison pour que cela ait été mieux à d'autres époques. C'est extrêmement confus, et une des erreurs consisterait à mettre plus de logique dans l'objet qu'il n'y en a dans la réalité. Il faut respecter ces objets, il faut les prendre comme ils sont, mais en sachant que ce n'est pas le concept taillé à la serpe logique, ce sont des intuitions conceptuelles destinées à exprimer des impressions confuses à propos d'objets polysémiques." ( p. 326 )
En plus d'être vaseuse, la critique picturale vise autre chose que ce qu'elle prétend faire :
" On voit bien que ces enjeux conceptuels sont toujours des enjeux politiques, pas au sens de " la politique " au sens ordinaire, mais politiques dans le champ artistique : est-ce que j'annexe Manet comme un ancêtre du symbolisme ou est-ce qu'au contraire je le repousse comme le dernier des barbares, aussi abruti que Courbet ? (...) Je dis ça de manière volontairement simpliste parce que je pense qu'une part énorme du discours artistique, du discours sur l'art, a pour but de cacher ces enjeux et de les masquer sous de la foutaise théorique, de la foutaise conceptuelle. Je pense qu'il vaut mieux le savoir, ce qui ne veut pas dire ne pas le prendre au sérieux - c'est une autre forme de sérieux, différente de celui que les gens s'accordent. Parce qu'il n'y a rien de plus sérieux que les critiques d'art." ( p. 327-328 )
Mais qu'est-ce que le vrai sérieux du point de vue de Bourdieu ?
C'est suivre un précepte valable pour tous ceux qui font des sciences sociales ( historien, sociologue, ethnologue, etc. ) : il faut historiciser et l'objet de l'enquête et l'enquêteur - ses problèmes, ses concepts, etc. -.
Historiciser l'objet, ça ne fait pas douter de la capacité d'atteindre la vérité sur cet objet, précisément la vérité sur ses conditions historiques de possibilité.
En revanche c'est plus délicat d'historiciser l'enquêteur car si on ne veut pas s'enfermer dans un historicisme auto-réfutant, il faut se livrer à un effort qui a quelque chose d'héroïque : purifier la connaissance de l'enquêteur sur l'objet en la débarrassant de tout ce qu'elle doit à l'histoire ( à la mauvaise histoire, si on peut dire ) et qui la limite en termes de vérité.
Il y a quelque chose du geste du Baron de Münchhausen dans le fait de se plonger intégralement dans l'histoire et de vouloir en même temps en sortir pour faire de la sociologie une science vraie et pas juste une construction de l'esprit socialement conditionnée.
On sent chez Bourdieu d'ailleurs souvent de la souffrance et du doute : suis-je arrivé sur le sol ferme du vrai ou le crois-je à tort, pris que je suis dans des croyances historiquement causées mais seulement illusoirement vraies ?
Si le sociologue se pense dès le début complètement et essentiellement dedans (la société, l'histoire, le champ etc.), comment peut-il espérer être un jour dehors pour voir clairement ?
Ne faut-il pas croire qu'on est toujours au moins un peu dehors pour garder une confiance raisonnable dans la possibilité de connaître la vérité ?
Ne pas historiciser : naïveté ; tout historiciser : incapacité de connaître le vrai.

mercredi 26 février 2014

Antidote en cas d' empoisonnement au post-modernisme.

" Par beaucoup de points, l'homme est un animal qui tâche de se défendre contre la nature ou contre les autres hommes. Il faut qu'il pourvoie à sa nourriture, à son habillement, à son logement, qu'il se défende contre la mauvaise saison, la disette et les maladies. Pour cela il laboure, il navigue, il exerce les différentes sortes d'industries et de commerce. De plus, il faut qu'il perpétue son espèce et se préserve des violences des autres hommes. Pour cela, il forme des familles et des États ; il établit des magistrats, des fonctionnaires, des constitutions, des lois et des armées. Après tant d'inventions et de labeurs, il n'est pas sorti de son premier cercle ; il n'est encore qu'un animal, mieux approvisionné et mieux protégé que les autres ; il n'a encore songé qu'à lui-même et à ses pareils. À ce moment, une vie supérieure s'ouvre, celle de la contemplation, par laquelle il s'intéresse aux causes permanentes et génératrices desquelles son être et celui de ses pareils dépendent, aux caractères dominateurs et essentiels qui régissent chaque ensemble et impriment leur marque dans les moindres détails. Pour y atteindre, il a deux voies : la première, qui est la science, par laquelle, dégageant ces causes et ces lois fondamentales, il les exprime en formules exactes et en termes abstraits ; la seconde, qui est l'art, par laquelle il manifeste ces causes et ces lois fondamentales, non plus en définitions arides, inaccessibles à la foule et intelligibles seulement pour quelques hommes spéciaux, mais d'une façon sensible et en s'adressant, non seulement à la raison, mais encore aux sens et au coeur de l'homme le plus ordinaire. L'art a ceci de particulier, qu'il est à la fois supérieur et populaire : il manifeste ce qu'il y a de plus élevé et il le manifeste à tous."
Ce sont les dernières lignes du premier chapitre de la Philosophie de l'art de H. Taine.
Elles sont roboratives, quand on est cerné par l'idée que la science, comme l'art, ( et pourquoi pas la philosophie aussi ) ne sont que des expressions du " premier cercle ".

Commentaires

1. Le vendredi 28 février 2014, 10:18 par Glance Please
Super de rappeler ces lignes.
Mais je ne vois pas trop la relation négative au post modernisme, qui pense aussi que l'art est supérieur et populaire, bien qu'en effet il n'est pas supposé s'adresser à la raison.
2. Le mardi 11 mars 2014, 08:26 par Philalethe
C'est en rapport avec la contemplation et donc avec la conception réaliste de l'art et de la science qu'elle entraîne, c'est en effet aussi en rapport avec la raison comme étant ce que développent la science et l'art, que j'ai pensé, par opposition, au post-modernisme (peut-être aurais-je dû écrire plus largement "relativisme")

samedi 15 février 2014

Ortega réécrit le mythe aristophanesque de l'amour.

On se souvient que dans Le Banquet de Platon, Aristophane développe une conception de l'amour qui en fait le désir de la fusion avec un autre nous complétant exactement et apportant l'unité et la plénitude qui naturellement font défaut à chacun. Aussi les échecs amoureux durent-ils tant que n'a pas lieu la rencontre optimale ; en revanche " chaque fois (...) que le hasard met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même, tout être humain, et pas seulement celui qui cherche un jeune garçon pour amant, est alors frappé par un extraordinaire sentiment d'affection, d'apparentement et d'amour ; l'un et l'autre refusent, pour ainsi dire, d'être séparés, ne fût-ce que pour un peu de temps. " ( 192 b-c, p.124, éd. Brisson )
Or, je le découvre avec étonnement, en 1929, dans la dernière de ses dix conférences, Ortega y Gasset reprend plus ou moins la théorie aristophanesque. Voici le texte original :
" En el fondo durmiente del alma femenina, la mujer, cuando lo es en plenitud, es siempre bella durmiente del bosque vital que necesita ser despertada. En el fondo de su alma, sin que ella lo advierta, lleva preformada una figura de varón ; no es un imagen individual de un hombre, sino un tipo genérico de perfección masculina. Y siempre dormida, sonambúlicamente camina entre los hombres que encuentra, contrastando la figura física y moral de éstos con aquel modelo preexistente y preferido.
Esto explica dos hechos que se producen en todo auténtico amor. Uno es la subitaneidad del enamoramiento ; la mujer, y lo mismo podría decirse del hombre, queda en un solo instante, sin transición ni proceso, fulminada por el amor. Esto sería inexplicable si no preexistiese al encuentro casual con aquel hombre una secreta y tácita entrega de su ser a aquel ejemplar que en su interior llevaba. El otro hecho consiste en que la mujer, al amar profundamente, no sólo siente que su fervor será eterno en dirección al porvenir, sino que le parece haber querido a aquel hombre desde siempre, desde las misteriosas profundidades del pasado, desde no se sabe qué dimensiones de tiempo en anteriores existencias.
Esta adhesión eterna y como innata no se refiere, claro está, a aquel individuo que ahora pasa, sino va dirigida a aquel modelo íntimo que palpitaba como una promesa en el fondo de su alma quieta, y que ahora, en aquel ser real, ha encontrado realización y cumplimiento. "
" Au fond dormant de l'âme féminine, la femme, quand elle l'est pleinement, est toujours une belle dormant dans le bois de la vie et qui a besoin d'être réveillée. Au fond de son âme, sans qu'elle ne s'en rende compte, elle a, préformée, une figure de l'homme ( varón ) ; ce n'est pas une image individuelle d'un homme, mais un type générique de perfection masculine. Et toujours endormie, elle chemine comme une somnambule, parmi les hommes qu'elle rencontre, comparant leur figure physique et morale à ce modèle préexistant et préféré.
Ceci explique deux faits qui se produisent dans tout amour authentique. L'un est la soudaineté de l'amour ( enamoramiento ) ; la femme, et on pourrait dire la même chose de l'homme, est en un instant, sans transition ni déroulement, foudroyée par l'amour. Ça serait inexplicable si ne préexistait à la rencontre accidentelle avec cet homme une soumission secrète et tacite de son être à ce prototype qu'elle avait toujours en soi. L'autre fait consiste en ce que la femme, quand elle aime profondément, non seulement sent que sa ferveur sera à l'avenir éternelle mais aussi en ce qu' il lui semble avoir aimé cet homme depuis toujours, depuis les mystérieuses profondeurs du passé, depuis on ne sait quelles dimensions temporelles dans des existences antérieures.
Cette adhésion éternelle et comme innée ne se rapporte pas, pour sûr, à cet individu qui maintenant passe, mais elle s'adresse au modèle intime qui palpitait comme une promesse au fond de son âme immobile et qui maintenant dans cet être réel a trouvé réalisation et accomplissement. "

mercredi 12 février 2014

Ortega, anti-sceptique.

- Pourquoi avez-vous donc pris le pseudo de Philalèthe ?
- C'est simple : j'aime la vérité !
- N'appelez-vous pas plutôt vérité ce que vous aimez ?
- Mais non, vous n'étiez donc pas à la conférence d' Ortega le 10 Mai ?
- Non, je l'ai manquée ; en fait, pour être honnête, j'ai préféré ne pas y aller , car je trouve qu'il s'écoute trop parler, non ?
- Peut-être par moments il s'enflamme, oui, mais il dit tout de même des choses intéressantes ! Justement ce qu'il a dit sur la vérité et le désir me semble très juste. Ça m'a tellement plu que je l'ai gardé en mémoire , écoutez bien :
" Una verdad no es verdad porque se la desea ; pero una verdad no es descubierta si no se la desea y porque se la desea se la busca. Queda pues inmaculado el caracter desinteresado e independiente de nuestros apetitos propio a la verdad, pero no es menos cierto que tal hombre o tal época llega a ver tal verdad en virtud de un interes previo que le mueve hacia ella. Sin esto no habria historia. Las verdades más inconexas caerían sobre la mente del hombre en imprevista perdigonada y éste no sabría qué hacer con ellas. ¿ De qué le hubiera servido a Galileo la verdad de Einstein ? La verdad sólo desciende sobre quien la puede entender y sólo la entiende quien la pretende, quien la anhelaba y lleva ya en si preformado el hueco mental donde la verdad puede alojarse. Un cuarto de siglo antes de la Teoría de la relatividad se postulaba une física de cuatro dimensiones y sin espacio ni tiempo absolutos. En Poincaré está ya el hueco donde Einstein se ha instalado - como el propio Einstein hace constar a toda hora. Con sentido escéptico y para desprestigiar la verdad se dice que el deseo es padre de la verdad. Esto es, como todo el escepticismo, un perfecto absurdo o contrasentido. Si se desea una determinada verdad, se la desea si es, en efecto, verdad. El deseo de una verdad trasciende de sí mismo, se deja atrás a sí mismo y va a buscar la verdad. El hombre se da perfectamente cuenta de cúando desea una verdad y cuándo desea sólo hacerse ilusiones, es decir, cuándo desea la falsedad."
- Certes vous avez bonne mémoire mais votre accent français est si fort que je n'ai presque rien compris !
- Ok, je vous le traduis du mieux que je peux !
" Une vérité n'est pas une vérité parce qu'on la désire ; mais une vérité n'est pas découverte si on ne la désire pas et parce qu'on la désire, on la cherche. Donc reste intact le caractère désintéressé et indépendant de nos appétits qui est propre à la vérité, mais il n'en est pas moins vrai que tel homme ou telle époque parvient à voir telle vérité en vertu d'un intérêt déjà là qui les pousse vers elle. Sans cela, il n'y aurait pas d'histoire. Les vérités les plus hétérogènes viendraient à l'esprit de l'homme comme une soudaine volée de plombs et il ne saurait qu'en faire. À quoi aurait servi à Galilée la vérité d'Einstein ? La vérité descend seulement sur qui peut la comprendre et seul la comprend qui y prétend, qui la désirait et a déjà en lui comme préformé le trou mental où la vérité peut se loger. Un quart de siècle avant la Théorie de la relativité on postulait une physique à quatre dimensions et sans espace ni temps absolus. Dans Poincaré il y a déjà le trou où Einstein s'est installé - comme Einstein lui-même le fait savoir à tout moment. Dans un sens sceptique et pour rabaisser la vérité on dit que le désir est père de la vérité. C'est, comme tout le scepticisme, totalement une absurdité ou un contre-sens. Si on désire une vérité déterminée, on la désire si elle est, bel et bien, une vérité. Le désir d'une vérité se dépasse lui-même, il se laisse derrière lui-même et va chercher la vérité. L'homme distingue parfaitement le moment où il désire une vérité du moment où il désire seulement se faire des illusions, c'est-à-dire quand il désire le faux ."
- En fait, Philalèthe, vous désirez seulement les vérités que vous êtes mentalement disposé à comprendre...
- Oui, peut-être, mais c'est déjà pas mal, non ?

Commentaires

1. Le samedi 15 février 2014, 05:27 par Pease Glance
Très beau texte, à opposer à tous ceux qui disent que la vérité n'est pas autre chose que la volonté de vérité.
C'est toujours dans les conférences de 1929?
2. Le samedi 15 février 2014, 12:39 par Philalèthe
Oui, c'est la 8ème conference du vendredi 10 Mai 1929 in ¿ Qué es filosofía ?  p.210-211, ed. Austral 2012

mardi 11 février 2014

La pierre pensante : une expérience de pensée spinoziste réécrite par Ortega y Gasset.

Une fois de plus, partons d'un texte classique, la lettre que Spinoza adresse à Schuller à la fin de 1674 :
" Venons-en aux autres choses créées ( Spinoza vient de traiter de Dieu ) qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe ( ... ) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire." ( p. 1252, éd. La Pléiade )
Cette pierre qui pense s'auto-déterminer alors qu'elle subit sans le savoir l'effet d'une action qu'elle ignore, c'est tout homme chaque fois qu'il s'imagine doté du libre-arbitre, c'est-à-dire d'une volonté causante mais non causée.
Or, je découvre avec plaisir dans la neuvième des conférences données à Madrid par Ortega y Gasset une reprise modernisée de cette même comparaison :
" Si la bala que dispara el fusil tuviese espíritu sentiría que su trayectoria estaba prefijada exactamente por la pólvora y la puntería, y si a esta trayectoria llamáramos su vida la bala sería un simple espectador de ella, sin intervención en ella : la bala ni se ha disparado a sí misma ni ha elegido su blanco. " ( p. 248, ed. Austral )
" Si la balle que tire le fusil avait un esprit, elle sentirait que sa trajectoire est exactement préfixée par la poudre et le tir et si nous appelions cette trajectoire sa vie, la balle en serait un simple spectateur, sans aucune intervention sur elle : la balle ne s'est pas tirée elle-même ni n'a choisi sa cible."
Voilà donc la pierre aveugle devenue balle lucide ! Un spinoziste pourrait en faire l'image de l'homme désillusionné et conscient de n'être pas " un empire dans un empire ". Mais Ortega y Gasset en donne une interprétation radicalement opposée :
" Pero por este mismo a ese modo de existir no cabe llamarle vida. Ésta no se siente nunca prefijada. Por muy seguros que estemos de lo que nos va a pasar mañana lo vemos siempre como una posibilidad."
" Mais pour cela même, ce mode d'existence, il ne convient pas de l'appeler vie. Celle-ci ne se sent jamais préfixée. Aussi sûrs que nous soyons de ce qui va nous arriver demain, nous le voyons toujours comme une possibilité."
Pierre ou balle, c'est l'anti-homme.
Lecteur de Descartes, de Bergson et surtout de Heidegger, Ortega y Gasset, confiant dans la valeur cognitive de la conscience de soi, annonce l'indéterminisme sartrien. Combien de passages de ces conférences amènent à voir les affirmations tranchées, radicales de la conférence sartrienne de 1945, L'existentialisme est un humanisme, comme les expressions d' une variante un peu durcie, plus optimiste, plus légère aussi, du point de vue finalement assez sombre mais quelquefois savoureusement exprimé que le philosophe espagnol soutenait dès 1929 ! Par exemple :
" Vivimos aqui, ahora - es decir, que nos encontramos en un lugar del mundo y nos parece que hemos venido a este lugar libérrimamente. La vida, en efecto, deja un margen de posibilidades dentro del mundo, pero no somos libres para estar o no en este mundo que es el de ahora. Cabe renunciar a la vida, pero si se vive no cabe elegir el mundo en que se vive. Esto da a nuestra existencia un gesto terriblemente dramático. Vivir no es entrar por gusto en un sitio previamente elegido a sabor, como se elige el teatro después de cenar - sino que es encontrarse de pronto, y sin saber cómo, caído, sumergido, proyectado en un mundo incanjeable, en un orbe impremeditado. No nos hemos dado a nosotros la vida, sino que nos la encontramos justamente al encontrarnos con nosotros. Un simil esclarecedor fuera el de alguien que dormido es llevado a los bastidores de un teatro y allí, de un empujón que le despierta, es lanzado a las baterías, delante del público. Al hallarse allí, ¿ qué es lo que halla ese personaje ? Pues se halla sumido en una situación difícil sin saber cómo ni por qué, en una peripecia : la situación difícil consiste en resolver de algún modo decoroso aquella exposición ante el público, que él no ha buscado ni preparado ni previsto. En sus líneas radicales, la vida es siempre imprevista. No nos han anunciado antes de entrar en ella - en su escenario, que es siempre uno concreto y determinado - no nos han preparado ( ... ) La vida nos es dada - mejor dicho, nos es arrojada o somos arrojados a ella, pero eso que nos es dado, la vida, es un problema que necesitamos resolver nosotros ( ... ) Por lo mismo que es en todo instante un problema, grande o pequeño, que hemos de resolver sin que quepa transferir la solución a otro ser, quiere decirse que no es nunca un problema resuelto, sino que en todo instante nos sentimos como forzados a elegir entre varias posibilidades. No es esto sorprendente ? Hemos sido arrojados en nuestra vida y, a la vez, eso en que hemos sido arrojados tenemos que hacerlo por nuestra cuenta, por decirlo asi, fabricarlo. O dicho de otro modo : nuestra vida es nuestro ser. Somos lo que ella sea y nada más _ pero ese ser no est predeterminado, resuelto de antemano, sino que necesitamos decidirlo nosotros, tenemos que decidir lo que vamos a ser."
" Nous vivons ici, maintenant - c'est-à-dire que nous nous trouvons dans un certain endroit du monde et il nous semble que nous sommes arrivés à cet endroit on ne peut plus librement. La vie, en effet, laisse une marge de possibilités à l'intérieur du monde mais nous ne sommes pas libres d'être ou non dans ce monde qui est celui de maintenant. C'est possible de renoncer à la vie, mais si on vit, ce n'est pas possible de choisir le monde dans lequel on vit. Ceci donne à notre existence une allure terriblement dramatique. Vivre n'est pas entrer pour le plaisir dans un endroit préalablement choisi selon nos convenances, comme on choisit le théâtre après le dîner - non, c'est se trouver tout d'un coup, et sans savoir comment, tombé, submergé, projeté dans un monde qu'on ne peut pas échanger, dans un cercle imposé. Nous ne nous sommes pas donné à nous-mêmes la vie, mais nous la trouvons justement en nous trouvant. Une comparaison éclairante serait le cas de quelqu'un qui, endormi, a été conduit dans les coulisses d'un théâtre et là, d'un coup qui le réveille, est lancé sur l'avant-scène devant le public. En se trouvant là, que trouve ce personnage ? Et bien il se trouve plongé dans une situation difficile sans savoir comment ni pourquoi, comme dans un coup de théâtre : la situation difficile consiste à arranger d'une manière honorable cette présence devant le public, qu'il n'a ni cherchée, ni préparée, ni prévue. Essentiellement, la vie est imprévisible. On ne nous a pas annoncés avant d'y entrer - avant d'entrer sur une scène, qui est toujours concrète et déterminée - on ne nous a pas préparés (...) La vie nous est donnée, elle nous est jetée ou nous sommes jetés en elle, mais ce qui nous est donné, la vie, est un problème que nous devons résoudre nous-mêmes (...) Pour la même raison que c'est à chaque instant un problème, grand ou petit, que nous devons résoudre sans qu'il soit possible d'attendre la solution d'un autre être, ce n'est jamais un problème résolu, mais à tout instant nous nous sentons comme forcés de choisir entre diverses possibilités. N'est-ce pas surprenant ? Nous avons été jetés dans notre vie et, en même temps, ce dans quoi nous avons été jetés, nous devons l'arranger pour notre propre compte, pour ainsi dire, nous devons le fabriquer. Ou dit autrement : notre vie est notre être. Nous sommes ce qu'elle est et rien de plus - mais cet être n'est pas prédéterminé, réglé d'avance, non, nous avons besoin d'en décider nous-mêmes, nous devons décider de ce que nous allons être."

lundi 10 février 2014

Ortega y Gasset : le fou comme zombie.

On a sans doute en tête ces lignes de la Première Méditation Métaphysique, où Descartes ne parvient pas à douter de la réalité de son corps :
" Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? "
Lui vient alors à l'esprit le souvenir des fous qui ne se perçoivent pas tels qu'ils sont :
" Si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. "
Suit la phrase qui instaure une séparation tranchée entre lui et ces insensés :
" Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples."
En 1970, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Michel Foucault disait :
" Depuis le fond du Moyen-Âge le fou est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non venue, n'ayant ni vérité ni importance (...) C'était à travers ses paroles qu'on reconnaissait la folie du fou ; elles étaient bien le lieu où s'exerçait le partage ; mais elles n'étaient jamais recueillies ni écoutées. "
Puis le philosophe ajoute :
" On me dira que tout ceci est fini aujourd'hui ou en train de s'achever ; que la parole du fou n'est plus de l'autre côté du partage ; qu'elle n'est plus nulle et non avenue ; qu'elle nous met aux aguets au contraire ; que nous y cherchons un sens, ou l'esquisse ou les ruines d'une oeuvre ; et que nous sommes parvenus à la surprendre cette parole du fou, dans ce que nous articulons nous-mêmes, dans cet accroc minuscule par où ce que nous disons nous échappe."
Tout est fini, oui, quel philosophe du 20ème par exemple aurait pu reproduire le geste cartésien ? Et bien, Ortega y Gasset l'a fait dans sa neuvième conférence, du 14 Mai 1929. Le philosophie, arrivé presque au bout du parcours quasi initiatique qu'il a promis à son public, multiplie les métaphores les plus inattendues pour parvenir à cerner ce qu'est vivre, entendu dans un sens non biologique, non savant. À dire vrai, de manière attendue, il voit le propre du vivre dans la conscience de vivre. On s'attend alors à ce que le philosophe en fasse le propre de l'homme, de tout homme. C'est pour cette raison que l'on reçoit comme un coup de poing ce paragraphe que je cite d'abord en castillan :
" Este verse o sentirse, esta presencia de mi vida ante mí que me da posesión de ella, que la hace " mía " es la que falta al demente. La vida del loco no es suya, en rigor nos es ya vida. De aqui que sea el hecho más desazonador que existe ver a un loco. Porque en él aparece perfecta la fisonomía de una vida, pero sólo como una máscara tras de la cual falta una auténtica vida. Ante el demente, en efecto, nos sentimos como ante una máscara, es la máscara esencial, definitiva. El loco al no saberse a sí mismo no se pertenece, se ha expropiado, y expropiación, pasar a posesión ajena, es lo que significan los viejos nombres de la locura : enajenación, alienado, decimos - está fuera de si, está " ido ", se entiende de sí mismo ; es un poseído, se entiende poseído por otre. La vida es saberse - es evidencial. " ( ed Austral, p. 244-245 )
" Se voir ou se sentir, cette présence de ma vie devant moi qui me donne possession d'elle, qui la fait " mienne " est ce qui manque au dément. La vie du fou n'est pas la sienne , en toute rigueur, ce n'est plus la vie. C'est pour cela que le fait le plus dérangeant qui existe est de voir un fou, parce qu'en lui apparaît parfaitement la physionomie d'une vie, mais seulement comme un masque derrière laquelle manque une vie authentique. Devant le dément, en effet, nous nous sentons comme devant un masque : c'est le masque essentiel, définitif. Le fou, du fait de ne pas se connaître lui-même, ne s'appartient pas, il s'est exproprié, et l'expropriation , le passage en des mains étrangères, est ce que signifient les vieux noms de la folie : l'aliénation, aliéné, nous disons : il est hors de lui, il est " parti ", cela se comprend de soi-même ; c'est un possédé, on comprend : possédé par quelque chose d'autre. La vie, c'est se connaître : c'est évidentiel ( je traduis ainsi car le mot evidencial n'existe pas en espagnol et semble ici repris de l'anglais evidential )
S'il existait un bêtisier philosophique, ce passage n'y aurait-il pas une place ?
Cependant gardons à l'esprit que " grand philosophe qui a dit quelques bêtises " n'est pas un oxymore.
Sans oublier qu'un grand pays philosophique commencera quelques années après cette conférence à priver les fous de la vie, au sens non philosophique du terme, bien sûr.

Commentaires

1. Le mardi 11 février 2014, 21:10 par Please Glance
Mais ce que di Ortega ne me semble pas idiot . Reproduit il le soi-disant geste cartésien dont Foucault soutient ( à tort, voir l'article de JM Beyssade sur la querelle Foucault-Derrida autour de ce passage ) qu'il "exclut" le fou?
Non. Il dit simplement qu' 'il manque au fou la conscience de lui-même, et donc la vie - non pas biologique, mais mentale. Il n'exclut pas le fou, mais dit qu'il lui manque la conscience de soi. C'est contestable , mais il y a un sens dans lequel ce n'est pas absurde de dire cela. Après tout, la folie est une pathologie réelle, et non pas comme le soutenait Foucault, une sorte d'invention.
2. Le mardi 11 février 2014, 21:29 par Philalethe
Je vous accorde que la folie est une pathologie réelle et non une construction sociale mais allez-vous dire que c'est une pathologie qui prive de la conscience de soi et  que le fou n'a pas de vie mentale ? Ça ne suffirait pas de dire que la conscience du fou n'a pas la part de vérité qu'elle pourrait avoir, que sa conscience de soi n'est pas une connaissance de soi ? Et encore il faudrait voir de quels "fous" on parle. Mais de là à  supprimer la vie mentale et à réduire le fou à son masque, ça me semble un peu fort de café, non ? Et si dire que le fou n'est qu'un masque alors que les hommes sains d'esprit ont eux une intériorité, ce n'est pas l'exclure de l'humanité, alors que faut-il faire de plus pour le séparer radicalement des hommes normaux ?
Il me semble qu'on peut être choqué par la présentation  que fait Ortega du fou sans pour autant tomber dans une révision à la hausse délirante (sic) de la maladie mentale.
3. Le mercredi 12 février 2014, 18:40 par Please Glance
Allons donc ! Il dit que le fou est aliéné, étranger à soi. C'est bien vague , j'en conviens, mais cela ne lui interdit pas d'avoir la vie ou la vie mentale au sens des fonctions de la vie. Mais au sens où la vie mentale signifie la pleine responsabilité de ses actions, le fou ne l'a pas. Ortega ne dit pas plus, mais c'est vrai qu'il n dit pas moins
4. Le mercredi 12 février 2014, 18:59 par Philalèthe
Jarnicoton ! Vous avez quelquefois la dent si dure et ici vous faites  une lecture tellement généreuse de Don Ortega ! Il dit textuellement qu'il n'y a pas de vie de l'esprit chez le fou ! En plus, dans la suite de sa conférence, je crains qu'il ne se contredise car il ne définit plus la vie de l'esprit par la connaissance du vrai mais plutôt parce qu'on appellerait l'intentionnalité , ce qui reviendrait à dire que le fou est strictement vide, d'où mon allusion au zombie...
Merci quand même et ne croyez pas une seconde que mon insistance sur ce paragraphe ( qui prête donc à polémique ) traduise mon manque de respect pour l'auteur, qui, je pense, a infiniment à m'apprendre. Simplement le paragraphe me reste à travers de la gorge ; visiblement vous le digérez bien, mais bon vous enlevez les arêtes...
Si par hasard un lecteur systématique d'Ortega se perdait sur cette page, il pourrait nous éclairer sur tout ce que Don José a écrit sur les malades mentaux ! Et on aurait un arrière-plan ! Mais qui sait ? j'ai peut-être bien tort de supposer que vous n'êtes pas ce lecteur-là...

dimanche 9 février 2014

Aristote, fidèle à l'extériorité et Descartes, infidèle mais libéré ! Du réalisme à l'idéalisme via une comparaison souriante...

La conférence qu' Ortega y Gasset donne le 7 Mai 1929 a des accents bergsoniens. Le philosophe castillan dépeint l'homme comme naturellement happé par le monde et les tâches qu'il y poursuit. Mais naît un problème : qu'est-ce qui a rendu possible l' introspection, si contre-nature ?
" Comment l'attention, qui originairement est centrifuge et va à la périphérie ( Ortega vient de comparer l'esprit à un cercle dont le centre est le sujet et la circonférence le point de contact avec le monde ), exécute-t-elle cette invraisemblable torsion sur elle-même et comment le " moi " ( el "yo" ) tournant le dos à ce qui l'entoure ( al contorno ) se met-il à regarder à l'intérieur de lui-même ? Bien sûr il vous viendra à l'esprit que ce phénomène d'introversion présuppose deux choses : quelque chose qui incite le sujet à ne plus se préoccuper ( despreocuparse ) de l'extérieur et quelque chose qui attire son attention à l'intérieur. Notez que l'un sans l'autre ne suffirait pas. C'est seulement quand elle est libérée de son service à l'extérieur que l'attention peut vaquer à autre chose ( vacar a otras cosas ). Mais le simple fait de ne plus s'occuper de l'extérieur ( la simple vacación de lo externo ) ne contient pas en lui-même la découverte et le choix de l'intérieur. " ( ed. Austral, p.193-194 )
Apparaît alors une comparaison qui, presque un siècle plus tard, ne pourrait plus être faite par un philosophe de premier plan que cum grano salis ou, comme on dit, au second degré. La voici d'abord en castillan :
" Para que una mujer se enamore de un hombre no basta que se desenamore de otro : es menester que aquél logre llamar su atención "
Difficile à traduire en respectant la forme car l'opposition amouracher / désamouracher donnerait à l'affection une frivolité que le couple enamorar / desenamorar en espagnol ne véhicule pas :
" Pour qu'une femme tombe amoureuse d'un homme, il ne suffit pas qu'elle cesse d'aimer un autre : il faut que celui-ci parvienne à attirer son attention."
Voici donc l'attention féminisée, prise entre deux réalités masculinisées qui chacune la demande exclusivement : le monde extérieur et l'intériorité. Telle une femme passant d'un homme à l'autre et ne pouvant pas conjuguer deux amours, l'attention doit laisser tomber le réel pour se tourner vers le monde intérieur, attractif. Ainsi Ortega nous glisse-t-il, en prime de l'esquisse de son système, une petite anthropologie, bien discutable certes, du désamour...
Cette métaphore est-elle au service de la pensée du philosophe ou bien l'esprit est-il pensé directement sur le modèle d'une femme inconstante en amour ?
En tout cas, cette femme infidèle représente plus profondément, plus historiquement René Descartes et quand elle était absorbée par son premier amour, c'étaient tous les philosophes antiques, et éminemment Aristote, dont elle était la plaisante image. Mais quand on élabore le sens historico-philosophique de cette comparaison, elle perd en réalité de son exactitude car Ortega fait du christianisme comme du scepticisme ancien les deux médiations qui ont rendu possible le passage de l'extérieur à l'intérieur ( plus précisément le scepticisme détache du monde en faisant douter de la possibilité de sa connaissance et le christianisme, à travers Saint- Augustin attache à l'intériorité, seul interlocutrice possible face à un Dieu nouveau car totalement extra-mondain ).
Je concluerai en mentionnant la description que le philosophe espagnol, poursuivant ce qu'il appelle lui-même (p. 200) ses "navigations passionnées" ( apasionadas navegaciones ) fait de l'amour de l'homme pour la femme :
" Si l'amour envers une femme naît de sa beauté, ce n'est pas le plaisir pris à cette beauté qui constitue l'amour, le fait d'aimer. Une fois éveillé et né, l'amour consiste à dégager ( emitir ) constamment comme une atmosphère favorable, comme une lumière fidèle, bienveillante, dans laquelle nous enveloppons l'être aimé - de sorte que les autres qualités et perfections qu'il y a en lui pourront se révéler, se manifester et que nous les reconnaîtrons (...) L'amour donc prépare les possibles perfections de l'aimé, y prédispose. Pour cela il nous enrichit en nous faisant voir ce que sans lui nous ne verrions pas. Surtout l'amour de l'homme envers la femme est comme une tentative de transmigration, d'aller au-delà de nous, il nous inspire des tendances migratoires."
Si on ne se fixe pas seulement sur l'opposition passablement sexiste entre la femme qui accueille et l'homme qui découvre, on note une conception réaliste de l'amour qui a au moins le mérite de ne pas s'imposer à nous aujourd'hui : contre l'idée lucrécienne d'un amour qui invente des propriétés imaginaires, Ortega défend un amour rendant sensible à des propriétés réelles.
Bien sûr, que se passera-t-il si la femme n'est pas dotée de cette espèce d'appeau qu'est ici la beauté ?